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Affaire Aristophil : entreprise de démolition médiatique

Gérard Lhéritier a fondé en 1990 la société Aristophil, qui réunira la plus importante collection de lettres et de manuscrits au monde. Mais en 2014, une enquête est ouverte pour escroquerie en bande organisée, et Aristophil est démantelé.

par Julien Mucchiellile 30 avril 2019

Dans une enquête fourmillant de détails, Isabelle Horlans revient sur la disgrâce du « roi des belles lettres », et met en lumière l’acharnement judiciaire dont il fut la victime, et qui conduisit à sa ruine.

Il a existé, dans le grand monde du patrimoine et de la culture, un « roi des belles lettres », mais le roi, dit la justice, n’était qu’un escroc, et le roi fut déchu. Il s’appelle Lhéritier, et n’en était pas un – il est possible d’imaginer que ce fut là un de ses torts aux yeux de ses pairs. Il avait pourtant réuni la plus importante collection de lettres et de manuscrits au monde, acquis des pièces de très grandes valeurs, des « trésors nationaux » qui, sans son sens du commerce et son amour des paraphes illustres, seraient aujourd’hui éparpillées dans les coffres-forts d’oligarques orientaux, plutôt qu’à trôner, sous cloche et dans un écrin de velours, dans les plus beaux musées de France. Gérard Lhéritier, autodidacte passionné, féru de manuscrits a, en quelque sorte, dynamité le petit monde élitiste des collectionneurs. Dans le monde des affaires, on dirait qu’il a bâti un empire. Un empire créé en 1990, baptisé Aristophil, société spécialisée dans l’achat, la vente et l’expertise de lettres et manuscrits, qui fonctionnait en créant des lots, de manière virtuelle, à partir d’œuvres achetées sur le marché. À ces lots était donnée une valeur – non en fonction de l’évaluation de la vente aux enchères ni même du résultat de cette dernière, mais en fonction d’une nouvelle évaluation, proposée par un expert spécifiquement interrogé par Aristophil. Des parts de ces lots sont alors proposées par des courtiers, pour une durée déterminée, et permet aux acquéreurs, plus de 18 000 en tout, de faire une plus-value substantielle avant qu’Aristophil (qui ne promet rien) rachète les parts, revend les œuvres et en tire des bénéfices. Voilà pour l’empire.

Le livre de la journaliste Isabelle Horlans, qui collabore à Dalloz actualité, Affaire Aristophil : liquidation en bande organisée, raconte la chute de cet empire, en détail, sous tous ses aspects, et avec contradictoire. Car il est des détails, nombreux et longuement détaillés dans le présent ouvrage, que les gros titres des magazines tapageurs ont omis de rapporter. Peut-être était-ce par incompétence, ou alors, par malveillance ? Isabelle Horlans déroule sur plusieurs pages l’entreprise de démolition médiatique menée par ses confrères, notamment ceux du Point, qui ont révélé « l’affaire » le 18 novembre 2014. Puisant leurs informations à la source, les journalistes révèlent l’existence d’une enquête pour escroquerie en bande organisée, la survenue d’une perquisition de grande envergure, chez Lhéritier, dans son Musée des lettres et manuscrits. Les gros titres s’étalent partout en lettres grasses. La belle histoire tourne au polar : le bienfaiteur était un aigrefin. La disgrâce est totale. Sans tergiverser, de nombreux journaux dégainent leurs plus beaux lieux communs, esquivent les nuances, fuient la recherche de la vérité pour traîner un présumé innocent dans la boue du scandale, et portent leur plume dans la plaie de Gérard Lhéritier, qui n’y comprend rien. Aux yeux du monde, ses investissements jadis remarquables deviennent suspects. De « roi des belles lettres » à « Madoff Français » en un clin d’œil : magie de la justice médiatique, qui condamne très rapidement (mais toujours avec un point d’interrogation, on ne sait jamais), plus rapidement que la justice, puisque Lhéritier est toujours mis en examen, dans l’attente d’un procès. Pourtant, Lhéritier n’a rien à voir avec l’escroc Bernard Madoff, formule que reprenait encore L’express en novembre 2018. Face à l’hallali médiatique, le présent ouvrage sonne comme une contre-enquête, visant à pointer les failles de l’enquête judiciaire. Certains récits, nombre d’anecdotes témoignent soit d’un amateurisme, soit d’un acharnement absurde, tant elles paraissent en dissonance avec la recherche de la vérité.

Ce livre sonne également comme un requiem, car depuis longtemps, Aristophil n’est plus. Après la perquisition de novembre 2014, les comptes de la société sont immédiatement bloqués (ainsi que ceux des enfants de Gérard Lhéritier), plaçant Aristophil dans l’incapacité de poursuivre ses activités. « Lorsqu’il y a des soupçons de blanchiment ou d’escroquerie en bande organisée, les magistrats ont tendance à pratiquer des saisies sur l’intégralité des biens, sans proportionnalité », écrit l’auteure. Elle est placée en redressement judiciaire le 16 février. Un plan de redressement est proposé, mais saboté notamment par les associations de parties civiles (et leurs nombreux avocats), si bien qu’Aristophil est mise en liquidation judiciaire le 10 mars 2015, après que deux experts furent nommés pour évaluer les actifs – des évaluations très, très basses : un texte de François Rabelais est bradé 2 €, une lettre de Charles à X est vendue 10 €. L’actif, initialement évalué à 139,2 millions d’euros, est liquidé pour 30,7 millions. Pour les contempteurs de Lhéritier, cette décote illustre la bulle spéculative créée par celui dont ils ont saisi les biens. Au passage, notons que certains experts, comme Jean-Claude Vrain, rachètent à vil prix des pièces naguère vendues huit à dix fois plus cher à Aristophil – pour en tirer, par la suite, un juteux bénéfice. L’État, qui a dans le passé bénéficié du très généreux mécénat d’Aristophil, récupère les pièces classées « trésors nationaux » (le manuscrit des 120 journées de Sodome, du marquis de Sade ; les premier et deuxième manifestent du surréalisme, par André Breton, et d’autres). Sans compter les avocats qui prennent en charge les dossiers des centaines de clients laissés sur le carreau (par la liquidation), et facturent à la chaîne sans que leurs clients n’aient pu encore récupérer leurs biens. À ce sujet, l’auteure rappelle opportunément que c’est le blocage des comptes et la liquidation de la société qui ont empêché, en 2015, les clients d’Aristophil de bénéficier d’un retour sur leur investissement. En clair : c’est l’enquête judiciaire qui a causé leur ruine, et non les pratiques de la société (car Lhéritier n’a berné personne et ne vendait pas du vent, comme Madoff et ses pyramides).

Si Gérard Lhéritier a cristallisé les haines, c’est que son système, novateur, a fait grincer des dents les caciques du milieu. Sous son empire, les prix ont cru, certes, mais la tendance à la hausse était inévitable, témoigne un expert. On comprend, en lisant le livre d’Isabelle Horlans, que les estimations pouvaient varier de un à vingt en quelques mois, selon les experts, qui parfois même se rectifiaient eux-mêmes. Ainsi en est-il du manuscrit Einstein-Besso, qu’Artisophil a acheté 559 000 dollars, vendu 3,5 millions. La police a trouvé ça louche, bien que ces marges soient usuelles dans ce domaine. C’était en 2002, et en 2003, un expert l’estime à 12 millions, puis se dédie et en donne 1,8 million. Plus tard, alors que Lhéritier est hors course, on ira jusqu’à lui donner la valeur de 24 millions d’euros, avant de le ramener à 12 millions.

Pourtant, les autorités financières les plus sérieuses se sont penchées sur son cas, bien en amont de sa mise en examen pour escroquerie. En 2003, l’autorité des marchés financiers adresse une mise en garde contre « la proposition de démarchage » d’Aristophil, rappelant que la société n’est « pas autorisée à fournir des conseils en investissement », et que « la plus grande prudence est recommandée aux investisseurs ». Signalement au parquet, poursuites, renvoi devant le tribunal correctionnel et, le 3 octobre 2006 : relaxe. Le parquet ne fait pas appel. En 2007, curieusement, l’AMF émet la même recommandation, par communiqué de presse en anglais et en français, et fait un nouveau signalement au parquet – au mépris de la chose jugée, proteste Lhéritier. Pressentant un mauvais coup, Lhéritier engage des avocats pour qu’ils passent en revue ses contrats de courtage, afin d’en vérifier les termes et de les amender. Lhéritier rappelle dans un courrier à l’AMF la nature de ses activités : achat de lettres et manuscrits, ensuite proposés à des acquéreurs par des agents indépendants ; promotion de ses découvertes au musée de Paris (musée des lettres et des manuscrits, qu’il a fondé) ; participation au rayonnement de la France en prêtant tout ou partie des œuvres à des expositions nationales. Aucune activité qui ne nécessite un agrément AMF, souligne-t-il.

Parallèlement, Tracfin surveille Aristophil et ses transactions financières jugées suspectes. Lhéritier lève les soupçons, jusqu’à devoir justifier ce chèque de 170 millions d’euros, qui résulte de son gain du pactole à l’Euromillions. Mais Tracfin est abreuvé de « renseignements anonymes », qui émettent des doutes notamment sur l’authenticité de certaines pièces de la collection – pure malveillance, encore une fois. Quant aux soupçons de blanchiment, ils ont tous été balayés par l’enquête aujourd’hui encore en cours.

Aujourd’hui, le « fond Aristophil » a en partie été revendu, mais près de 900 propriétaires et indivisaires des œuvres sont encore en conflit avec celui qui est chargé de liquider les lots, car en désaccord avec ses estimations. Gérard Lhéritier vend ses biens pour éponger ses dettes. Les investigations sont terminées, les chefs de préventions ont été « adoucis », mais le règlement de l’information judiciaire ne devrait pas intervenir avant 2020, avant un procès où, Lhéritier, 71 ans aujourd’hui, bénéficiera – enfin – du contradictoire.