Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Accident de la circulation : précisions sur la notion de « voie propre »

Ne donne pas lieu à l’application de l’article 1 de la loi du 5 juillet 1985, le heurt d’un piéton par un tramway dès lors que le point de choc ne se situait pas sur le passage piétons mais sur la partie de voie propre du tramway après ce passage. 

par Anaïs Hacenele 24 avril 2020

Heurtée par un tramway le 24 décembre 2012, une victime a assigné la société de transport et son assureur afin d’obtenir une indemnisation de ses préjudices. Déboutée en appel par un arrêt confirmatif aux motifs que la loi du 5 juillet 1985 ne s’applique pas au tramway circulant sur une voie propre, elle se pourvoit en cassation.

Devant la deuxième chambre civile, elle soutenait que les tramways sont des véhicules terrestres à moteur (VTM) exclus du champ d’application de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 uniquement s’ils circulent sur une voie propre rendue inaccessible aux piétons et aux autres véhicules dans la globalité de leur parcours de circulation. Qu’importe que l’accident ait eu lieu sur une portion de voie propre dès lors que l’ensemble de la voie utilisée par le véhicule n’est pas exclusivement propre dans son ensemble. En la déboutant de sa demande d’indemnisation en raison du fait que l’accident avait eu lieu sur une portion de voie réservée à la circulation du tramway, la cour d’appel aurait ajouté à la loi une condition qu’elle ne comporte pas relative à la nécessité que la voie de circulation du tramway soit propre au lieu de l’accident.

La Cour de cassation était donc invitée à s’interroger sur la notion de voie propre visée à l’article 1er de la loi Badinter et à en préciser la portée. À quel moment une voie empruntée par un tramway perd-elle son caractère propre ? Plus précisément, le caractère propre de la voie s’apprécie-t-il sur le trajet global du véhicule ou sur la portion de voie où s’est produit l’accident ?

Insensible à l’argumentation du pourvoi, la Cour de cassation le rejette et retient que le caractère propre d’une voie de tramway s’apprécie à l’endroit de l’accident.

Dans un premier temps, la deuxième chambre civile rappelle la lettre de l’article 1er de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, lequel prévoit que cette dernière s’applique « aux victimes d’accidents dans lesquels est impliqué un véhicule terrestre à moteur […], à l’exception des chemins de fer et des tramways circulant sur des voies qui leur sont propres ». 

Le législateur a fait le choix d’exclure certains VTM du champ d’application de la loi du 5 juillet 1985 parce que ceux-ci, en circulant sur une voie exclusivement dédiée à leur passage, ne participent pas aux risques de circulation que le régime de réparation cherche à compenser.

Les véhicules exclus expressément par l’article 1er de la loi du 5 juillet 1985 sont les tramways et les chemins de fer. Cette exclusion est justifiée par le fait que de tels véhicules circulent, en principe, sur des voies qui leur sont propres en ne partagent pas les voies publiques empruntées par les autres usagers (bus, voiture, cyclistes, piétons etc). Par ailleurs, selon l’article L. 211-2 du Code des assurances, ces véhicules sont exclus, quelle que soit la voie qu’ils empruntent, de l’obligation d’assurance prévue à l’article L. 211-1 du même code.

Le législateur n’a pas précisé ce que recouvre concrètement la notion de « voie propre ». Comme souvent à propos des conditions d’application de la loi Badinter, c’est à la jurisprudence que l’on doit la portée de l’exclusion.

La Cour de cassation a décidé que les chemins de fer circulaient toujours sur une voie qui leur est propre y compris lorsqu’ils traversent un passage à niveau emprunté par d’autres usagers de la route (Civ. 2e, 17 mars 1986, n° 84-16.011, Bull. civ. II, n° 40 ; D. 1987. Jur. 49, note H. Groutel ; Gaz. Pal. 1886. 2. Somm. 412, note F. Chabas ; 17 nov. 2016, n° 15-27.832, Dalloz actualité, 30 nov. 2016, obs. N. Kilgus ; D. 2016. 2398 ; ibid. 2017. 605, chron. E. de Leiris, N. Palle, G. Hénon, N. Touati et O. Becuwe ; RTD civ. 2017. 166, obs. P. Jourdain ). La loi ne peut jamais servir de fondement à une victime qui souhaite obtenir réparation auprès de la SNCF. Cette solution, pourtant claire, ne fait pas consensus (en faveur, H. Groutel, note ss. Civ. 2e, 17 mars 1986, D. 1987. 50 ; contre, F. Chabas, note ss. Civ. 2e, 17 mars 1986, Gaz. Pal. 1886. 2. Somm. 412).

La Haute juridiction est en revanche moins radicale en ce qui concerne les tramways. Cette souplesse peut se justifier par le fait que « les conditions de circulation des tramways en milieu urbain sont plus ouvertes que celles des chemins de fer » et « exposent avec une plus grande probabilité les usagers et piétons aux risques d’accident » (Dalloz actualité, 27 juin 2011, obs. G. Rabu). Pour ce type de véhicule, la Cour de cassation opère une distinction selon que la voie est strictement propre ou selon qu’elle est partagée.

Sont exclus du champ d’application de la loi, les tramways qui circulent sur une voie dont le caractère propre est bien caractérisé. Il en va ainsi lorsque la voie est constituée d’un couloir déterminé d’un côté par un trottoir de l’autre par une ligne blanche interdisant à tout véhicule de venir y circuler (Civ. 2e, 18 oct. 1995, Bull. civ. II, n° 239) ou séparés de la rue par un terre-plein planté d’arbustes formant une haie vive (Civ. 2e, 29 mai 1996, D. 1997. 213, note G. Blanc ).

La Cour de cassation s’est prononcée une première fois en faveur d’une application de la loi en présence d’un accident impliquant un tramway dans le cas où la voie n’était pas exclusivement propre (Civ. 2e, 6 mai 1987, Bull. civ. II, n° 92). Elle l’a toutefois fait sans poser de règle générale et en ne reconnaissant qu’une « délimitation matérielle minimale » (Dalloz actualité, 26 juin 2011, préc.) de la voie. Ce manque de précision a donné lieu à une controverse entre juridictions du fond. Certaines décidaient que l’emprunt de la voie du tramway par d’autres usagers ne lui faisait pas perdre son caractère propre et maintenaient l’exclusion de la loi Badinter (Colmar, 20 sept. 2002, Juris-Data n° 201515 ; 1er juill. 2005, Juris-Data n° 288715). D’autres décidaient, au contraire, qu’une voie empruntée n’était plus une voie propre et n’empêchait pas l’application de la loi (Rennes, 5 janv. 2005, Juris-Data n° 271348).

En 2011, la Cour de cassation a mis un terme à ces divergences. Elle a choisi de maintenir la distinction entre les voies strictement propres et les voies communes et de faire une application distributive de la loi Badinter. Pour qu’elle soit considérée comme une voie propre, la voie doit être totalement inaccessible aux autres usagers. Elle reconnait alors que les tramways circulent parfois sur des voies qui ne leur sont pas spécifiquement dédiées lorsque, par exemple, celle-ci est traversée par un carrefour ouvert aux autres usagers de la route (Civ. 2e, 16 juin 2011, n° 10-19.491, Bull. civ. II, n° 132 ; D. 2011. 2184, obs. I. Gallmeister , note H. K. Gaba ; ibid. 2150, chron. J.-M. Sommer, L. Leroy-Gissinger, H. Adida-Canac et O.-L. Bouvier ; RTD civ. 2011. 774, obs. P. Jourdain ; RCA 2011. comm. 326, obs. H. Groutel ; Gaz. Pal. 5-6 oct. 2011, obs. M. Mekki). Dans ce cas, la victime de l’accident peut demander une réparation de ses préjudices sur le fondement de la loi du 5 juillet 1985. En d’autres termes, « la voie ouverte aux autres usagers de la route, ou voie commune, proscrit toute notion de voie propre » (H. K. Gaba, obs ss. Civ. 2e, 16 juin 2011, D. 2011. 2184 ).

En l’espèce, la victime considérait qu’il n’y avait pas lieu, sauf à ajouter une condition supplémentaire à la loi, de tenir compte de l’endroit de l’accident pour déterminer si oui ou non la voie est propre. Il suffisait, selon elle, de regarder l’assiette du parcours du tramway et que la voie soit commune à un moment de l’itinéraire pour que la loi s’applique. Dès lors que sur son trajet, le tramway traverse un carrefour ou un passage piéton, la voie propre serait exclue même si ce n’est pas à cet endroit précis que l’accident a eu lieu.

Sans revenir sur la distinction qu’elle fait entre la voie « propre » et la voie « partagée », la Cour de cassation rejette le pourvoi en précisant que le caractère propre s’apprécie au lieu exact de l’accident et non à l’aune de la voie globale empruntée par le tramway. Qu’importe qu’à un moment donné, sur son itinéraire, le tramway traverse un carrefour ou que sa voie soit coupée par un passage piéton. En l’espèce, l’accident a eu lieu sur une portion de circulation propre au tramway et fermée aux usagers. Par conséquent, la loi du 5 juillet 1985 est exclue.

Dans un second temps, pour démontrer le caractère propre de la voie à l’endroit précis de l’accident, la Cour de cassation reprend les constats des juges du fond.

Elle rappelle d’abord que ceux-ci ont retenu que les voies du tramway n’étaient pas ouvertes à la circulation et étaient clairement rendues distinctes des voies de circulation des véhicules par une matérialisation physique au moyen d’une bordure légèrement surélevée afin d’empêcher leur empiétement, que des barrières étaient installées de part et d’autre du passage piétons afin d’interdire le passage des piétons sur la voie réservée aux véhicules, qu’un terre-plein central était implanté entre les deux voies de tramway visant à interdire tout franchissement. Le caractère propre de la voie au tramway, exclue aux piétons, a bien été caractérisé par les juges du fond. Pour conserver son caractère propre, la voie doit être à la fois fermée et délimitée. 

Elle relève ensuite que le passage piétons situé à proximité était matérialisé par des bandes blanches sur la chaussée conduisant à un revêtement gris traversant la totalité des voies du tramway et interrompant le tapis herbeux et pourvu entre les deux voies de tramway de poteaux métalliques empêchant les voitures de traverser mais permettant le passage des piétons.

Enfin, elle constate que les juges d’appel ont retenu, et c’est là l’élément déterminant, que le point de choc ne se situait pas sur ce passage piétons mais sur la partie de voie propre du tramway après celui-ci.

En l’espèce, la victime a été heurtée par le tramway sur une partie de la voie strictement propre à la circulation de celui-ci. En toute logique, elle ne peut pas obtenir de réparation sur le fondement de la loi du 5 juillet 1985. La Cour de cassation maintient sa conception stricte de la voie propre, voie qui doit être matériellement délimitée, et précise que ce caractère s’apprécie à l’endroit exact où le choc s’est produit.

Cette décision montre que les questions à propos de l’exclusion de certains VTM de la loi Badinter continuent d’alimenter le contentieux des accidents de la circulation. Toutefois, au regard de la réforme de la responsabilité civile proposée, la réponse ne revêt qu’un intérêt relatif. En effet, le projet de réforme de la responsabilité civile rendu public le 13 mars 2017 abandonne la distinction entre véhicules et soumet les chemins de fer et tramways à l’application du régime de responsabilité propres aux accidents de la circulation (art. 1285).

Cette proposition n’est pas nouvelle. Dans son rapport annuel pour l’année 2005, la Cour de cassation avait déjà exprimé le souhait d’une modification de la loi du 5 juillet 1985 par un retrait des tramways de l’exclusion de l’article 1er (Rapp. C. cass. 2005, 1re partie, 3e suggestion tendant à la modification de l’art; 1er, loi n° 85-677, 5 juill. 1985 et de l’art. L. 211-8 c. assur.). L’avant-projet Catala (P. Catala (dir.), Rapport sur l’avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription, remis au garde des Sceaux le 22 sept. 2005, art. 1385) et le projet Terré (J.-S. Borghetti, Des principaux délits spéciaux, in F. Terré (dir.), Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, Dalloz, 2011, p. 163, spéc. p. 180 s.) allaient eux aussi en ce sens.

On notera cependant que si la disparition de la distinction entre les différents VTM était souhaitée par une grande partie de la doctrine (F. Chabas, Le droit des accidents de la circulation après la réforme du 5 juillet 1985, 1re éd., Litec/Gaz. Pal.,1985, n° 155, p. 91 ; G. Blanc, L’inapplicabilité de la loi du 5 juillet 1985 à un accident impliquant un tramway, D. 1997. 213 ; P. Jourdain, RTD civ. 2011. 774 ; Y. Lambert-Faivre et S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel, 8e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2016, n° 692, p. 620), certaines de ses conséquences néfastes ont récemment été dénoncées au moins en ce qui concerne les chemins de fer (J. Knetsch, Réforme de la responsabilité civile : faut-il soumettre les accidents ferroviaires au régime de la loi Badinter ?, D. 2019. 138 ).