Fort des succès de la CJIP, le législateur envisage aujourd’hui d’en étendre le champ à certaines infractions environnementales.
Pourtant, si de nombreuses questions ont été résolues par la pratique, par les productions du parquet national financier et de l’Agence française anticorruption et par la jurisprudence, certaines restent en suspens pour les entreprises concernées, et le processus d’acculturation qu’exige le choix stratégique de préférer une justice négociée n’est pas encore abouti.
Dans ce contexte, quelles sont les perspectives de la CJIP ?
Notamment, quel est l’avenir de son intégration à la procédure pénale et à la défense pénale des personnes morales et de leurs dirigeants ?
Les CJIP conclues depuis 2017 permettent de dresser le tableau d’un succès politique, au sens où cet outil répond aux attentes du législateur, mais fixent également le cadre pratique du comportement des personnes morales.
Les succès de la CJIP
Les chiffres de la CJIP
Depuis l’entrée en vigueur de la loi Sapin II, le 1er juin 2017, dix CJIP ont été conclues pour un montant total des amendes versées au Trésor public s’élevant à plus de 3 milliards d’euros (3 030 793 632 €), correspondant à des sanctions comprises entre 420 000 € et plus de 2 milliards d’euros1. Au-delà de la conclusion de nombreux accords, l’objectif était notamment d’être en mesure d’appréhender des affaires importantes2.
Cet objectif apparaît atteint. Ainsi, la dernière CJIP conclue avec Airbus impressionne au regard du montant de l’amende versée au Trésor public (2 083 137 455 €) et assoit la compétence des autorités françaises en matière de poursuite et de sanction de ces infractions complexes. « C’est une journée historique. C’est une amende qui sort des sentiers battus », a souligné le procureur de la République financier, Jean-François Bonhert3.
Ce succès s’explique vraisemblablement par une politique pénale favorisant la CJIP. À titre d’illustration, le tribunal correctionnel de Paris a, par jugement du 20 février 20194, condamné la banque suisse UBS à une amende de 3,7 milliards d’euros, conformément aux réquisitions du parquet, après avoir refusé une CJIP dont le montant proposé était moindre (plus d’un milliard d’euros)5. Il confirme ainsi aux personnes morales qui en doutaient qu’était sérieux le risque que l’amende prononcée au contentieux soit plus élevée que la sanction proposée dans le cadre de la CJIP.
Une action efficace dans un contexte contraint
Le procureur de la République financier a été créé par la loi n° 2013-1115 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière et le parquet national financier (PNF) a démarré son activité le 1er février 20146. Sa création participe de l’approfondissement de politiques en faveur de la transparence et de la lutte contre les formes de fraudes les plus graves, portant atteinte aux finances publiques et à la probité.
Aujourd’hui composé de dix-sept magistrats qui bénéficient d’une expérience professionnelle variée (administration des douanes, ministère des finances, Autorité des marchés financiers, parquet JIRS, ancien juge d’instruction économique et financier, magistrat chargé de la coopération internationale, etc.), le parquet national financier s’appuie également sur trois adjoints techniques, six assistants spécialisés, un juriste assistant, et sur des experts techniques indispensables à la compréhension et au traitement optimal des procédures, dans les domaines suivants : droit boursier, droit fiscal, fiscalité internationale, analyse comptable et financière, informatique, ainsi que sur onze fonctionnaires de greffe, garants de la régularité des procédures, qui les assistent dans la réalisation des actes (perquisitions, auditions, etc.) et jouent un rôle clé dans le traitement des demandes d’entraide pénale internationale.
L’expansion et la spécialisation du PNF en seulement trois ans témoignent de l’efficacité dont il a su faire preuve dans l’application du nouveau mode de transaction permis par la CJIP. À titre comparatif, au Royaume-Uni, le SFO a prononcé sept Deffered Prosecution Agreements (DPA)7 depuis l’entrée en vigueur du UK Bribery Act en 2010, contre déjà dix CJIP en France depuis 2014.
La CJIP Airbus et la limitation de l’application extraterritoriale du droit américain
Lors de son adoption, la CJIP a été présentée comme un moyen de concurrencer les instruments de justice transactionnelle en vigueur aux États-Unis et de limiter l’application extraterritoriale du droit américain en matière de corruption internationale8. L’exemple récent de la CJIP Airbus, validée le 30 janvier 2019, démontre que la CJIP est capable de répondre à cette attente.
En effet, la procédure a été menée simultanément en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis. Le PNF avait déjà conclu une CJIP avec la Société Générale intégrant une coopération avec le DoJ et le procureur fédéral de New York9 à la suite d’une enquête ouverte par ces derniers, mais la CJIP Airbus va plus loin en ce qu’elle concrétise une profonde coordination des enquêtes et des accords qui en ont résulté.
Coordination des enquêtes d’abord, puisqu’a été signé un accord d’équipe commune d’enquête (ECE) avec le SFO britannique permettant la mise en place d’une stratégie d’enquête coordonnée ainsi que le partage et l’utilisation des preuves10. Certains éléments d’enquête ont également été partagés avec les autorités américaines.
Coordination des accords, ensuite, puisque la CJIP et les accords conclus respectivement avec le SFO, le DoJ et le DoS (Department of State) ont été signés et validés la même semaine et ont conduit à une répartition du montant des amendes payées au titre des sanctions11.
Plus qu’une simple coordination, le rôle joué par la France dans le cadre de la CJIP Airbus apparaît prépondérant et plus de la moitié de l’amende totale (58 % du total) est revenue aux autorités françaises. En outre, l’Agence française anticorruption (AFA) sera la seule autorité à effectuer le contrôle du programme de conformité d’Airbus. L’AFA en rendra compte au PNF, qui en informera à son tour le SFO et le DoJ12. Ce monopole des missions de vérifications démontre l’importance croissante des autorités régulatrices françaises en matière de corruption. Le procureur de la République financier a d’ailleurs déclaré : « Nous sommes désormais en capacité de travailler à armes égales avec les autorités judiciaires anglo-saxonnes »13.
La CJIP Airbus est également remarquable en ce qu’elle s’est effectuée dans le respect de la loi dite « de blocage » de 196814, dont l’efficacité a largement été remise en cause15. Cette loi interdit la communication ou la recherche d’informations dans le cadre de procédures judiciaires ou administratives à l’étranger sans passer par les canaux de l’entraide internationale. Adoptée dans un contexte de guerre froide, il s’agissait de protéger les entreprises françaises contre les actions engagées à l’étranger, notamment aux États-Unis, et qui auraient pour effet de collecter des renseignements économiques16. La question de l’efficacité de la loi de blocage est toujours ardente, en témoigne les débats sur le rapport Gauvain de juin 201917.
Au cours des investigations dans l’affaire Airbus, on sait « que le PNF a partagé certains éléments de son enquête avec le DoJ. On sait surtout qu’Airbus n’a communiqué aucun élément de preuve directement aux États-Unis »18. Les documents issus de l’enquête interne n’auraient pas été communiqués directement au SFO ou DoJ, mais transmis par Airbus au PNF, qui les a ensuite communiqués aux services britanniques via l’équipe commune d’enquête et aux services américains. La loi de blocage semble donc avoir favorisé la position prépondérante des autorités françaises dans la conduite des investigations dans ce cas d’espèce.
CJIP et principe non bis in idem
En outre, la coordination des enquêtes et des sanctions dans l’affaire Airbus permet de répondre à certaines interrogations liées au respect du principe non bis in idem19 dans le cadre de la CJIP.
En premier lieu, deux solutions se présentent en cas de multiplicité de poursuites dans plusieurs États. La première consiste, en amont des poursuites, en une concertation des États telle qu’exprimée à l’article 4.3 de la Convention de l’OCDE, afin de déterminer lequel est le mieux placé pour mettre en œuvre les poursuites. La seconde est de faire application du principe non bis in idem qui interdit de poursuivre ou de punir une entreprise deux fois pour les mêmes faits. Dans ce cadre, la CJIP contribue au respect de ce principe en permettant une meilleure régulation internationale des poursuites20.
Quant au cumul des amendes avec d’éventuelles sanctions fiscales21 – comme cela a été le cas dans les CJIP Carmignac et Google, il est fait application de la solution du Conseil constitutionnel et de l’exigence de proportionnalité22. La convention rappelle donc systématiquement la règle selon laquelle « le cumul des sanctions pénales [est] admis sous la réserve que le montant global des sanctions éventuellement appliquées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues ».
En effet, les principes tirés de la réserve d’interprétation donnée par le Conseil constitutionnel, et de sa confirmation par la chambre criminelle de la Cour de cassation dans plusieurs arrêts du 11 septembre 2019 sont appliqués23 : le principe de non bis in idem n’est applicable, en France, que pour les tribunaux statuant en matière pénale. Les cas « les plus graves » de manquements et infractions en matière fiscale peuvent faire l’objet d’un cumul de sanctions, à condition de respecter le principe de proportionnalité, et que le montant global des sanctions prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues.
Bilan pratique de la CJIP
L’exigence d’une coopération totale et spontanée
Les lignes directrices rédigées conjointement par l’AFA et le PNF et signées le 26 juin 2019 indiquent que la « coopération de la personne morale aux investigations judiciaires dont elle est l’objet constitue un préalable nécessaire à la conclusion de la CJIP ». Cette exigence de coopération est lourde d’enjeux, puisque « la qualité de cette coopération sera décisive de l’abandon des poursuites et du recours à la CJIP. Elle sera également prise en compte pour la détermination du montant de l’amende d’intérêt public (par l’application d’un coefficient de minoration) »24.
Cette exigence de coopération totale de la personne morale comme « un préalable nécessaire à la conclusion d’une CJIP »25 fait ainsi écho au fonctionnement des mécanismes étrangers équivalents26.
Plus encore, le PNF attend un comportement spontanément vertueux et des garanties de coopération27. Citant l’exemple d’Airbus qui a très tôt pris l’attache des autorités britanniques, le PNF indique d’abord attendre de la personne morale qu’elle ait une « attitude proche de l’autoaccusation »28. Il s’agit pour l’entreprise de signaler elle-même les infractions au parquet.
Ainsi, si la révélation spontanée n’est pas présentée comme un prérequis indispensable à la négociation d’une CJIP dans les lignes directrices, ces dernières indiquent toutefois clairement qu’elle constitue l’un des principaux facteurs pris en compte par le PNF. Cette approche coïncide avec celle qui prévaut au Royaume-Uni, où la révélation des faits reprochés n’est pas indispensable à l’obtention d’un DPA, mais l’entreprise devra probablement combler cette lacune par la suite en faisant preuve d’une coopération accrue. Aux États-Unis, le DoJ s’est également efforcé d’encourager la coopération des personnes morales aux investigations et la révélation spontanée des faits29.
En pratique, il faut alors que l’entreprise « accepte d’ouvrir ses archives et ses dossiers et […] aide [le parquet] à identifier, assez rapidement, les domaines litigieux relatifs à son passé. Elle doit […] confier [au parquet] les documents et données utiles et [l’]aide à les exploiter »30.
Ainsi, dans le cadre de la dernière CJIP conclue avec Airbus, l’entreprise avait accepté de coordonner l’enquête interne – qu’elle avait initiée de son propre chef – avec l’enquête pénale. Airbus a ainsi pris l’engagement de coopérer avec l’ECE et lui a communiqué de nombreuses informations, notamment des présentations détaillées des résultats de l’enquête interne31. Cette coopération a au final permis à Airbus de bénéficier d’une réduction de 50 % du montant de la pénalité complémentaire.
Elle pourrait permettre aux entreprises d’espérer une réduction de la pénalité de 100 % si elles révèlent elles-mêmes les faits au parquet32. À notre connaissance, ce cas de figure ne s’est pas encore produit.
La coopération tardive n’empêche toutefois pas définitivement la conclusion de la CJIP, comme l’illustre l’exemple de la SAS Egis Avia, qui n’a collaboré avec le parquet qu’après qu’un nouveau dirigeant avait été désigné et pris la décision de coopérer. Dans cette affaire, le PNF a fait preuve de souplesse en acceptant la CJIP, tout en prenant en compte la tardiveté de la collaboration de la société au titre des facteurs aggravants qui justifient une pénalité complémentaire33. Ce constat souligne toutefois l’intérêt pour un nouveau dirigeant de dénoncer et reconnaître des infractions antérieures dont il aurait connaissance, quand bien même la justice en serait déjà informée. Cet intérêt peut se justifier naturellement mais entre en opposition frontale avec les choix stratégiques et de gouvernance privilégiés par une ancienne direction.
La date à laquelle l’entreprise acceptera de coopérer et, partant, la date à laquelle la conclusion d’une CJIP sera proposée auront toutefois des incidences en termes de confidentialité. En effet, aux termes de l’article 41-1-2, III, alinéa 2, du code de procédure pénale, il est prévu que « si le président du tribunal ne valide pas la proposition de convention ou si la personne morale exerce son droit de rétractation, le procureur de la République ne peut faire état devant la juridiction d’instruction ou de jugement des déclarations faites ou des documents remis par la personne morale au cours de la procédure prévue au présent article ».
Toutefois, selon l’AFA et le PNF « [c]ette disposition concerne les documents et informations transmis au parquet après formalisation d’une proposition des CJIP […]. En revanche, l’article 41-1-2 du code de procédure pénale n’affecte pas la possibilité pour le parquet de faire usage des documents et informations transmis par l’entreprise ou son conseil dans le cadre de la phase d’enquête, laquelle est nécessairement antérieure à la formalisation d’une proposition de CJIP et donc à la procédure prévue à l’article 41-1-2 du code de procédure pénale »34.
Il convient donc, dans le cadre d’une CJIP, d’être particulièrement vigilant quant à l’ampleur des données transmises aux autorités, sans remettre en cause l’engagement de coopération. Cet équilibre peut se révéler périlleux et demande une attention constante. Cette problématique de confidentialité est notamment cruciale si plusieurs autorités de régulation ou judiciaires sont impliquées dans les investigations et dans la résolution d’un accord avec l’entreprise visée.
Dans un troisième temps, la conclusion de la CJIP suppose que la personne morale accepte les sanctions proposées par le PNF, à savoir le paiement de l’amende et le programme de mise en conformité35 ; celles-ci pourront pourtant faire l’objet d’une négociation sur la base d’expertises financières et comptables, qui font désormais partie des compétences que les entreprises devront solliciter.
Les compétences sollicitées
Le dispositif de la CJIP ne s’arrête pas aux règles de procédure pénale et touche à des domaines très divers.
En premier lieu, la conclusion de la CJIP comprend la cruciale négociation de l’amende d’intérêt public. Le calcul de l’amende, et notamment de l’avantage tiré des manquements constatés qui constitue une part non négligeable de son montant, exige une analyse complexe qui nécessitera l’intervention d’économistes et de spécialistes de la comptabilité.
En deuxième lieu, le déroulement de l’enquête interne menée par l’entreprise pourra emporter des conséquences en matière de ressources humaines, dans la mesure où les personnes physiques impliquées dans les faits sont susceptibles d’être entendues, voire écartées de l’entreprise.
En troisième lieu, la négociation de la CJIP exige de maîtriser les procédures d’enquête interne et, partant, d’avoir réglé les problématiques de ressources humaines, de protection des données à caractère personnel et de confidentialité y associées.
En effet, il ressort des lignes directrices que le « parquet attend de la personne morale qui souhaite bénéficier d’une CJIP qu’elle ait elle-même activement participé à la manifestation de la vérité au moyen d’une enquête interne ou d’un audit approfondi sur les faits et les dysfonctionnements du système de conformité qui en ont favorisé la commission ». L’avocat au fait de l’ensemble de ces nouvelles pratiques36 occupera un rôle essentiel dans les relations entre la personne morale et les autorités de poursuite. De plus, la révélation d’informations au parquet à la suite de l’enquête interne nécessitera une expertise en matière de données personnelles, qui sera d’autant plus importante dans des affaires transfrontalières que les régimes de protection des données des différents États sont souvent contradictoires37.
Enfin, la conclusion d’une CJIP emporte bien souvent l’obligation pour la personne morale, en sus du paiement d’une amende, de mettre en place un programme de mise en conformité robuste afin de la prémunir contre d’éventuelles récidives. Il ressort en effet de la pratique des CJIP que l’entreprise est systématiquement soumise à un programme de mise en conformité lorsque sont en cause des faits de corruption38.
Ce programme peut avoir été mis en place avant la conclusion de la CJIP. Tel était par exemple le cas dans les CJIP Kaeffer Wanner, Airbus et Egis Avia. Dans les deux premiers cas, cette circonstance est un facteur de diminution de l’amende, et, dans le troisième cas, elle conduit même le PNF à exclure cette peine complémentaire.
Dès lors, le succès de la conclusion d’une CJIP ainsi que sa bonne application nécessitent la maîtrise d’un large éventail de compétences.
Le bilan positif de la CJIP pour les pouvoirs publics invite à en pérenniser l’utilisation, voire à en élargir le champ. Il convient donc de s’interroger sur les perspectives qui s’offrent à cet outil de négociation.
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