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Abus de position dominante : interopérabilité des grandes plateformes numériques, y compris si cela implique un investissement humain et financier de leur détenteur

Saisie d’un litige concernant le développeur d’une application qui s’était vu refuser l’accès à la plateforme Android Auto de Google, la Cour de justice, réunie en grande chambre, juge que cette dernière n’est pas une « infrastructure essentielle » au sens de la jurisprudence Bronner mais une « infrastructure (…) conçue pour être utilisée par des entreprises tierces ». Cette qualification nouvelle soumet à un contrôle beaucoup plus strict de l’incidence d’un refus d’accès sur le jeu de la concurrence et des justifications objectives que l’entreprise dominante peut apporter à ce refus.

L’arrêt constitue une étape supplémentaire dans le durcissement des contraintes juridiques pesant sur les sociétés en position dominante en vertu de l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), tout particulièrement les grandes plateformes numériques qui sont ciblées par la nouvelle qualification découverte par l’arrêt.

L’arrêt rendu par la Cour de justice est rendu sur renvoi préjudiciel à l’occasion d’un litige opposant les sociétés Google LLC et Enel X Italia.

En 2015, Google a développé Android Auto, un système permettant à l’utilisateur d’une voiture d’accéder directement sur l’écran de leur véhicule aux applications présentes sur un téléphone fonctionnant sur le système d’exploitation Android OS.

La société Enel X Italia Srl, filiale de la société Enel, est chargée de développer une activité de mise à disposition de bornes de rechargement pour les véhicules électriques. Dans le cadre de cette activité, elle a développé une application qui vise à informer le consommateur des lieux où sont présents de telles bornes et de gérer le processus de rechargement, par exemple en l’arrêtant quand celui-ci atteint un prix déterminé.

En 2018, Enel X a demandé à Google de rendre Android Auto interopérable avec son application en créant un template (« modèle » ou « gabarit ») qui permet à des catégories d’applications d’être interopérables avec un système d’exploitation. Ceci a été refusé par Google, entraînant une plainte devant l’Autorité de la concurrence italienne, une sanction de Google par cette dernière pour abus de position dominante et un recours contre cette décision devant le juge administratif italien.

Celui-ci s’est ainsi trouvé confronté à un problème épineux. D’une part, obliger une entreprise à contracter avec une autre et à employer ses ressources humaines et financières à la satisfaction de demandes de tiers constitue une atteinte particulièrement importante à la liberté contractuelle et à la liberté d’entreprendre. Mais, d’autre part, la situation de domination dans laquelle se trouvent aujourd’hui les entreprises détentrices de plateformes numériques crée une réelle asymétrie vis-à-vis des entreprises de prestation de services numériques qui ne peuvent atteindre efficacement le consommateur qu’au travers de ces plateformes. L’équilibre entre ces intérêts est délicat et ne peut être trouvé que dans un cadre juridique strictement défini. Aussi, le juge italien a décidé de renvoyer cinq questions préjudicielles à la Cour de justice pour l’aider à clarifier les obligations découlant de l’article 102 du TFUE.

L’émergence d’un encadrement strict des refus d’accès à une plateforme numérique ouverte à des entreprises tierces

Les deux premières questions préjudicielles posées par le juge italien interrogent la Cour sur la possibilité d’appliquer la doctrine jurisprudentielle des « infrastructures essentielles ».

Celle-ci a été dégagée par la Cour de justice dans son arrêt Bronner de 1997 (CJCE 26 nov. 1998, Oscar Bronner, aff. C-7/97, pt 41, D. 1999. 24 ; RTD com. 1999. 798, obs. S. Poillot-Peruzzetto ; RTD eur. 1999. 271, chron. J.-B. Blaise et L. Idot ). Selon cette doctrine, une entreprise dominante ne peut refuser de contracter avec une entreprise ou de lui donner accès à l’infrastructure qu’elle gère quand trois conditions sont remplies. Premièrement, l’accès demandé doit concerner un produit ou un service qui est indispensable à l’exercice d’une activité économique sur un marché voisin. Deuxièmement, le refus opposé par l’entreprise dominante doit être de nature à éliminer toute concurrence sur ce marché. Troisièmement, il ne doit pas exister de justification objective au refus de l’entreprise dominante. Parce que la jurisprudence...

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