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Accès aux décisions judiciaires et legaltech

Les services du greffe ont l’obligation de délivrer copie de toute décision judiciaire publique à tous requérants français ou étrangers en veillant à leur anonymisation.

par Antoine Bolzele 20 février 2019

La brusque apparition des legaltech dans le marché du droit poursuit sa marche en avant qui bouleverse à bien des égards le paysage juridique français. Cette fois, c’est le secteur de l’édition juridique qui doit affronter les bouleversements qui accompagnent le projet démesuré de la jeune legaltech Doctrine visant à mettre à la disposition de ses clients des millions de décisions de justice, 8 millions environ, c’est-à-dire trois ou quatre fois plus que ses concurrents. Le but ultime de cette accumulation étant de rendre accessible le rêve d’une justice prédictive. C’est la façon dont cette banque de données a été constituée qui a donné lieu aux deux arrêts commentés, dont la solution mérite d’être éclairée.

Depuis la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 permettant d’accéder librement et gratuitement à l’ensemble des décisions rendues par les juridictions françaises, les legaltech ont multiplié les démarches auprès des greffes des tribunaux afin obtenir la délivrance de copie de jugements ou d’arrêts et enrichir ainsi gratuitement leur fonds documentaire. C’est la rébellion des services du greffe, sans doute excédés par un nombre trop important de demandes qui leur étaient adressées, qui est à l’origine des deux arrêts rendus par les cours d’appel de Douai et de Paris.

En l’espèce, les greffes concernés requis par des dirigeants ou des salariés de la société Doctrine de leur délivrer telle ou telle décision leur avaient répondu de façon nette et claire qu’ils avaient autre chose à faire et qu’ils n’avaient pas vocation à se substituer aux éditeurs juridiques, sauf à nuire à la continuité du service public. Face au refus de se voir communiquer copie d’une décision rendue par une juridiction judiciaire, l’article 1441 du code de procédure civile prévoit un recours qui doit être exercé devant les présidents des juridictions concernées lesquels instruisent l’affaire comme en matière gracieuse. Les arrêts commentés désavouent les services judiciaires du greffe qui se voient enjoints de communiquer les décisions judiciaires publiques aux requérants, sous réserve de les anonymiser. Légalement, la solution était assez inévitable en raison des dispositions applicables, à savoir l’article L. 111-13 du code l’organisation judiciaire et l’article 1440 du code de procédure civile. En effet, le premier texte dispose que, « sans préjudice des dispositions particulières qui régissent l’accès aux décisions de justice et leur publicité, les décisions rendues par les juridictions judiciaires sont mises à la disposition du public à titre gratuit dans le respect de la vie privée des personnes concernées. Cette mise à disposition du public est précédée d’une analyse du risque de ré-identification des personnes ».

De même, l’article 1440 du code de procédure civile impose aux greffiers et dépositaires de registres ou répertoires publics d’en délivrer copie ou extrait à tous requérants, à charge de leurs droits. En cas de refus, l’article 1441 du code de procédure civile prévoit que le président du tribunal de grande instance, saisi par requête, statue, le demandeur et le greffier ou le dépositaire étant entendus ou appelés. Illégale, la réaction hostile adoptée par les services du greffe consistant à refuser les demandes de communication devait être condamnée. Néanmoins, sous leur allure de légalisme sain et vertueux visant à briser une pratique administrative arbitraire, la solution retenue par ces décisions revêt une portée et une valeur sur lesquelles il est permis de s’interroger.

Le message porté par ces deux décisions est très net : les legaltech vont pouvoir poursuivre leur entreprise d’accumulation des décisions de justice rendant désormais probable la réalisation de la justice prédictive (A. Garapon, Les enjeux de la justice pièce prédictive, JCP 2017. 31 ; L. Cadiet, Rapport sur l’open data des décisions de justice, nov. 2017). De plus, cette solution est de nature à mettre fin à des pratiques plus que douteuses visant à utiliser des subterfuges divers et variés pour s’adresser de manière masquée auprès de greffes pour obtenir la communication des jugements. On pense notamment au typosquatting qui consiste à exploiter les fautes de frappe, les fautes d’orthographe dans la saisie de l’adresse d’un site web.

Plus précisément, cette pratique consiste en l’achat d’un nom de domaine proche dans sa rédaction d’un site très connu, permettant ainsi de rediriger les internautes effectuant une faute de frappe ou d’orthographe dans la saisie de l’adresse web vers le site pirate en question. En matière de profession réglementée, ce genre de pratiques est totalement inadmissible et pénalement condamnée. Espérons donc que cette jurisprudence amène le bannissement définitif de toutes ces techniques de piratage. L’open data voulu par la loi Lemaire du 7 octobre 2016 est ouvert à tous, peu importe à première vue les enjeux financiers se trouvant à la clé. Ces enjeux sont pourtant présents, les levées de fonds atteintes par les legaltech en 2018 témoignent d’un dynamisme que les décisions qui viennent d’être rendues ne vont pas démentir (Baromètre des legaltech françaises : + 92,2 % de fonds levés en 2018, soit 24,6 millions d’euros, Journal spécial des sociétés, 13 févr. 2019, p. 15). La portée de ces décisions doit aussi être appréhendée dans le cadre des discussions parlementaires en cours sur le projet de loi de programmation 2018-2022 de la réforme pour la justice. En effet, l’article 19 du projet de loi vise à modifier le code de la justice administrative et le code de l’organisation judiciaire de façon identique. Tout en réaffirmant le principe de l’open data, les nouvelles dispositions prévoient une limite dont la teneur suit : « les tiers peuvent se faire délivrer copie des décisions de justice par le greffe de la juridiction concernée conformément aux règles applicables en matière civile ou pénale et sous réserve des demandes abusives, en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique. Les éléments permettant d’identifier les parties et les tiers mentionnés dans la décision sont occultés si leur divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage ».

Préconisée par le rapport Cadiet, c’est la notion de demandes abusives par leur nombre, leur caractère répétitif et systématique qui semble totalement retourner la situation née des décisions commentées. En effet, que font les legaltech sinon amasser le plus grand nombre de décisions possible et le plus rapidement possible ? Leur démarche n’est-elle pas répétitive et systématique, c’est-à-dire massive ? Il semble que le législateur ait enfin pris conscience de la charge de travail confiée aux greffes. Il ne saurait être question de faire le bonheur des legaltech en leur délivrant tout ce qu’elles demandent au détriment du service public de la justice. La victoire que semble leur accorder les arrêts commentés pourrait donc être de courte durée si l’article 19 créant un nouvel article L. 111-14 du code de l’organisation judiciaire était finalement promulgué au Journal officiel dans sa version actuelle. Il est donc prématuré de tirer toutes les conséquences de ces arrêts sur le droit positif et sur les nouvelles pratiques qui se mettront en place de part et d’autre.

La justice prédictive semble tout droit sortir d’un film de science-fiction pour nous promettre un meilleur monde judiciaire dont l’intérêt mais aussi les fantasmes et les dangers ont déjà été signalés (B. Dondéro, Justice prédictive : la fin de l’aléa judiciaire ? D. 2017. 532  ; R. Sève, La justice prédictive, Dalloz, coll. « Archives philosophie du droit », t. 60, 2018). Elle relève surtout d’une vieille tentation dont tout juriste devrait se méfier : celle du scientisme qui veut « organiser scientifiquement l’humanité » (E. Renan, L’avenir de la science, Calmann-Levy, 1890, p. 37). Le rêve scientiste consiste à nous faire croire à « un droit tellement positif qu’il se confond avec la machine et avec la technique, un droit qui s’applique tout seul et n’a besoin d’aucune administration ni d’aucun tiers de justice, un droit totalement hors solution et entièrement positif » (A. Garapon, art. préc.).

Il n’est pas anodin d’observer que les fondateurs de Doctrine sont polytechniciens ou normaliens. Ils développent ainsi une approche scientifique de la pratique du droit et, grâce aux algorithmes, ils pensent se trouver en mesure de proposer des services d’une très grande utilité pour les professionnels du droit. D’abord les magistrats. À moins d’imaginer la mise en place d’un service en interne qui serait chargé de recueillir, trier et analyser les décisions rendues, le site Doctrine peut aider les juridictions à mieux évaluer et comprendre les résultats de leurs décisions. De même, les avocats peuvent avoir toutes les chances de trouver la jurisprudence qui intéresse de près leur affaire ou la tendance de telle ou telle juridiction à juger dans tel ou tel sens. Enfin, la justice prédictive est considérée comme pouvant dissuader les plaideurs d’engager un procès dont le succès est improbable.

En somme, il s’agit d’offrir, grâce à un abonnement, une aide à la décision destinée à rendre celle-ci plus performante. C’est ici que la méfiance du juriste, ou plutôt sa circonspection, se comprend : le scientifique raisonne sur un plan quantitatif alors que le juriste raisonne en termes qualitatifs. Le droit attribue aux choses et aux comportements des personnes des qualités pour en traduire la nature. C’est la qualification juridique. En droit judiciaire, l’avocat doit articuler un rapport de cause à effet entre deux qualités, celle des faits prouvés et celle de la règle de droit applicable au litige, le juge vérifiant la réalité de ce rapport débattue contradictoirement. C’est la subsomption (H. Motulsky, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé, Dalloz, 2002 rééd.). Or il faut plusieurs années de formation théorique et de pratique professionnelle pour prétendre pouvoir maîtriser ce travail de qualification ou de subsomption. Aucune intelligence artificielle n’est aujourd’hui en mesure de le faire.

C’est la raison pour laquelle on peut se montrer sceptique sur l’idée que le big data permettrait de pouvoir s’en dispenser. Avoir à sa disposition des millions de décisions que l’on peut trier par des mots-clés pour tirer celle qui sera la plus proche du litige et en mesurer la fréquence pour en tirer encore une probabilité que ce même jugement soit rendu à nouveau représente un gros travail. Cela ne reste néanmoins qu’une banale recherche juridique menée par un juriste qualifié dont le travail sera plus long compte tenu de la masse de décisions à exploiter. Et même, à supposer qu’un cabinet dispose des moyens matériels et humains pour l’accomplir, ce temps devra être facturé. Le jouet est peut-être beau, mais il faut avoir le temps et les moyens de s’en servir pour l’exploiter au maximum. Enfin, la pertinence de la masse des décisions devient rapidement caduque en raison de la vitesse des évolutions législatives et jurisprudentielles. C’est bien parce que l’on est en réalité en présence d’une justice quantitative et non prédictive (D. Iweins, Justice prédictive, nouvel allié des professionnels du droit ?, Gaz. pal. 3 janv. 2017, p. 5). Car, pour devenir véritablement prédictive, la recherche implique un lourd travail de lecture par un juriste qualifié de milliers, voire de dizaines de milliers de décisions afin de pouvoir opérer la bonne sélection. C’est sur la réalité de cette performance que le doute s’exprime. Il se double encore d’une aporie. Celle-ci tient à la confusion que cultive la notion de justice prédictive entre le possible et le réel. Pour un avocat, choisir son système de défense en fonction de décisions passées, c’est prendre le risque pourtant probable que le possible ne se réalise pas car le possible n’est jamais certain.

C’est le réel qui précède le possible et non l’inverse. C’est une fois qu’une chose existe que l’on dit d’elle qu’elle était possible. « Le possible est donc le mirage du présent dans le passé » (H. Bergson, La pensée et le mouvant, Puf, coll. « Quadrige », p. 111). Le big data élargit tout au plus le possible, il ne peut pas le rendre réel. Pour être concret, imaginons que la responsabilité professionnelle d’un avocat soit mise en cause pour non-utilisation ou mauvaise utilisation de la masse de décisions qu’offre le big data auquel il est abonné. Le fait de ne pas avoir prévu ou cherché la bonne décision est-il de nature à engager sa responsabilité ? Dans l’affirmative, il existerait alors pour l’avocat une obligation de prédire le jugement qui doit être rendu par le juge saisi de son dossier. C’est absurde.

Enfin, il y a le mensonge sociologique des legaltech qui consiste à ne pas prendre en considération les nombreux facteurs extérieurs à l’application stricte de la règle de droit par le juge et qui participent de manière insaisissable au processus qui le conduit jusqu’à la rédaction de son jugement. Il est naïf de croire que l’on peut acheter un instrument permettant de connaître à l’avance l’application de la règle de droit qui sera faite aux faits litigieux d’un dossier. On ne peut pas non plus mettre sur un même plan la valeur du travail quantitatif d’une legaltech qui met en ligne un stock de décisions judiciaires et celle qualitative d’un éditeur juridique qui sélectionne les décisions les plus importantes afin de permettre à ses lecteurs d’en prendre connaissance. Et ce travail qualitatif ne s’arrête pas là. Car l’éditeur choisit ensuite les auteurs qu’il estime qualifiés pour expliquer ces décisions et permettre ainsi à chacun de suivre les fluctuations constantes du droit positif. C’est sur le terrain de la bonne connaissance du droit positif que se joue la responsabilité civile d’un professionnel du droit et non sur sa capacité à prédire l’avenir grâce aux algorithmes.