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Affaire Bismuth : les écoutes au cœur de la condamnation

La 32e chambre du tribunal correctionnel a condamné lundi Nicolas Sarkozy, Thierry Herzog et Gilbert Azibert à trois ans d’emprisonnement, dont deux avec sursis simple. Les trois hommes étaient poursuivis notamment pour corruption et trafic d’influence, et violation du secret professionnel pour les deux derniers.

par Pierre-Antoine Souchardle 2 mars 2021

Même sur l’écran de la salle de retransmission, la tension des prévenus et de leurs avocats est palpable. Ils parlent les uns avec les autres. Quelques robes noires viennent saluer les prévenus. Une main sur l’épaule en signe d’amitié.

En face, sur les sièges du ministère public, le patron du parquet national financier, Jean-François Bonhert, a pris place aux côtés des deux procureurs, Céline Guillet et Jean-Luc Blachon. Lors des réquisitions, M. Bonhert avait tenu à rappeler que ce procès n’était pas celui d’une « vengeance institutionnelle, ni celle de la magistrature et encore moins celle du PNF ».

À 13h33, l’huissier lance un tonitruant « Le tribunal » et procède à un appel des prévenus. Ceux-ci sont assis sur leur chaise rouge, devant leurs avocats. Lorsque la présidente Christine Mée demande à la salle de ne pas se manifester durant la lecture du jugement et de garder le silence jusqu’au bout de la décision, les visages se renfrognent.

Nicolas Sarkozy a passé sa jambe droite sur la gauche, les mains sur le genou, le pied gauche battant une mesure que lui seul entend. Thierry Herzog réajuste les manches de sa chemise. Lui aussi bat du pied une silencieuse mesure plus rapide qu’une marche funèbre. Gilbert Azibert, lui, semble figé.

L’ex-chef de l’État est soupçonné, avec son avocat et ami Thierry Herzog et le magistrat à la Cour de cassation Gilbert Azibert, d’avoir conclu un pacte de corruption, dans le cadre de l’affaire Bettencourt en 2013 : le magistrat leur donne des informations sur le pourvoi en cours pour faire annuler la saisie des agendas présidentiels, en échange d’un poste au conseil d’État monégasque. Le poste ne sera finalement jamais demandé et la Cour de cassation rejettera en mars 2014 le pourvoi de Nicolas Sarkozy.

Validation de l’essentiel des écoutes téléphoniques

La présidente commence la lecture du jugement par les exceptions de nullité, rejetées par le tribunal, avant d’en venir à la question principale, celles des écoutes qui fondent le cœur nucléaire de ce dossier. Écoutes illégales pour la défense. Des écoutes à filets dérivants qui n’auraient même jamais dû être retranscrites car violant le secret professionnel entre l’avocat et son client, avait-elle soutenu. Des écoutes qui ne sont rien d’autre que des discussions entre un conseil et son client sur la stratégie à tenir.

Le raisonnement juridique du tribunal est simple. Les vingt et une retranscriptions d’interceptions téléphoniques, contestées tant par la défense que par la très grande majorité des avocats, sont intervenues sur la ligne Bismuth (du nom d’un ancien camarade de classe de Thierry Herzog), « ouverte sous une fausse identité et que M. Thierry Herzog utilisait lui aussi une ligne souscrite sous une fausse identité pour communiquer avec son client par ce moyen ». Interceptions réalisées dans l’enquête sur le supposé financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy.

Rien, précise le tribunal, « ne faisait obstacle au placement sous interception téléphonique » de la ligne Bismuth. Toutefois, poursuit-il, les enquêteurs auraient dû respecter le secret professionnel entre l’avocat et son client. « Le secret professionnel constitue la base de la relation entre un avocat et son client et il ne peut se concevoir sans la confidentialité qui génère la confiance indispensable du client et la liberté dans la défense des intérêts », assène la présidente avant de modérer son propos. Si le secret professionnel « est une garantie primordiale du procès équitable, il n’est pas intangible ».

Ça tangue sur les bancs de la défense dont toutes les têtes sont aimantées vers le tribunal. Si celui-ci, au nom de « l’exigence de protection des droits de la défense », écarte deux écoutes, il valide néanmoins le reste des interceptions téléphoniques. À ce moment précis de la lecture, tous ont compris que le tribunal allait entrer en voie de condamnation.

Et la présidente d’enfoncer le clou (sur le cercueil du secret professionnel ?). « Le contenu des conversations litigieuses ne procède nullement de l’élaboration d’une stratégie de défense ou d’une consultation juridique. Au contraire, au moment de chacune des écoutes, des indices de nature à faire présumer la participation de M. Thierry Herzog à des infractions pénales (infractions de violation du secret professionnel, trafic d’influence, complicité et recel de ces deux infractions) sont relevés sans qu’il soit nécessaire de prendre en considération des éléments postérieurs ou extrinsèques auxdites conversations.

Ces conversations contiennent des indices sur la possibilité d’obtenir, d’une part, des informations sur les investigations ou surveillances auxquelles M. Nicolas Sarkozy pouvait être soumis dans le cadre de l’information d’origine, d’autre part, des renseignements obtenus ou susceptibles d’être obtenus sur une autre procédure par un magistrat professionnel (violation du secret professionnel et recel) et, enfin, des informations sur les interventions de ce dernier en leur faveur dans ladite procédure et les avantages qu’ils pouvaient être en mesure d’apporter à ce magistrat en contrepartie ».

Caractérisation des infractions

La messe est dite. Il ne reste plus qu’à caractériser les infractions. Sur la violation et le recel de violation du secret professionnel, d’une part. Me Herzog, « qui connaissait parfaitement les règles déontologiques qui s’attachent à sa profession », a, selon le tribunal, sciemment transmis à Gilbert Azibert, entre le 25 et 27 septembre 2013, un document (un arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Bordeaux) couvert par le secret de l’instruction et a donc « violé le secret professionnel qui s’imposait à lui ». Quant à Gilbert Azibert, « reconnu comme un éminent spécialiste de la procédure pénale », il a donc, en toute connaissance de cause sur les dispositions du secret professionnel et de l’instruction, accepté ce document en se rendant au cabinet de l’avocat. Le tribunal le déclare donc coupable de recel de violation de secret professionnel.

Sur les faits de trafic d’influence et de corruption, le tribunal a tout d’abord relevé que la première incrimination diffère de la seconde « en ce que l’avantage indu a pour contrepartie non pas l’accomplissement ou le non-accomplissement d’un acte de la fonction ou d’un acte facilité par la fonction mais l’abus d’une influence réelle ou supposée afin d’obtenir une décision favorable d’une autorité publique ». Le tribunal considère que les faits de corruption de magistrat et de trafic d’influence « ne procèdent pas de manière indissociable d’une action unique caractérisée par une seule intention coupable », condition nécessaire à l’application du principe ne bis in idem au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation.

La preuve du pacte de corruption ressort, selon le tribunal, « d’un faisceau d’indices graves, précis et concordants résultant des liens très étroits d’amitié noués entre les protagonistes, des relations d’affaires renforçant ces liens, M. Thierry Herzog était l’avocat de M. Nicolas Sarkozy, des intérêts communs tendant vers un même but, celui d’obtenir une décision favorable aux intérêts de M. Nicolas Sarkozy, et des écoutes téléphoniques démontrant les actes accomplis et la contrepartie proposée ».

Pour M. Azibert, les faits de corruption consistent, en étant magistrat, « à fournir des informations sur le pourvoi formé dans le dossier “Bettencourt” évoqué devant la chambre criminelle de la Cour de cassation (avis de l’avocat général préalablement à sa transmission officielle, avis du conseiller rapporteur, date des délibérations, opinion des conseillers siégeant dans la formation de jugement), informations glanées grâce à sa position de premier avocat général à la Cour de cassation ». Il lui est ainsi reproché d’avoir accompli des actes facilités par sa fonction.

Quant au trafic d’influence, il porte, relève le tribunal, sur « l’influence réelle ou supposée exercée par M. Gilbert Azibert auprès de l’avocat général ou des conseillers de la chambre criminelle siégeant dans la formation de jugement, en vue d’obtenir une décision favorable à M. Nicolas Sarkozy ».

Si la contrepartie visée est la même pour les deux infractions, l’obtention d’un poste au sein de l’institution judiciaire de la principauté de Monaco, « les deux infractions visent bien des agissements différents », note le tribunal.

Quant à MM. Herzog et Sarkozy, corrupteurs actifs, il s’est agi « d’obtenir ou de vérifier des informations auprès de M. Gilbert Azibert, magistrat, et, dans le cadre du trafic d’influence, de peser sur le contenu d’une décision de la chambre criminelle par l’intermédiaire de M. Gilbert Azibert ».

Dans ses attendus, le tribunal constate que si le magistrat avait « parfaitement conscience de manquer à son devoir de probité », MM. Herzog et Sarkozy « avaient conscience de l’illicéité des actes accomplis par M. Gilbert Azibert et du caractère confidentiel des informations réceptionnées ».

Les peines

Sur les peines, le tribunal a considéré que les trois hommes « ont porté gravement atteinte à la confiance publique en instillant dans l’opinion publique l’idée selon laquelle les procédures devant la Cour de cassation […] peuvent faire l’objet d’arrangements occultes destinés à satisfaire des intérêts privés ». Seule une réponse pénale ferme peut sanctionner leur comportement.

Concernant M. Sarkozy, le tribunal juge que les faits « sont d’une particulière gravité » car commis « par un ancien président de la République qui a été le garant de l’indépendance de la justice ». Selon le jugement, l’ancien chef d’État se serait « servi de son statut d’ancien président de la République et des relations politiques et diplomatiques qu’il a tissées alors qu’il était en exercice pour gratifier un magistrat ayant servi son intérêt personnel ».

Contre son avocat et ami Thierry Herzog, le tribunal a relevé que les faits ont été commis « par un avocat, auxiliaire de justice, qui n’a pas hésité à bafouer le secret professionnel auquel il était tenu et a tenté d’influer sur une procédure judiciaire en cours devant la Cour de cassation par l’emploi de procédés illégaux ». Les interceptions téléphoniques montrent, selon le tribunal, que l’avocat s’est placé « hors du champ de la défense, et même du conseil ».

Ce « lien personnel fraternel qu’il a noué avec M. Nicolas Sarkozy a obscurci, par manque de distance, son discernement professionnel d’avocat ». Mais surtout, et c’est là l’un des attendus les plus durs pour cet avocat réputé, le tribunal considère qu’il a « dressé un pont entre deux amitiés dans son intérêt et celui de son client en s’affranchissant de ses obligations déontologiques et au mépris de la justice ». Le tribunal a également prononcé une peine de cinq ans d’interdiction d’exercer la profession d’avocat.

Le tribunal n’a guère été plus tendre avec Gilbert Azibert, magistrat, « dont la mission était de servir avec honnêteté, loyauté, dignité et impartialité l’institution judiciaire et non pas de se mettre au service d’intérêts privés ». Les délits pour lesquels il a été reconnu coupable « sont de nature à jeter le discrédit sur une profession dont la mission est essentielle au bon fonctionnement de la démocratie ». Par ces agissements, M. Azibert « s’est non seulement affranchi de façon persistante de ses obligations déontologiques, mais il a aussi trahi la confiance de ses collègues de la Cour de cassation ».

Une fois le jugement prononcé, aucun des trois condamnés n’a souhaité faire de déclaration. Le parquet avait requis quatre ans d’emprisonnement, dont deux avec sursis contre les trois hommes. Dans son jugement, le tribunal a requalifié pour M. Azibert les faits de corruption passive par personne dépositaire de l’autorité publique en fait de corruption passive par magistrat, délit prévu et réprimé par les articles 434-9 et 434-44 du code pénal. Et, pour MM. Herzog et Sarkozy, il a requalifié les faits de corruption active par particulier sur une personne dépositaire de l’autorité publique en fait de corruption active par particulier sur un magistrat.

MM. Sarkozy et Herzog ont fait part de leur intention de faire appel de la décision.

 

 

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