Bien sûr, il s’agit de substitutions, au sens du droit des successions. Le ton est donné. Les affaires semblent techniques. Peut-être l’activité est elle-même quelque peu désuète. On imagine ici une atmosphère probablement funèbre, en tout cas lugubre. Par ailleurs, ce n’est pas nécessairement à cette institution spécifique que l’on songe immédiatement si l’on s’intéresse au système judiciaire de l’état de New York. Pour autant, lorsque l’on commence à étudier de plus près cette juridiction singulière, une fois que l’on explore le New York Times de l’époque comme celui d’aujourd’hui, l’on se rend vite compte qu’il y règne un parfum inhabituel, quelque peu sulfureux à certains égards. Au vrai, depuis les années 1950, la cour rencontre de nombreuses critiques, parfois radicales. Et poursuivant plus encore l’étude, on s’aperçoit que la juridiction est liée à un immeuble magnifique du sud de Manhattan, figurant sans nul doute parmi les plus beaux exemples de cette architecture du New York florissant de la première moitié du XIXe siècle.
Pénétrer dans le Hall of Records, en pleine semaine, est une expérience curieuse. La première impression après avoir franchi les portes de ce bâtiment abritant la fameuse Surrogate’s Court du comté de New York est celle d’une relative quiétude, d’un calme retrouvé après la frénésie alentour du Civic Center. Et ce sentiment s’accroît, une fois traversées les formalités de sécurité, lesquelles ne sont pas très longues, compte tenu de la faible fréquentation qui caractérise les lieux. Le contraste entre l’extérieur et l’intérieur est saisissant. Le bâtiment se trouve en plein cœur du quartier municipal, non loin du Brooklyn Bridge. Au croisement de Chambers Street et de Centre Street, l’immeuble est élégamment adossé, lorsqu’on se place du côté du parc de l’hôtel de ville et que l’ensemble s’offre à l’œil du passant, à l’impressionnant Manhattan Municipal Building, un gratte-ciel haut de 177 mètres et de quarante étages. La mairie n’est pas loin, le va-et-vient est constant entre les deux immeubles municipaux occupés par de nombreux services de la ville. À deux pas, sur Foley square, la New York County Supreme Court, magistralement immortalisée par le plan-séquence d’ouverture de Douze hommes en colère (1957), est aussi une véritable fourmilière qui draine un passage quotidien impressionnant. Wall Street, de surcroît, est proche. En bref, le quartier est pour le moins animé, survolté, en permanence dans l’agitation enfiévrée et l’atmosphère d’une journée de travail, si bien que l’on en vient à se demander si le concept d’heure de pointe existe encore à NYC. Dans ces conditions, dans ce joli bâtiment, le Hall of Records, on s’attend à retrouver la même ambiance, la même effervescence caractéristique de ce bouillonnant sud new-yorkais.
Rien de tout cela au sein de la Surrogate’s Courthouse1. Le hall est vide. Quelques personnes le traversent, sans empressement. On est bien loin de l’activité qui caractérise la NY County Supreme Court, où la vie judiciaire du comté semble en partie se concentrer. Sur la gauche, en entrant, se trouvent situées les archives municipales de New York. Elles sont déjà un trésor à elles seules. Puis le reste du bâtiment est en partie occupé par cette juridiction méconnue et discrète qu’est la Surrogate’s Court, spécialement les derniers étages où se situent les salles d’audience. Ce curieux tribunal des successions manifeste une réelle originalité. À l’abri d’un bâtiment fascinant, il fait figure d’objet unique dans le paysage judiciaire américain.
C’est peut-être l’endroit lui-même qui donne cette première impression saisissante. Dans son environnement immédiat, le Hall of Records est une sorte de joyau dans un écrin. L’immeuble est le représentant le plus éclatant du style Beaux-Arts triomphant ; il est l’expression caractéristique de ce mouvement architectural qui envahit New York à cette époque et constitue l’un des premiers projets d’importance de la ville pour « revitaliser » le Civic Center2. La construction des lieux n’a pas été simple. Des considérations politiques s’en sont mêlées et des soupçons de corruption se sont par la suite élevés. Dès 1871, l’objectif était de construire un bâtiment destiné à conserver les archives de la ville ainsi que des documents de haute importance. L’ancien immeuble, qui abritait une prison pour dette, avait été considéré comme insuffisamment résistant à l’épreuve du feu3, de telle sorte que la construction d’un nouvel édifice s’est imposée4. En mai 1897, le maire de New York, Josiah Strong, nomme un architecte remarqué, John R. Thomas (1848-1901)5, déjà connu pour avoir réalisé un pénitencier à Elmira, mais surtout parce qu’il avait été chargé de l’agrandissement de la bourse de New York. Le talent de Thomas avait d’ailleurs été reconnu, devant un jury particulièrement sévère, à l’occasion d’un prix organisé pour la construction d’un nouveau bâtiment pour la mairie, qu’il avait gagné6. Un veto avait été apposé à ce projet et l’on n’avait donc guère trouvé d’autres moyens pour compenser la déception qu’avait dû connaître Thomas que de lui confier la supervision de ce projet d’envergure. Du reste, la nomination de l’architecte, à l’époque, a emporté son lot de critiques, notamment parce qu’il n’avait pas suivi un habituel processus de mise en concurrence7. Thomas était peut-être bon, mais la méthode, chez certains, a eu beaucoup de mal à passer. Quoi qu’il en soit, il dessine les plans et les travaux commencent. Il demeure que l’architecte n’a pu achever son projet, décédé en 1901. Sur insistance du maire Van Wyck, ses remplaçants, Horgan et Slattery, furent nommés dans la foulée et finirent le projet quelques années plus tard, en 1907.
Le projet conçu par Thomas est splendide. L’élégance des lignes adoucit l’aspect imposant du bâtiment. Composé de trois niveaux d’étages, le deuxième est rehaussé, à l’extérieur, d’une jolie série de colonnes corinthiennes, en haut desquelles se situe un programme de sculptures représentant des personnalités emblématiques de la ville de New York, comme Peter Stuyvesant, ou encore des maires importants, à l’instar d’Abram Stevens Hewit ou de Philip Hone. L’architecture des lieux s’inscrit dans cette volonté de célébrer New York. En vérité, l’architecture symbolise le lieu, peu importe que l’édifice soit à vocation historique ou judiciaire, ou les deux en même temps. Les sculptures sont de deux artistes en vogue à l’époque : Henry Kirke Bush-Brown – le contrat avait déjà été signé du temps de Thomas – et Philip Martiny, lequel avait été ensuite engagé par Horgan et Slattery. Au premier niveau, les deux sculpteurs ont signé de splendides allégories (la loi, la philosophie, etc.). En témoigne aussi cette splendide New York in the Dutch Times, située sur l’entrée sud et exécutée par Martigny. À l’intérieur, l’élégance est encore de mise et le visiteur se trouve confronté à une finesse d’exécution dans ce hall de marbre, construit sur trois niveaux. Les mosaïques murales, représentant un cycle zodiacal, sont de la main de William De Leftwich Dodge, dont on peut encore admirer les compositions à la Bibliothèque du Congrès ou au Metropolitan. Enfin, l’escalier magnifique, tout en marbre, se dirige vers les étages supérieurs, là précisément où se situe la Surrogate’s Court, sur laquelle tout observateur étranger ne peut manquer de se retourner lorsqu’il vient à prendre connaissance de son existence. Les salles d’audience y sont ornées de jolies boiseries, ajoutant à l’atmosphère particulière des lieux.
Calme, luxe, marbre et bois. Tout dans cet endroit, situé en plein milieu de l’agitation du croisement de Chambers et de Centre Street, donne l’impression apaisée du refuge d’un club, de l’ordre de ceux que l’on retrouve sur la cinquième avenue ou sur Central Park South, et l’on ne saurait être étonné que le célèbre quotidien new-yorkais évoque la notion de « court’s clubby atmosphere »8. Cette dimension des lieux se retrouve probablement dans la perception que l’on se fait de la juridiction.