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Absence de prescription des discriminations continuant à produire leurs effets

N’est pas prescrite la discrimination s’étant poursuivie tout au long de la carrière de la salariée en termes d’évolution professionnelle, tant salariale que personnelle, et dont il résulte que les faits sur lesquels se fonde la salariée n’ont pas cessé de produire leurs effets avant la période non atteinte par la prescription.

par Marie Peyronnetle 28 avril 2021

Il est rare que la Cour de cassation se prononce sur la prescription applicable en matière de discrimination. Les quelques décisions référencées dans le code du travail sont antérieures à la réforme des délais de prescription issue de la loi du 17 juin 2008. À l’époque, les faits de discrimination bénéficiaient de la prescription trentenaire de droit commun (Soc. 15 mars 2005, n° 02-43.560, D. 2005. 1053, obs. E. Chevrier ; ibid. 2499, obs. B. Lardy-Pélissier et J. Pélissier ; Dr. soc. 2005. 827, obs. C. Radé ; RTD civ. 2006. 303, obs. J. Mestre et B. Fages  ; SSL 2005, n° 1225, p. 20, note Sargos). Ce format permettait d’apprécier la discrimination sur un temps long, ce qui se révélait fort utile pour établir une discrimination portant sur l’évolution de carrière. La chambre sociale avait d’ailleurs permis qu’un juge puisse apprécier la réalité de la discrimination subie au cours de la période non prescrite en procédant à des comparaisons avec d’autres salariés engagés dans des conditions identiques de diplôme et de qualification à la même date que l’intéressée, celle-ci fût-elle antérieure à la période non prescrite (Soc. 4 févr. 2009, n° 07-42.697, Dalloz actualité, 20 févr. 2009, obs. S. Maillard ; D. 2009. 634, obs. S. Maillard ; Dr. soc. 2009. 612, obs. C. Radé ; JCP S 2009. 1173, obs. Bugada).

La loi du 17 juin 2008 a abaissé le délai de prescription de droit commun à cinq ans, déplaçant les (rares) difficultés liées à la durée du délai de prescription vers celles (beaucoup plus nombreuses) liées au point de départ de ce délai. La discrimination ne peut parfois pas se résumer à un seul fait identifiable. Le refus d’une promotion peut être ponctuellement justifié, mais la multiplication des refus de promotion, conduisant à la stagnation d’une personne dans sa carrière professionnelle, peut révéler un caractère discriminatoire. Or la « révélation » de la discrimination est l’élément déclencheur du délai de prescription (C. trav., art. L. 1134-5).

Un arrêt inédit de la chambre sociale du 22 mars 2007 (n° 05-45.163 NP) était venu préciser le sens du terme « révélation » : il ne s’agit pas seulement de la date à laquelle le salarié a eu connaissance des faits de discrimination, mais plutôt de celle où il a « exactement connu » le préjudice lié à la discrimination subie. Cette logique dégagée par la Cour de cassation semble avoir été retenue lors des débats parlementaires. La révélation devrait être entendue comme le moment où la victime a « la connaissance du manquement et du préjudice en résultant » (v. le rapport n° 847 de E. Blessig fait au nom de la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République sur la proposition de loi [n° 433], adoptée par le Sénat, portant réforme de la prescription en matière civile).

L’affaire donnant lieu à l’arrêt de la chambre sociale du 31 mars 2021 réunit l’ensemble de ces problématiques liées à la prescription. La salariée avait été embauchée en 1976, elle est devenue représentante syndicale en 1977. En 1981, suspectant l’existence d’un retard de carrière lié à son engagement syndical, elle saisit l’inspection du travail qui rendra un rapport appuyant sa réclamation et conduira à ce que l’employeur la repositionne sur un emploi administratif. C’est là la première particularité de l’affaire : il y a eu une première alerte de la salariée et une correction réalisée par l’employeur. Mais la salariée se plaint d’avoir découvert en 2008 de nouveaux éléments attestant une discrimination sur l’ensemble de sa carrière.

La demande de la salariée introduite en 2012 était-elle prescrite ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de déterminer le point de départ de la prescription. Les juridictions du fond ont toutes deux considéré que la salariée ayant dénoncé la discrimination à son employeur et ayant obtenu l’appui de l’inspection du travail dès 1981, l’action contre cette discrimination était prescrite en 2011, autrement dit trente ans après sa « révélation ». Quid alors des nouveaux éléments obtenus en 2008 ? Ces derniers n’ont pas été étudiés par la cour d’appel et c’est ce qui motive la cassation en l’espèce. Pour la chambre sociale, « si la salariée faisait état d’une discrimination syndicale ayant commencé dès l’obtention de son premier mandat en 1977 et dont elle s’est plainte en 1981, période couverte par la prescription trentenaire, elle faisait valoir que cette discrimination s’était poursuivie tout au long de sa carrière en termes d’évolution professionnelle, tant salariale que personnelle, ce dont il résultait que la salariée se fondait sur des faits qui n’avaient pas cessé de produire leurs effets avant la période non atteinte par la prescription ».

La solution rend, par son analyse, les effets de la discrimination tout aussi importants dans le déclenchement du délai de prescription que les faits qui les engendrent. C’est parfaitement logique puisque l’effet principal de la discrimination, à savoir le « désavantage », fait partie intégrante des éléments de qualification de la discrimination. Il est étonnant cependant que la Cour de cassation ne distingue pas en l’espèce deux périodes de discrimination. L’une prescrite du fait qu’elle a été dénoncée et corrigée par l’employeur, ce qui justifierait l’enclenchement du délai de prescription dès 1981 à la condition que la discrimination ait bien été entièrement corrigée. L’autre en 2008 avec la découverte de nouveaux éléments laissant supposer l’existence d’une discrimination sur l’évolution de carrière. Pour la Cour de cassation, il semblerait que ça ne soit pas la découverte d’éléments probatoires qui enclenche le délai de prescription mais le fait que les effets de la discrimination continuent de se produire.

Cette décision réitère les interrogations suscitées récemment par la décision du tribunal judiciaire de Paris en matière d’action de groupe et de non-rétroactivité de la loi (TJ Paris, 15 déc. 2020, n° 18/04058, Dalloz actualité, 11 févr. 2021, obs. M. Peyronnet ; JA 2021, n° 633, p. 10, obs. X. Delpech  ; Dr. soc. 2021. 97, étude C. Radé ). En effet, en créant cette action, le législateur est venu limiter son utilité, notamment, en empêchant que soient invoqués à l’appui d’une action de groupe des faits antérieurs à sa création par la loi de 2016 sur la justice du 21e siècle.

Ainsi, pour résoudre les questions liées au point de départ de la prescription et à la non-applicabilité de la loi dans le temps, il serait possible de considérer que l’absence de correction d’une discrimination constitue un fait discriminatoire. Ainsi, tant que l’employeur ne prendrait pas les mesures nécessaires et adéquates visant à faire cesser la différence de traitement, il commettrait une discrimination. La discrimination s’apparenterait alors à une infraction continue, ce qui faciliterait l’application des règles de prescription. Une autre proposition visait à faire partir le délai de prescription de la rupture du travail, étant considéré que, tant que perdure le lien de subordination, le salarié victime n’est pas en mesure de se battre avec son employeur sur le terrain de la discrimination.