Le titre du livre pose frontalement la question délicate du statut réel des femmes et des hommes qui s’y croisent. Sont-ils des innocents ? Sont-ils traités comme tels ?
Car, sans nous en rendre compte, nous sommes confrontés, au fil d’histoires individuelles souvent bouleversantes, à ceux que notre procédure pénale sépare en deux groupes bien distincts. Dans le premier, on retrouve tous ceux qui ont subi une détention provisoire et que la justice n’a finalement pas pu, ou su, condamner définitivement. Le second est réservé à ceux que la loi elle-même désigne comme de véritables innocents, après qu’ils aient obtenu la révision ou le réexamen d’une condamnation jusqu’alors définitive. Il y a ainsi, en l’état de notre droit, les anciens détenus provisoires que la justice, comme à regret, ne peut pas condamner et ceux qu’exceptionnellement, elle drape des vertus d’une innocence homologuée.
En une année d’audiences, Mathieu Delahousse n’aura finalement, c’est tout le paradoxe du titre de son ouvrage, croisé aucun innocent au sens de notre droit. Ceux qu’il a vus, dont les vies bousculées par la détention ont été décortiquées devant lui, ou ceux qui ont déserté le banc des victimes de la justice, laissant leur avocat exposer leurs souffrances, sont tous issus de la cohorte des anciens détenus provisoires, autorisés par la loi à solliciter leur indemnisation en raison de la fin des poursuites les ayant concernés, soit qu’un non-lieu a été prononcé en leur faveur, soit qu’ils ont été définitivement relaxés ou acquittés.
L’auteur est alors obligé de puiser dans le passé des procès révisés pour évoquer certains des innocents des crimes qui leur avaient été reprochés et dont les noms symbolisent à eux seuls les erreurs judiciaires. Par ordre d’apparition, on croise ainsi les destins tortueux de Patrick Dils (acquitté en 2002), Roland Agret (en 1985), Marc Machin (2012) et Loïc Sécher (2011). La liste n’étant pas très longue, le journaliste aurait tout autant pu présenter les sept seuls autres membres du cercle très restreint des condamnés pour des crimes qui ont été innocentés depuis 1945 : Jean Dehays (1955), Renée Laffite (1956), Kurt Schaefer (1990), Rida Daalouche (1999), Guilherme Ventura (2010), Abderrahim El Jabri (2014), Abdelkader Azzimani (2014) et Christian Iacono (2014).
C’est par une erreur commune, mais très significative pour le juriste, que Jean-Marie Deveaux est présenté comme « le tout premier des innocents ayant obtenu réparation » (La Chambre des innocents, op. cit., p. 180). En réalité, à s’en tenir à notre liste, ce titre appartiendrait à Jean Dehays, injustement condamné en 1949 à vingt ans de travaux forcés pour un meurtre et une tentative. Les véritables auteurs ayant été retrouvés et condamnés, il sera libéré en 1952 puis acquitté en 1955, après avoir bénéficié de la première révision intervenue après guerre, et il sera indemnisé à hauteur de cinq millions de francs de l’époque. De son côté, la condamnation de Jean-Marie Deveaux ne fut pas révisée mais il obtint, en 1969, l’organisation d’un second procès d’assises, après que la Cour de cassation eut tardivement annulé sa condamnation sur un pourvoi formé dans l’intérêt de la loi par le garde des Sceaux René Capitant, pour un vice de procédure. La même voie procédurale aboutit à l’acquittement de Guy Mauvillain en 1985.
La ligne tracée par le législateur, outre le titre envié d’innocent, délimite plus prosaïquement l’étendue de la réparation à laquelle, selon que l’on est dans l’un ou l’autre groupe, il sera possible de prétendre. Comprendre les raisons de cette distinction, constater l’ostracisation des premiers au profit des seconds ne peut que nous conduire à nous interroger sur le caractère obsolète de cette différence de statut et de traitement.