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Accidents de la circulation : faute inexcusable, cause exclusive de l’accident

La faute inexcusable de la victime non conductrice fait l’objet d’un contrôle de qualification par la Cour de cassation. Lorsqu’elle est la cause exclusive de l’accident, elle exonère totalement le conducteur ou le gardien du véhicule impliqué.

par Marion Baryle 10 avril 2019

Ces deux décisions permettent de préciser les conditions de mise en œuvre de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, ayant instauré un régime spécial de responsabilité pour améliorer l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation.

Dans le premier arrêt (nos 18-14.125 et 18-15.855), deux mineurs, âgés de 16 et 17 ans, circulaient à vélo sur une route départementale lorsqu’ils ont été heurtés par un véhicule, qui arrivait en sens inverse et qui effectuait une manœuvre de dépassement. L’un des cyclistes est décédé, l’autre a été blessé. L’assureur du conducteur a assigné les parents des mineurs et le mineur rescapé pour demander l’exclusion de toute indemnisation en raison d’une faute inexcusable, cause exclusive de l’accident, de la part des victimes.

La cour d’appel de Montpellier, dans un arrêt rendu le 16 janvier 2018, a admis l’existence d’une telle faute : les victimes « ont volontairement de nuit décidé d’emprunter la route départementale au lieu de la piste cyclable pour rentrer plus vite […], circulaient sur des bicyclettes dépourvues de tout éclairage et sans aucun équipement lumineux ou réfléchissant […], connaissaient les lieux et, que compte tenu de leur âge au moment de l’accident […], avaient conscience du danger ». Deux pourvois en cassation ont été formés par les parents des victimes et le mineur rescapé, pourvois qui ont été joints.

La Cour de cassation a cassé l’arrêt attaqué au visa de l’article 3 de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, violé par les juges du fond. Elle a considéré que « les éléments relevés ne caractérisaient pas l’existence d’une faute inexcusable », dont elle a réaffirmé la définition dans un attendu de principe : « seule est inexcusable au sens de ce texte [L. n° 85-677, 5 juill. 1985, art. 3] la faute volontaire d’une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience ».

Dans le second arrêt (n° 18-15.168), un piéton, se tenant dans un premier temps debout à côté de sa voiture, stationnée en bon état de marche, sur un refuge, s’est ensuite engagé, sans raison valable connue, sur la chaussée de l’autoroute. Il a été mortellement blessé par un camion. La veuve de la victime, agissant en son nom personnel et en qualité de représentante légale de leurs trois enfants, a assigné le représentant de l’assureur et l’organisme social du défunt pour obtenir une indemnisation du préjudice subi.

L’arrêt infirmatif, rendu par la cour d’appel de Montpellier le 13 février 2018, a admis une faute inexcusable, cause exclusive de l’accident, de la part du défunt, ce qui a eu pour conséquence d’exclure toute indemnisation de ses ayants droit. Ces derniers ont alors formé un pourvoi en cassation. Selon le moyen au pourvoi, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article 3, alinéa 1er, de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, d’une part, en ne pouvant caractériser une faute inexcusable « sans s’expliquer sur les conditions climatiques et de visibilité du lieu de l’accident et sans rechercher […] si le défunt n’avait pas été troublé par le fait d’avoir vu au dernier moment le poids lourd, par la vitesse de celui-ci et par la réaction de son chauffeur, qui s’est déporté sur la gauche », commettant ainsi une erreur d’appréciation, exclusive de toute faute inexcusable, et, d’autre part, en affirmant le caractère exclusif de la faute inexcusable de la victime « sans rechercher si la réaction du chauffeur du poids lourd […] n’avait pas contribué à l’accident, indépendamment de toute faute de sa part ».

La Cour de cassation a rejeté le pourvoi. Elle a considéré que les juges du fond, qui n’étaient pas tenus de suivre les parties dans leur argumentation, ni de procéder à la recherche demandée, avaient pu déduire la caractérisation d’une faute inexcusable, cause exclusive de l’accident, commise par le défunt, en relevant que la victime, se tenant debout à côté de sa voiture, stationnée en bon état de marche, sur un refuge où elle se trouvait en sécurité, s’est ensuite, sans raison valable connue, soudainement engagée à pied sur la chaussée de l’autoroute, à la sortie d’une courbe masquant la visibilité pour les véhicules arrivant sur les voies, et s’est retrouvée devant un poids lourd circulant sur la voie de droite à la vitesse autorisée et n’ayant pas disposé d’une distance suffisante pour l’éviter.

Les victimes d’accident de la circulation bénéficient d’une réparation quasi automatique en raison de causes d’exonération limitées, accordées au conducteur ou au gardien d’un véhicule terrestre à moteur impliqué dans un accident de la circulation. En effet, contrairement au droit commun de la responsabilité civile, la force majeure et le fait d’un tiers n’ont pas d’effet exonératoire. Seule la faute de la victime a un tel effet sous conditions. Bien que la loi Badinter ait vocation à s’appliquer à toutes victimes d’accidents de la circulation, qu’elles soient ou non liées par un contrat de transport, des inégalités de traitement ont été prévues. Ainsi, une distinction est opérée entre les victimes conductrices et les victimes non conductrices et entre les préjudices corporels et les préjudices patrimoniaux résultant d’une atteinte aux biens. Selon la qualité de la victime et selon la catégorie du préjudice, l’exonération du conducteur ou du gardien du véhicule est plus ou moins admise. Il est à préciser que l’article 3 de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 fait une différenciation au sein des victimes non conductrices : si toutes ces victimes ne sont pas indemnisées lorsqu’elles ont volontairement recherché le dommage qu’elles ont subi, certaines d’entre elles peuvent également se voir opposer leur faute inexcusable, cause exclusive de l’accident. Ces victimes doivent être âgées de plus de 16 ans et moins de 70 ans et, quel que soit leur âge, ne doivent pas être titulaires, au moment de l’accident, d’un titre leur reconnaissant un taux d’incapacité permanente ou d’invalidité au moins égal à 80 %. La faute inexcusable, cause exclusive de l’accident, doit être prouvée par le conducteur ou le gardien du véhicule, qui sera alors totalement exonéré.

La détermination de cette faute est le problème de droit posé dans les deux arrêts rendus par la Cour de cassation le 28 mars 2019. La définition de la faute inexcusable, non précisée par le législateur de 1985, est affirmée dans l’attendu de principe du premier arrêt (nos 18-14.125 et 18-15.855). Il s’agit de la faute volontaire d’une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience. L’arrêt confirme une définition classique de la faute inexcusable, adoptée, depuis plusieurs décennies, par la jurisprudence, s’inspirant du droit des accidents du travail (Civ. 2e, 20 juill. 1987, Bull. civ. II, n° 160 ; Crim. 4 nov. 1987, Bull. crim. n° 383 ; Cass., ass. plén., 10 nov. 1995, n° 94-13.912, D. 1995. 633 , rapp. Y. Chartier ; RTD civ. 1996. 187, obs. P. Jourdain ). Pour caractériser une faute inexcusable, il est donc nécessaire d’être en présence d’une faute délibérée, d’une exceptionnelle gravité, ce qui suppose une conscience de l’acte commis et une imprudence, une violation des règles du code de la route présentant un degré de gravité hors du commun et peu fréquente (v. en ce sens, Rép. civ., Responsabilité : régime des accidents de la circulation, par M.-C. Lambert-Piéri et P. Oudot, n° 215). Il faut en outre que la victime se soit exposée sans justification à un danger, menaçant son intégrité corporelle, dont elle aurait dû avoir conscience.

La notion de faute inexcusable fait l’objet d’un contrôle de qualification par la Cour de cassation, comme en témoignent les arrêts commentés. De manière générale, la jurisprudence apprécie de manière restrictive cette cause d’exonération. La faute inexcusable est rarement admise, ce qui peut aisément se comprendre. Cette faute exclut toute indemnisation de la victime non conductrice, ce qui est une exception à la volonté de garantir l’indemnisation des victimes, objet même de la loi du 5 juillet 1985. Les arrêts du 28 mars 2019 s’inscrivent dans cette jurisprudence. Ils contribuent à la caractérisation de la faute inexcusable et alimentent également une certaine disparité des solutions. En effet, les décisions peuvent apparaître parfois divergentes, ce qui peut laisser penser à « une loterie détestable » (RCA 2003. Chron. 24, obs. H. Groutel). La difficulté principale concerne l’interprétation du caractère d’exceptionnelle gravité de la faute. Les deux arrêts ne font pas exception sur ce point.

Ainsi, dans le premier arrêt, les mineurs cyclistes ont certes délibérément emprunté la route départementale de nuit sans éclairage ou équipement lumineux, s’exposant ainsi à un danger dont ils avaient conscience mais ce comportement n’apparaît ni sans raison valable, la piste cyclable étant en mauvais état, ni exceptionnellement grave, l’imprudence commise pouvant être considérée malheureusement comme assez fréquente et d’une gravité d’un degré non exceptionnel (absence d’éclairage ou d’équipement lumineux, renonciation à la piste cyclable). C’est pourquoi la Cour de cassation rejette la qualification de faute inexcusable (v. en ce sens, Civ. 2e, 28 mars 1994, n° 92-15.863, Dalloz jurisprudence, faute excusable du cycliste circulant de nuit sans éclairage et débouchant d’un sens interdit pour couper la route de l’automobile impliquée dans l’accident). La faute étant excusable, les victimes ont droit à une réparation intégrale de leurs préjudices.

À l’inverse, le second arrêt (n° 18-15.168) reconnaît l’existence d’une faute inexcusable de la part du défunt. Ce dernier a délibérément traversé la voie, à un endroit dépourvu de visibilité pour les conducteurs, et s’est exposé sciemment à un danger, sans raison valable, puisque sa voiture était en bon état de marche et qu’il se trouvait jusque-là en sécurité sur un refuge. Ce comportement peut être qualifié d’une exceptionnelle gravité : la présence d’un piéton sur l’autoroute est en effet peu anodine. Il s’agit d’un lieu de circulation où une telle présence est « radicalement bannie », considérée tant comme « inadmissible qu’imprévisible » (v. Jéol, concl. sous Cass., ass. plén., 10 nov. 1995, n° 94-13.912, préc., JCP 1996. II. 22564). Il est à préciser cependant que la jurisprudence a plutôt tendance à reconnaître une telle faute lorsqu’un obstacle a été franchi par la victime pour accéder à la voie de circulation (P. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, LexisNexis, 4e éd., 2016, n° 716). Ainsi, une faute inexcusable, cause exclusive de l’accident, a été admise de la part d’un piéton traversant de nuit une autoroute malgré trois glissières de sécurité (Civ. 2e, 13 févr. 1991, n° 89-10.054, Bull. civ. II, n° 50 ; D. 1992. 208 , obs. P. Couvrat et M. Massé ). Au contraire, le piéton qui traverse soudainement une route nationale sans regarder si des véhicules arrivaient ne commet pas de faute inexcusable (Civ. 2e, 20 avr. 1988, n° 87-10.763, Bull. civ. II, n° 86). Il en est de même pour le piéton traversant une route nationale à quatre voies de circulation, sans glissières de sécurité à l’endroit du choc, sans aucun autre passage praticable de nuit à proximité (Civ. 2e, 28 janv. 1998, n° 95-21.844, Dalloz jurisprudence) ou du piéton traversant une voie à très grande circulation en n’ayant franchi aucune barrière de sécurité (Civ. 2e, 14 janv. 1999, n° 97-11.046, Dalloz jurisprudence). Le second arrêt du 28 mars 2019 ne s’inscrit pas totalement dans cette jurisprudence, aucune glissière de sécurité n’ayant été franchie. Afin de trouver une cohérence au sein des solutions, il semble possible d’affirmer que le franchissement d’un obstacle est sans doute une indication mais n’est pas un critère de caractérisation de la faute inexcusable et que la présence du piéton sur l’autoroute paraît déterminante.

La faute inexcusable n’est pas suffisante à elle seule pour exonérer le conducteur ou le gardien du véhicule impliqué dans l’accident de la circulation. Elle doit également constituer la cause exclusive de l’accident. Cette double exigence est rappelée dans le second arrêt. La faute inexcusable de la victime doit être la seule cause de l’accident (à noter sur ce point la maladresse rédactionnelle de la solution de la Cour de cassation employant la formule « cause exclusive du dommage »). Il en est ainsi lorsque le conducteur ou le gardien du véhicule n’a commis aucune faute ayant contribué à la réalisation de l’accident (v. Rép. civ., préc., par M.-C. Lambert-Piéri et P. Oudot, n° 235). En l’espèce, le chauffeur du poids lourd roulait à une vitesse autorisée et ne pouvait pas disposer d’une distance suffisante pour éviter la victime ; aucune faute ne peut donc lui être reprochée. Par conséquent, le défunt a commis une faute inexcusable, cause exclusive de l’accident. Il perd tout droit à indemnisation, le conducteur ou le gardien du véhicule étant totalement exonéré.

C’est pourquoi ses ayants droit ne peuvent obtenir aucune réparation de leurs préjudices. En effet, selon l’article 6 de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, « le préjudice subi par un tiers du fait des dommages causés à la victime directe d’un accident de la circulation est réparé en tenant compte des limitations ou exclusions applicables à l’indemnisation de ces dommages ». La faute inexcusable, cause exclusive de l’accident, du défunt est opposable aux victimes par ricochet, se trouvant ainsi privées de toute indemnisation.

Le projet de réforme de la responsabilité civile, présenté en mars 2017, maintient l’exclusion de toute indemnisation en cas de faute inexcusable, cause exclusive de l’accident, commise par la victime non conductrice. Il étend cette règle aux victimes conductrices (C. civ, art. 1287). L’opposabilité de cette faute aux victimes par ricochet est également consacrée (art. 1256, reprenant la jurisprudence fixée par Cass., ass. plén., 19 juin 1981, D. 1982. 85, concl. J. Cabannes et note F. Chabas). Aucune définition de la faute inexcusable n’est précisée. La jurisprudence actuelle a donc vocation à perdurer.