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22 000 suppressions d’emplois, « une fois annoncé publiquement, c’est une cible »

Sept anciens hauts dirigeants de France Télécom sont jugés pour « harcèlement moral au travail », par la mise en place d’une politique interne d’entreprise. Dans ce contexte, dix-neuf employés se sont suicidés en 2008 et 2009, imputant leur geste à France Télécom. Jeudi 16 mai, le tribunal s’est penché sur l’objectif de 22 000 suppressions d’emplois.

par Julien Mucchiellile 17 mai 2019

Pour déterminer si un harcèlement moral découle de la politique d’entreprise conçue et mise en œuvre par les dirigeants, le tribunal correctionnel de Paris, où sept prévenus comparaissent pour « harcèlement moral au travail » au sein de l’entreprise France Télécom sur la période 2007-2010, se doit de prendre de la hauteur pour « resituer le contexte ». Le contexte, pour cette si grande entreprise plombée par les dettes et une organisation héritée d’un système administratif, débordée sur le marché des nouvelles technologies par des concurrents plus novateurs et mise à mal par la politique « pro concurrence » insufflée par la Commission européenne, est difficile. Didier Lombard, aujourd’hui prévenu et jadis président-directeur général, devait sauver le mastodonte et, pour cela, avec ses collaborateurs, il a mis en place le plan Next, qui comportait un volet social, le plan Act. Ce bouleversement économique impliquait une réorganisation profonde, impliquant la baisse drastique des fonctionnaires et, nécessairement, la baisse globale des effectifs. Il ressort du dossier que l’objectif était la suppression « nette » de 16 000 emplois : 22 000 départs, 6 000 recrutements, sur la période 2006-2009. Ce plan a été respecté. Mais les prévenus contestent qu’il ait été un objectif à part entière. « Comment est sorti ce chiffre de 22 000 ? », demande la présidente à Didier Lombard. « J’ai demandé en 2005 quel était le chiffre prévisionnel, et celui-ci était étayé par des données sur la période antérieure », répond-il. Pour l’ancien PDG, c’était la conjoncture économique mondiale et l’ordre naturel des choses qui étaient la cause des bouleversements de carrières, et certainement pas un plan élaboré de suppressions d’emplois. Selon lui, cette réduction des effectifs résultait de la réorganisation de l’entreprise et s’expliquait par une pyramide des âges atypique. Il précise : « Il y a eu une vague de recrutements dans les années 1975, pour l’établissement de lignes téléphoniques – de 6 à 20 millions d’abonnés sous Valéry Giscard-d’Estaing – et une autre dans les années 1980, pour la mise en place du câble ». La pyramide des âges s’en trouvait « gonflée », il en résulte que le « départ naturel  » des représentants de ces tranches d’âges allait nécessairement provoquer une baisse nette des effectifs. Les plus de 55 ans se voyaient proposer un « congé de fin de carrière ». D’autres étaient accompagnés pour changer de métier ou profitaient de mobilités internes. C’est ce que Didier Lombard appelle « départs naturels », des départs d’employés faisant suite à la réorganisation de l’entreprise, une réorganisation qui dépasse le simple horizon du plan Next et qui résulte de la conjoncture économique globale. « Ce serait seulement les nouvelles technologies qui les pousseraient à partir ? », s’étonne la présidente. « Et pourquoi vous ne demandiez pas aux gens s’ils voulaient partir ? – Mais ce que vous décrivez est quasiment une agression, vous ne pouvez pas envoyer un message comme celui-là. » Il image : « Si la direction vient et dit “tiens tiens, vous pourriez peut-être faire autre chose”, ça, c’est pas bien ». Sa position est claire : il n’y a pas eu de plan de suppression de 22 000 emplois. « Le plan Next, ce n’est pas faire partir 22 000 personnes, c’est recomposer une entreprise. »

Le dossier révèle un document établissant des prévisions fin 2005 : 9 600 suppressions en 2006, 6 000 en 2007, 6 000 en 2008. Puis l’entreprise a annoncé cette estimation en conférence de presse le 14 février 2006. Mais Didier Lombard, tout comme son directeur général Louis-Pierre Wenes et d’autres prévenus, soutient que ce chiffre résulte d’une simple cohérence avec un plan global, plutôt que d’un objectif à atteindre.

L’ancien directeur des ressources humaines Olivier Barberot, également prévenu, est interrogé sur ce point. « Ce chiffre en tant qu’estimation ne m’a pas paru aberrant. Le chiffre de 22 000, c’est une trajectoire, mais une fois qu’on a lâché ce chiffre, c’est difficile de s’en défaire. Une fois annoncé publiquement, c’est une cible. » Les parties notent que c’est la première fois qu’il parle en ces termes, qui font du chiffre de 22 000 suppressions un objectif précis de réduction des effectifs et non une évaluation des « départs naturels ». Dans d’autres documents examinés à l’audience, datant de 2008 et 2009 et classés « secret », figure un bilan des réductions d’effectifs. Les objectifs y sont décrits comme atteints, voire dépassés (réalisés à 103 % : « 22 450 suppressions vs 21 800 »). « Un document préparé par les ressources humaines en vue du conseil central d’entreprise, pour la “commission emploi” », explique Olivier Barberot, qui n’en apparaît pas moins comme des résultats d’objectifs.

Ce détail a son importance, car pèse sur les prévenus le soupçon d’avoir appliqué une politique brutale de suppression des effectifs, et l’existence même d’un plan de réduction important, dans une période donnée, pourrait relever de cette politique qui, prise dans son ensemble, serait constitutive de harcèlement moral au travail. C’est dans ce contexte qu’en 2008 et 2009, dix-neuf salariés se sont suicidés, douze ont tenté de le faire et huit ont subi un épisode de dépression ou ont été en arrêt de travail.