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À la 17e, les visages de la haine en ligne

Cinq prévenus étaient jugés à Paris pour des tweets visant les personnes d’origine asiatique. Une affaire typique des futurs dossiers du nouveau pôle dédié à la lutte contre la haine en ligne.

par Gabriel Thierryle 25 mars 2021

Ce sont cinq jeunes hommes, tous étudiants, l’un dans une école prestigieuse, Science-Po, l’autre en deuxième de droit – il se destine à un métier de la justice, policier ou juge d’instruction, il ne sait pas encore. Ce sont les visages penauds, ce mercredi 24 mars, de la haine en ligne. Ils sont poursuivis devant la 17e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris pour des tweets haineux. Les poursuites se partagent entre l’injure publique envers un groupe de personnes à raison de son origine, pour deux d’entre eux, et la provocation publique non suivie d’effet en appelant directement à commettre des infractions d’atteinte volontaire à l’intégrité de la personne pour les trois autres.

Le 28 octobre 2020, Emmanuel Macron annonce le reconfinement des Français. Sur le réseau social Twitter, un vent nauséabond de messages haineux se lève. Il vise les personnes d’origine asiatique, sommées de répondre des effets du coronavirus et ciblées par des appels à la violence. Autant de messages qui suscitent l’indignation. Les alertes à la plateforme Pharos seront suivies de signalements au parquet. Soit, à peine cinq mois plus tard, un dossier judiciaire de plus de 500 pages, neuf comptes Twitter identifiés à la suite des réquisitions auprès de la société californienne. Ils sont au nom de cinq majeurs et quatre mineurs – trois comptes ne seront eux finalement pas attribués. Une célérité rare saluée par les parties civiles, alors que la coopération laborieuse des réseaux sociaux est d’habitude pointée par les spécialistes. C’est aussi l’une des premières affaires suivies par le nouveau pôle national spécialisé contre la haine en ligne, mis sur pied par une circulaire à la fin novembre, un mois après les faits. Ce qui donne au dossier les allures d’une première – ce qui n’est pas le cas sur le plan juridique.

« Mes followers me connaissent »

Alexis est le premier des cinq prévenus à être entendu par le tribunal. Le jeune homme, étudiant dans une école d’ingénieurs de Cergy, a appelé à rayer la Chine de la carte. Après avoir été notifié que son tweet avait enfreint les règles du réseau social, il supprimera son message. « J’ai suivi le mouvement bêtement sans réfléchir, j’ai vu d’autres personnes avoir ce genre de propos, explique-t-il à la barre. C’était un tweet bête et irréfléchi, sans aucune volonté de généraliser » à l’encontre des personnes d’origine asiatique.

— Vous auriez hurlé dans la rue les mêmes propos ?, demande le premier juge rapporteur.

— Non, dans la rue, on aurait pu m’entendre, répond benoîtement l’étudiant. Sur mon compte, j’ai seulement une trentaine de followers – les personnes suivant son fil de messages –, qui me connaissent.

Dylan, un grand gaillard qui se courbe vers le micro, partageait lui un compte Twitter, créé par une amie, avec une vingtaine de potes. Son premier compte avait été suspendu par le réseau social à la suite d’insultes. Adressées à des amis, minimise le jeune homme qui hésite aujourd’hui entre un engagement dans l’armée de terre et un nouveau BTS dans le commerce. Avec son message appelant à frapper des « Chinois », il a voulu, en cette fin octobre, faire un clin d’œil à une référence humoristique à une citation célèbre dans un art martial. Arnaud, l’étudiant en droit, qui pensait avoir envoyé son message en privé pour charrier un ami, a, lui, supprimé son message. Puis son compte, qui le « parasitait par rapport à son travail ». Imad, de son côté, est le seul à contester être l’auteur du tweet qui lui vaut les poursuites. Le message litigieux appelant à tabasser des personnes étudiant le « chinois » aurait été envoyé par Zak, un ami virtuel qui vit aux États-Unis avec qui il échange depuis cinq ans, son comparse d’un compte Twitter se voulant humoristique comptant 60 000 abonnés.

Un seul prévenu représenté

Ziad, étudiant à Science-Po Paris, est le seul à s’excuser spontanément à la barre. C’est aussi le seul à être représenté par un avocat, le père d’un de ses amis, Me Olivier Kuhn-Massot.

— J’interagissais régulièrement avec la personne qui a écrit le tweet auquel j’ai répondu, confie, contrit, le jeune homme qui a surenchéri à un premier message haineux. Quand j’ai vu son tweet, j’ai été guidé par mes émotions à cause du contexte, de la pandémie. Mais je ne suis pas le seul étudiant pour qui cette période est compliquée. J’ai fait l’erreur de mal réagir.

Le juge rapporteur l’interroge sur sa pratique de Twitter.

— C’est quoi l’idée sur Twitter, être relayé ? Pensez-vous que le réseau social incite à une sorte de surenchère ?

— Je vais dire oui, car on a parfois envie d’avoir un maximum d’interactions, cela peut conduire à tenir des propos choquants ou qui interpellent, répond-il.

Des déclarations diversement accueillies par les parties civiles. « Pour certains des prévenus, je ne suis pas sûr qu’il y ait une prise de conscience très forte, entre cette référence à l’humour ou à la colère contre la pandémie », relève le président de SOS Racisme, Dominique Sopo. « Twitter, c’est la foule moderne, ajoute l’avocat de l’association, partie civile. Mais la foule, ce n’est pas une excuse. On essaye de vous faire croire que c’est le procès des réseaux sociaux, mais non, c’est celui de simples racistes ordinaires. L’invocation de l’humour est l’expression d’un racisme décomplexé, peut-être l’une des spécificités du racisme antiasiatique, alors qu’on sait que les conséquences sont extrêmement graves. » Même interrogation pour Me Soc Lam, qui représente l’Association des jeunes chinois de France. « Je n’ai pas vu le moindre trait d’humour, seulement des appels à la haine et des messages gratuits, souligne le conseil. Ils n’ont pas conscience de la gravité des faits. Un seul est venu avec un avocat alors qu’ils risquent cinq ans d’emprisonnement. »

Jugement exemplaire ou signal fort ?

Car ces prévenus qui « regardent leurs chaussures, qui ont dû mal à articuler et qui rappellent que ce n’était que des mots », observe Me Éric Morain, ont-ils conscience qu’avec « leur souris, une connexion, on a une arme, et que c’est quelque chose qui peut blesser » ? Une arme tranchante, susceptible d’être à l’origine des pires violences – la référence à Samuel Paty sera rappelée à plusieurs reprises –, qui poussera l’une des parties civiles à suggérer des condamnations exemplaires. « On ne vous demande pas un jugement exemplaire, mais je pense qu’une peine de prison avec sursis pourrait être adaptée », corrigera quelques instants plus tard Me Franck Serfait, le conseil du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme, tandis que Me Soc Lam appellera le tribunal à donner un « signal fort ».

C’est la cheffe de la section presse et protection des libertés – dont dépend le pôle dédié à la lutte contre la haine en ligne –, la magistrate Aude Duret, qui vient porter l’accusation. À l’issue de son réquisitoire, elle demande une condamnation et, comme peine, un stage de citoyenneté pour chacun des prévenus. Une façon, explique-t-elle, de sortir « de l’inconséquence » et de la croyance dans l’impunité de la publication de ce type de tweets « constitutifs du discours de haine ». « Qu’il y ait 30 followers ou 60 000, il faut réfléchir avant de faire un tweet », indique-t-elle à l’adresse des prévenus.

Unique avocat en défense, la parole de Me Olivier Kuhn-Massot porte symboliquement au-delà de son seul client. À propos de ce procès de l’irresponsabilité – les auteurs des tweets ont découvert bien trop tard que leurs écrits pouvaient blesser –, il souligne deux absences. Celle de ceux qui ont relayé ces messages, non poursuivis. Et celle des auteurs des messages les plus haineux, relevant des juridictions pour mineurs. Puis, la robe noire brosse le portrait de son client, un étudiant modèle, orphelin de père, « un exemple de l’école de la République », qui, de honte, a tu cette histoire auprès de sa famille. « Il est venu pour assumer ses responsabilités et moi sauver ce qui peut l’être : il ne faut pas qu’il soit exemplaire au carré », résume-t-il. À sa suite, les quatre prévenus, sans avocats, s’excusent avant de se défendre laborieusement en quelques mots. L’un des prévenus, dont l’avocate était indisponible cet après-midi – il ne dresse pas un portrait flatteur de son conseil –, mais qui avait finalement accepté d’être jugé, glisse en substance que, s’il n’a pas demandé de report, c’est parce qu’il a été intimidé par la marche de la justice. Laissant un goût d’inachevé à cette audience à la valeur pédagogique pourtant très attendue.

Le jugement sera rendu le 26 mai.