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Affaire Borrel : 20 ans après les faits, relaxe des journalistes du Monde poursuivis pour diffamation

L’auteur de l’article a rendu compte des propos de l’avocat des parties civiles, lui-même relaxé, et la liberté d’expression reconnue à l’avocat hors des prétoires implique la possibilité pour le journaliste d’informer le public de ces propos lorsqu’il le fait sans déformation ni excès, et en s’appuyant sur une base factuelle suffisante dans le cadre d’un débat d’intérêt général. Un des deux magistrats et le parquet général, qui a requis la relaxe, ont décidé de se pourvoir en cassation.

par Sébastien Fucinile 13 octobre 2020

Vingt ans après la publication, la cour d’appel de Paris a relaxé le directeur de publication du Monde de l’époque et l’auteur de l’article faisant état d’un « comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » des premiers juges d’instruction saisis de l’affaire Borrel. Poursuivis par les deux magistrats mis en cause, la cour d’appel a constaté la prescription de l’action publique s’agissant de la première magistrate et a retenu l’exception de bonne foi s’agissant de la procédure concernant le second magistrat. Pour bien comprendre cette affaire, il faut en rappeler le long cheminement procédural.

Dans le cadre de cette affaire relative à l’assassinat du magistrat Bernard Borrel à Djibouti, le journal Le Monde avait publié, le 7 septembre 2000, un article rapportant les propos de l’avocat des parties civiles selon lequel les juges d’instruction en charge du dossier avaient omis de verser une pièce au dossier et avaient manqué à leur devoir d’impartialité, par leur proximité avec le procureur de Djibouti qui ressortait d’une lettre découverte par le nouveau juge d’instruction saisi de l’affaire. Pour l’essentiel, le journaliste rapportait les propos de l’avocat qui s’appuyait sur des pièces qu’il avait à sa disposition. Cependant, il n’avait pas contacté un des deux magistrats pour obtenir sa version des faits et avait semblé émettre une appréciation sur leur comportement. Le directeur de publication du journal Le Monde, l’auteur de l’article et l’avocat qui avait tenu les propos rapportés avaient été poursuivis pour diffamation publique par les deux magistrats mis en cause. En première instance, ils avaient été tous trois condamnés, condamnation qui fut confirmée par la cour d’appel de Versailles le 28 mai 2003. Un pourvoi a été formé par l’avocat ainsi que par un seul des deux magistrats. La chambre criminelle a cassé l’arrêt et la cour d’appel de Rouen, le 16 juillet 2008, saisie de l’action d’un seul des deux magistrats, a confirmé la condamnation. La chambre criminelle avait rejeté le pourvoi dirigé contre cet arrêt. L’affaire était allée jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme, saisie par l’avocat. Par un arrêt de section, la Cour avait condamné la France, mais seulement pour violation de l’article 6 de la Convention européenne, en ce qu’un conseiller à la chambre criminelle avait manifesté son soutien à une des parties civiles (CEDH 11 juill. 2013, Morice c. France, n° 29369/10, Dalloz actualité, 12 juill. 2013, art. A. Portmann ; AJ pénal 2013. 675, obs. C. Porteron ; D. avocats 2013. 375, obs. D. Piau ; Légipresse 2013. 456 et les obs. ; RSC 2013. 673, obs. J.-P. Marguénaud ). L’affaire avait alors été renvoyée devant la grande chambre qui avait conclu à l’unanimité à la violation, en plus de l’article 6, de l’article 10 de la Convention, en raison d’une ingérence disproportionnée dans le droit de l’avocat à la liberté d’expression (CEDH 23 avr. 2015, Morice c. France, n° 29369/10, Dalloz actualité, 13 mai 2015, obs. O. Bachelet ; D. 2015. 974 ; ibid. 2016. 225, obs. J.-F. Renucci ; AJ pénal 2015. 428, obs. C. Porteron ; Constitutions 2016. 312, chron. D. de Bellescize ; RSC 2015. 740, obs. D. Roets ). L’avocat auteur des propos litigieux avait alors saisi la Cour de révision et de réexamen, qui avait renvoyé l’affaire devant l’assemblée plénière de la Cour de cassation, qui avait cassé et annulé l’arrêt de la cour d’appel dans ses dispositions le concernant et avait dit n’y avoir lieu à renvoi, de sorte qu’il était définitivement relaxé (Cass., ass. plén., 16 déc. 2016, n° 08-86.295, Dalloz actualité, 21 déc. 2016, obs. S. Lavric ; D. 2017. 434, note explicative de la Cour de cassation , note E. Raschel ; ibid. 2018. 87, obs. T. Wickers ; AJ pénal 2017. 187, obs. C. Porteron ; Légipresse 2017. 8 et les obs. ; ibid. 85, Étude B. Ader ).

À la suite de cette décision profitant à l’avocat auteur des propos litigieux, le directeur de publication et l’auteur de l’article ont saisi la Cour de révision et de réexamen, qui a annulé, le 5 juillet 2018, l’arrêt de la cour d’appel de Rouen du 16 juillet 2008 concernant l’action en diffamation introduite par la première partie civile, et a ensuite annulé le 24 juin 2019 l’arrêt du 28 mai 2003 concernant la seconde partie civile. Le premier problème auquel la cour d’appel a eu à répondre concerne la prescription de l’action publique : la seconde partie civile n’avait pas fait citer les prévenus dans les trois mois de l’arrêt de la Cour de révision du 24 juin 2019 et le ministère public n’avait fait aucun acte interruptif dans ce même délai. La cour d’appel a alors conclu à la prescription de son action et a rejeté l’argumentation de la partie civile consistant à dire qu’il appartenait aux demandeurs à la révision d’interrompre la prescription, sans quoi leur action en révision se trouverait éteinte et le jugement rendu en première instance deviendrait définitif. Il s’agissait de la transposition de la solution prévue par le code de procédure civile concernant le renvoi devant une juridiction du fond décidée par la cour de réexamen (C. pr. civ., art. 1031-23). Mais la cour d’appel a justement fait remarquer que la solution n’est pas transposable à la procédure pénale. En effet, en vertu de l’article 6 du code de procédure pénale, la prescription est une cause d’extinction de l’action publique, de sorte que l’absence d’acte interruptif en cause d’appel laisse courir le délai de prescription qui, en survenant, éteint l’action publique.

S’agissant de l’action en diffamation concernant l’autre magistrat partie civile, la cour d’appel a statué sur le fond et, après avoir relevé que les propos tenus dans l’article étaient diffamatoires, elle a retenu l’exception de bonne foi. Elle a rappelé les quatre critères de la bonne foi : le but légitime, l’absence d’animosité personnelle, l’existence d’une enquête sérieuse et la prudence et la mesure dans l’expression. Mais elle a également précisé qu’en application de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, il convient d’abord de rechercher « si ces propos s’inscrivent dans un débat d’intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante, afin, s’ils constatent que ces deux conditions sont réunies, d’apprécier moins strictement ces quatre critères, notamment s’agissant de l’absence d’animosité personnelle et de la prudence dans l’expression ». En effet, l’article 10 de la Convention protège particulièrement les expressions publiques s’inscrivant dans un « débat d’intérêt général » (CEDH 8 juill. 1999, Sürek c. Turquie, n° 34875/07 ; 15 févr. 2005, Steel et Morris c. Royaume-Uni, n° 68416/01, AJDA 2005. 1886, chron. J.-F. Flauss ). Pour se conformer à l’article 10, la Cour de cassation a évolué dans son appréciation de la bonne foi et applique moins strictement les critères de la bonne foi lorsque l’expression se situe dans le cadre d’un débat d’intérêt général (Crim. 11 mars 2008, n° 06-84.712, Dalloz actualité, 7 avr. 2008, obs. S. Lavric ; D. 2008. 2256 , note J. Lapousterle ; ibid. 2009. 1779, obs. J.-Y. Dupeux et T. Massis ; AJ pénal 2008. 237  ; 12 mai 2009, n° 08-85.732, Dalloz actualité, 24 juin 2009, obs. S. Lavric ; D. 2009. 2316, obs. S. Lavric , note E. Agostini ; AJ pénal 2009. 360  ; v. sur ce sujet, C. Michalski, Liberté d’expression et débat d’intérêt général, AJ pénal 2013. 19 ). La Cour de cassation n’a jamais entendu, en présence d’un débat d’intérêt général, écarter l’un ou l’autre des critères de la bonne foi, mais seulement de les apprécier de manière moins stricte (v. Rép. pén. Diffamation, par S. Detraz, n° 313), en vérifiant notamment l’existence d’une « base factuelle suffisante » (Crim. 2 oct. 2012, n° 11-83.188, D. 2013. 457, obs. E. Dreyer ). C’est ce que fait la cour d’appel dans le présent arrêt, en relevant que les propos tenus et rapportés par le journaliste s’inscrivent dans un débat d’intérêt général et en retenant qu’il existait une base factuelle suffisante reposant sur une série de documents. La cour a ensuite analysé les quatre critères de la bonne foi. Au sujet de la prudence dans l’expression, elle a notamment souligné que « la liberté d’expression reconnue à l’avocat hors des prétoires implique la possibilité pour le journaliste d’informer le public de ces propos, lorsqu’il le fait, comme en l’espèce, sans déformation ni excès, et en s’appuyant sur une base factuelle suffisante dans le cadre d’un débat d’intérêt général ». En effet, la Cour européenne des droits de l’homme insiste sur la liberté d’expression de l’avocat, y compris en dehors des prétoires, qui doit lui permettre de formuler des critiques envers le fonctionnement de la justice (v. CEDH 15 déc. 2011, Mor c. France, n° 28198/09, Dalloz actualité, 22 déc. 2011, obs. S. Lavric ; AJDA 2012. 143, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2012. 667, obs. S. Lavric , note L. François ; ibid. 2013. 136, obs. T. Wickers ; AJ pénal 2012. 337 , note C. Porteron ; Légipresse 2012. 14 et les obs. ; ibid. 101, comm. B. Ader ; RSC 2012. 260, obs. J.-P. Marguénaud ). Le journaliste qui rapporte les propos de l’avocat doit bénéficier de cette même protection, sans quoi la liberté d’expression accordée à l’avocat, dont les propos ne pourraient être rapportés, serait illusoire.