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Affaire Houlette ou l’hypocrite débat sur l’indépendance du parquet relancé

Ce n’est pas un nouveau scandale dans l’affaire Fillon, c’est la suite d’une autre affaire, celle du parquet à la française qui, dénoncé avec une telle clarté, avec une telle efficacité et, qui plus est, par l’ex-cheffe de l’un des parquets les plus puissants de France, apparaît plus que jamais comme totalement dépassé. Dalloz actualité a retranscrit l’intégralité de l’audition d’Éliane Houlette le 10 juin dernier par la commission d’enquête sur « les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire judiciaire ».

par Marine Babonneaule 22 juin 2020

Qu’a dit Mme Houlette pour que la procureure générale réagisse en publiant un communiqué dans la journée, suivie de l’annonce par l’Élysée d’une saisine du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) « pour lever tout doute sur l’indépendance et l’impartialité de la justice dans cette affaire » ?

L’ancienne cheffe du parquet national financier (PNF) Éliane Houlette (dont l’intégralité des propos est retranscrite ci-dessous), devant la commission sur l’indépendance de la justice, dit essentiellement deux choses. Tout d’abord, dans un exposé liminaire, la magistrate affirme que le ministère public n’est pas une autorité indépendante, le parquet général ayant le pouvoir – légal – de lui demander des comptes – pour qui, pourquoi ? – sur des dossiers en cours.

La complainte d’un parquet trop dépendant statutairement de l’exécutif n’est pas nouvelle, nombreux sont les magistrats qui plaident pour une réforme constitutionnelle que le pouvoir politique n’a jamais voulu faire aboutir. Le Conseil supérieur de la magistrature l’a réaffirmé à plusieurs reprises dans ses rapports annuels (lire aussi cet avis de décembre 2014). C’est un débat de dupes. « C’est le fait de ne pas savoir qui trouble, qui jette la suspicion, d’autant que, dans le suivi de l’action publique pour certaines affaires, je ne suis même pas sûre que le contrôle de l’action publique qui a été exercé par le parquet général ait été exercé à la demande de la Chancellerie. Mais comme il y a ce lien hiérarchique, tout est possible. Ça laisse planer le doute. » Éliane Houlette va répéter cela, très librement, à plusieurs reprises lors de son audition.

La complainte a pris cette fois-ci une tournure plus forte, fracassante, parce que les soupçons d’un lien entre pouvoir exécutif et autorité judiciaire ont été illustrés d’exemples judiciaires concrets, par un magistrat et pas n’importe lequel. Lors de l’audition, Éliane Houlette n’évoque pas d’elle-même le dossier Fillon, c’est le député Ugo Bernalicis qui lui pose la question. Non, elle n’a pas ouvert d’information judiciaire à la demande du parquet général. Elle explique au contraire qu’elle a tenu bon face aux pressions « quotidiennes » de Mme Champrenault, qui a ouvert à l’encontre de l’ancienne cheffe du PNF une procédure pour violation du secret de l’enquête dans un autre dossier. Éliane Houlette le dit dans cette audition, elle préfère l’enquête préliminaire. Si elle a décidé, seule, de recourir à l’information judiciaire dans l’affaire Fillon, c’est qu’elle avait un problème de taille devant elle : une nouvelle loi sur la prescription qui risquait de mettre à mal la procédure et le dossier tout entier. Mais le cœur du problème n’est pas dans cette affaire particulière, le mal est général, selon l’ancienne procureure qui le dit de manière très « directe » et « cash », comme le souligne le rapporteur de la commission.

Nous avons décidé de retranscrire et de publier l’audition dans son intégralité pour son intérêt évident.

 

 

Ugo Bernalicis : Je vais vous donner la parole pour une brève intervention liminaire qui précédera notre échange sous forme de questions et de réponses en fonction évidemment de l’intérêt de notre commission d’enquête pour les thématiques que vous aborderez. [Lecture du texte sur la prestation de serment, ndlr.] Madame, je vous invite donc à lever la main droite, à actionner le micro par ailleurs, et dire je le jure.

Éliane Houlette : Je le jure, Monsieur le Président.

U.B. Je vous remercie et vous avez la parole.

E.H. : Monsieur le Président, Monsieur le Rapporteur, Mesdames et Messieurs les Députés, merci de la confiance que vous me témoignez en sollicitant ma réflexion sur le sujet de votre commission d’enquête sur « les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire ». Quelques mots très rapides sur le parquet national financier – que je vais appeler PNF pour plus de facilité – il a été créé comme vous le savez par la loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière à la suite d’une affaire mettant en cause un ancien ministre du budget. Il est entré en fonction le 1er février 2014, il a une double spécificité, une compétence géographique étendue à tout le territoire national et une compétence matérielle limitée aux infractions économiques et financières les plus graves, c’est-à-dire les délits boursiers – c’est une compétence exclusive –, les atteintes à la probité et les atteintes aux finances publiques, c’est-à-dire la fraude fiscale complexe. Pour ces deux types d’infractions, c’est une compétence qu’il partage, une compétence concurrente – on appelle concurrente – avec les autres parquets, notamment avec les JIRS [juridictions interrégionales spécialisées, ndlr].

C’est peu dire que les vents lui étaient contraires, il faisait l’unanimité contre lui puisque beaucoup de hauts magistrats et l’ensemble des organisations professionnelles de magistrats étaient opposés à ce modèle de justice spécialisée, qualifiée de construction compliquée, d’objet juridique non identifié, d’outil de communication politique et de coquille vide. Sa création devait s’accompagner d’une réforme constitutionnelle portant notamment sur le statut du parquet. Elle n’a jamais vu le jour. Et pourtant la question de l’indépendance du parquet, singulièrement celle du PNF, est fondamentale. Je vais y revenir.

Les moyens humains et matériels du PNF étaient très limités. Cinq magistrats en tout, un greffier stagiaire, une secrétaire, cinq ordinateurs et bureaux. J’y fais allusion car l’aspect des moyens n’est pas neutre sur la question de l’indépendance.

En cinq ans et demi, il est devenu une institution reconnue sur le plan national et international. La circulaire récente, dont le journal Les Échos s’est fait l’écho aujourd’hui, du 2 juin 2020 de la ministre de la justice relative à la corruption internationale consacre cette reconnaissance.

Cette expérience de six années, presque six années, qui a été jonchée de difficultés, m’a permis d’appréhender de façon pragmatique ce que pouvaient être, ce que peuvent être les obstacles à l’indépendance de la justice. Le premier obstacle, celui dont découle tous les autres, mais vous le savez mieux que moi, est d’ordre constitutionnel, bien sûr, puisqu’en choisissant d’intituler le titre VIII de la Constitution « De l’autorité judiciaire », le constituant de 1958 a exclu d’emblée la reconnaissance d’un pouvoir judiciaire à égalité avec le pouvoir législatif et avec le pouvoir exécutif. Ce qui laisse d’ailleurs en suspens la question de la subordination du parquet.

Le président de la République est garant de l’indépendance de la magistrature au sens de la Constitution. La justice n’est donc pas érigée en entité autonome puisque son indépendance est garantie par le chef de l’exécutif. Ce qui a fait dire à feu le professeur Carcassonne : « Autant proclamer que le loup est gardien de la sécurité de la bergerie ». On voit bien que la conception française de l’indépendance de la justice est ancrée dans l’histoire, et c’est une conception politique ancrée qui repose sur l’histoire. C’est donc un membre de l’exécutif, ministre de la justice, qui fait voter les lois, en surveille l’application, qui gère la carrière des magistrats, qui assure leur discipline, propose le budget de la justice au parlement et décide d’allouer les crédits entre les cours d’appel.

Et le poids de l’exécutif se fait aussi ressentir sur la formation des juges puisque le conseil d’administration de l’ENM [École nationale de la magistrature, ndlr] est composé de membres qui sont tous désignés par l’exécutif, le ministre de la justice, à l’exception bien sûr du président et du vice-président de ce conseil qui sont les chefs de la Cour de cassation.

En réalité, l’organe constitutionnel qui concourt à l’indépendance de l’autorité judiciaire est le Conseil supérieur de la magistrature, puisque la carrière et la discipline des magistrats sont partiellement soumises à son contrôle. Et se pose d’ailleurs la question de la composition de cet organe et de son indépendance, notamment, à l’égard du pouvoir syndical.

Mais je vais aborder directement la question de l’indépendance du parquet [18:38]. En France, l’indépendance du parquet est régulièrement mise en cause à l’occasion d’affaires pénales retentissantes à caractère politique. Et à travers ces affaires, c’est toujours le poids de l’exécutif sur la justice pénale qui est en débat. Le champ de compétence du PNF l’expose particulièrement car il concerne les lieux de pouvoir, que ce soient des lieux de pouvoir politique, économique ou administratif. Et il me semble donc essentiel que les magistrats qui assurent la répression de cette criminalité économique et financière échappent à toute forme de suspicion.

L’ordonnance de 1958 place, vous le savez, les magistrats du parquet sous la direction et sous le contrôle de leur chef hiérarchique, sous l’autorité du garde des Sceaux. Le Conseil constitutionnel a jugé que cette soumission hiérarchique au ministre de la justice n’était pas incompatible avec le principe d’indépendance des magistrats. Pour reprendre l’expression d’un professeur de droit public, Roseline Letteron, « l’indépendance s’exerce donc dans la dépendance ». Je partage totalement son analyse. Le principe de l’indépendance est posé mais c’est une indépendance sous contrôle.

Le parquet, c’est une réalité objective, est sous le contrôle du pouvoir exécutif. Pourquoi ? Parce que le ministre de la justice concentre l’élaboration de la loi pénale, la définition de la politique publique répressive et le pouvoir de nomination. [20:11] Il est responsable de la mise en œuvre de la politique pénale, par le biais des instructions générales données aux procureurs et aux procureurs généraux, lesquels les adaptent à leur ressort respectif. L’organisation du ministère est inchangée depuis des décennies. La direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) conçoit et prépare les textes, elle suit l’action publique et la direction des services judiciaires (DSJ) gère toute la carrière des parquetiers.

De cette organisation, on voit bien, de cette organisation régalienne, verticale, de ce pouvoir direct ou plus diffus de l’autorité hiérarchique résulte nécessairement ce que certains ont appelé « une culture de soumission » ou, je préfère ce terme, « une culture de dépendance ». Pourquoi ? Parce que l’indépendance, ça n’est pas seulement une question d’individus et de caractères, c’est une question de système. Un système dans lequel le processus décisionnel n’est pas transparent et formalisé, et favorise la perte de repères chez les décideurs. Qu’il s’agisse du suivi de l’action publique ou de la gestion de carrière, pour ce qui concerne le parquet, le processus manque de transparence. Et la transparence engendre la suspicion. Le parquet est suspecté de manquer d’indépendance par les avocats, par le public, par la presse, par ses membres eux-mêmes à l’intérieur même du parquet si le choix des procureurs ne leur revient pas. Le parquet est critiqué par les instances internationales et cela porte atteinte à la confiance que l’on doit avoir dans le ministère public.

Il faudrait à mon sens réinventer la justice dont l’organisation ne correspond plus aux exigences d’une justice moderne. Les avancées du droit par l’intermédiaire de la CEDH, les exigences d’efficacité, de démocratie nécessitent une transformation. Et la subordination du parquet au garde des Sceaux nuit au traitement pacifique des affaires, en particulier celles qui concernent le monde politique. La question de son indépendance perturbe le fonctionnement de l’institution tout entière. Je pense que la création du parquet européen a ouvert la voie sur ce point et, tôt ou tard, devrait amener un changement. Et il serait souhaitable, à mon sens, que cela intervienne rapidement car, à trop tarder à agir, le manque de confiance dans les institutions devient de la défiance et peut aboutir à la révolte. C’est ce que, me semble-t-il, nous ont enseigné les crises récentes qu’ont traversées notre pays et le monde dernièrement.

[23:05] Alors, de façon pratique et concrètement, le sentiment de dépendance, je l’ai éprouvé dans l’exercice de mes fonctions. D’emblée, je dois vous dire qu’aucun des quatre gardes des Sceaux qui se sont succédé de 2014 à 2019, j’ai quitté mes fonctions en juin 2019, ou leurs collaborateurs immédiats ne m’a interrogée ou ne m’a invitée à agir ou à ne pas agir dans des dossiers particuliers. Je n’ai jamais subi de pression directe de la part d’un ministre de la justice. Mais la pression que j’ai pu ressentir, en dehors de celle de la presse qui s’intéressait de très près aux affaires du PNF, s’est manifestée de manière plus indirecte ou plus subtile à travers le rôle du parquet général dans le contrôle de l’action publique du PNF. Et j’ai aussi éprouvé le poids de l’exécutif dans l’affectation des moyens humains et matériels d’un parquet très spécialisé, hautement spécialisé, pour reprendre les termes de la circulaire du 31 janvier 2014.

[24:18] Il y a deux dimensions dans l’action publique. La première concerne son exercice qui relève de la seule responsabilité du procureur de la République et la seconde est relative à la place du procureur général par le biais des instructions générales et des demandes de rapports particuliers. Et ce sont elles qui posent problème et qui peuvent constituer une entrave à l’indépendance. [24:43] Sur ce point, la position du procureur de la République financier est spécifique puisque, si l’on se réfère aux critères fixés par la circulaire du 31 janvier 2014 qui définit les relations entre le garde des Sceaux et le parquet, si on se réfère aux critères posés par la circulaire, presque tous les dossiers, je pense la totalité des dossiers traités par le PNF, répondent à l’un ou plusieurs de ces critères. Or, du fait de sa compétence nationale, le ressort de compétence du procureur national financier est plus étendu que celui de l’autorité hiérarchique sous laquelle il est placé, c’est-à-dire le procureur général de Paris. Le procureur financier informe donc le procureur général de Paris d’affaires particulières qui se déroulent dans d’autres ressorts que celui de la cour d’appel de Paris. La question se pose, me semble-t-il, de la légitimité du procureur général de Paris pour solliciter des informations des faits qui ne concernent pas son ressort. Et le code de procédure pénale ne résout pas cette difficulté. Il prévoit que le procureur général de Paris anime et coordonne, en concertation avec les autres procureurs généraux, la conduite de la politique d’action publique pour l’action de la compétence concurrente. Mais les conflits de compétence sont rares – quelques-uns au début – et il n’y a pas besoin de coordination car la compétence du procureur de la République financier s’étend à tout le territoire national.

Et le problème, c’est qu’à travers les instructions générales et les rapports particuliers, le procureur général s’arroge un droit de regard sur la conduite et les choix d’action publique des procureurs de la République. Je ne parle qu’en mon nom, procureure de la République financier. Et ce droit de regard est omniprésent [26:42]. Il se traduit par des demandes de rapports, copies de réquisitoires définitifs qui sont transmis aux juges d’instruction, des demandes de précisions et lorsqu’une personnalité politique est mise en cause, le contrôle est extrêmement étroit. Je l’ai personnellement vécu, c’est-à-dire avec deux ou trois demandes parfois dans la même journée, des demandes de renseignements, de synthèse d’auditions, « la presse se fait l’écho d’une perquisition à tel endroit, merci de bien nous dire avant telle heure les résultats de cette perquisition ». Donc, quand je dis que c’est un contrôle étroit, c’est un contrôle extrêmement étroit. Et dans une affaire, il m’a même été suggéré de modifier les termes d’un communiqué. Vous savez que nous avons l’obligation, nous les procureurs, de transmettre, de faire parvenir au garde des Sceaux – ce qui est normal – le communiqué qu’il destine aux agences de presse, et donc la voie habituelle, la seule voie, de passer par le parquet général, ce que j’ai toujours fait, et donc on m’a demandé de modifier les termes d’un communiqué, ce que je n’ai pas fait puisque l’article 11 du code de procédure pénale autorise le procureur de la République à communiquer et n’autorise que le procureur de la République. Ce n’est pas envisageable que quelqu’un d’autre communique à la place du procureur de la République. Il informe le garde des Sceaux, évidemment via le parquet général, mais sa libre communication fait partie de son indépendance.

Et donc, la question qu’on peut se poser en réalité, c’est pourquoi ce droit de regard du procureur général sur l’action publique, à travers des affaires particulières ? [28:29] Comment l’interpréter ? Est-ce qu’il agit pour lui ou pour quelqu’un d’autre ? Ce contrôle de l’action publique laisse la possibilité en fait d’une intervention dont on ne connaît pas la profondeur des motivations et ça nuit véritablement à l’indépendance. Et, sur ce point, je veux dire que le fonctionnement de la remontée d’informations m’est apparu empreint d’archaïsmes. Il me semble que peu de choses ont changé depuis l’époque lointaine où j’ai pu être moi-même jeune magistrat à la Chancellerie. Les rapports individuels existent sous la même forme, la dématérialisation des échanges a accéléré les demandes et les délais de transmission des demandes puisqu’aux rapports formels écrits s’ajoutent les comptes rendus et les échanges par messagerie électronique.

Alors la circulaire de 2014 prévoit que les parquets généraux puissent apporter une assistance juridique aux parquets de première instance [29:41]. Je n’ai pas le souvenir que le parquet général de Paris nous ait apporté sa réflexion juridique ou technique sur un dossier. Sans doute parce qu’il n’était pas outillé pour apporter son expertise à un parquet aussi spécialisé que le nôtre. Et, au contraire, les demandes de rapports circonstanciés et de précisions ont été un accroissement considérable de la tâche des magistrats du PNF. Pour certaines affaires, entre la pression de la presse et celle du parquet général qui faisait des demandes incessantes de renseignements, la tâche était extrêmement lourde et dense. Dans ce cas, nous n’avons que loi à laquelle nous raccrocher. Que dit la loi ? Que dit la loi ?

Il me semble que lorsqu’on demande un rapport sur une affaire particulière, on devrait être en mesure d’indiquer les raisons et l’origine de la demande. [30:41] Ce serait beaucoup plus simple, beaucoup plus transparent ! Pourquoi on nous interroge, pour quel motif, et ce manque de transparence est finalement… il aboutit à ce que… le problème est moins dans les interventions que dans le doute qu’il laisse planer. C’est un véritable sujet.

On justifie parfois la remontée d’informations par l’obligation par le garde des Sceaux de rendre compte de la politique pénale, notamment au Parlement. C’est bien là le cœur du problème. En réalité, il n’existe pas de distinctions dans la loi entre ce qui relève de l’action pénale, de la politique pénale et ce qui relève de l’action publique. Et en confondant les deux, politique pénale et action publique, on légitime la remontée d’informations et le lien hiérarchique. Ça me semble être extrêmement important. Cependant, la politique pénale, c’est une politique publique répressive qui est, par définition, je reprends les termes de la circulaire de 2014, elle est par définition générale et impersonnelle. Est-ce que les rapports sur les affaires particulières permettent de penser la politique pénale ? [32:02] A-t-on besoin de connaître ce qu’il y a dans un dossier particulier pour construire une politique pénale ? Les rapports particuliers ne me semblent pas être exploités dans cet objectif et plutôt celui de l’information de la Chancellerie. Les phénomènes criminels, les problématiques d’ordre sociétal, les difficultés procédurales qu’on peut rencontrer, l’évolution de la criminalité dans certains ressorts font l’objet d’un rapport annuel qui est dressé chaque année par les procureurs aux procureurs généraux, qui en font une synthèse et qui l’adressent au garde des Sceaux. Ces synthèses me semblent suffire à la réflexion ou à la définition d’une politique pénale. Est-ce que l’éventualité de devoir rendre compte au Parlement ou à la presse d’une affaire particulière justifie le degré de précision qui m’a souvent été demandé ? Une question que je vous pose mais qui me semble être le nœud du problème.

Cette organisation verticale administrative est un frein à l’indépendance et à l’action. Elle empêche les procureurs de la République d’être libres dans leur choix d’action publique. Leur carrière dépend de leurs relations avec leur hiérarchie, donc de l’exécutif. La dépendance est là. Bien sûr. Car si le procureur de la République refuse ou ne suit pas les préconisations ou les suggestions du parquet général, sa carrière ne va pas en pâtir, sa réputation sera à tout le moins entamée. Forte tête, mauvais caractère, et c’est une réelle difficulté ! En maîtrisant la carrière du parquetier, l’exécutif pèse en fait, consciemment ou non, sur la liberté d’action publique des magistrats du parquet. [33:58] Car en fait dans un système qui ne favorise pas l’indépendance, ceux qui en font preuve sont à la marge, sont marginalisés.

Quelques mots que je voudrais dire également sur l’indépendance, sur les choix de procédure de l’ouverture d’une information ou sur le choix d’une enquête préliminaire. Dès mon arrivée à la tête du PNF, j’ai fait le choix de n’ouvrir d’information que dans des circonstances précises. Pourquoi ? Parce que, d’abord, pour revendiquer et assumer l’indépendance du PNF dans la conduite des enquêtes et également pour limiter la durée des procédures [34:48]. Vous savez que, particulièrement en matière économique et financière, les procédures sont très longues et c’est un reproche que l’on a fait très souvent à propos de cette justice. Mais lorsqu’il n’ouvre pas d’information judiciaire, le parquet est toujours suspecté en raison de son lien organique avec le ministre de la justice. L’audition de l’association Anticor que j’ai pu regarder en vidéo : on soupçonne très rapidement une intervention lorsque le parquet ouvre une procédure du pouvoir exécutif.

Et ce soupçon, tout le monde l’utilise. Les avocats, les médias, la société civile, les collègues eux-mêmes. Et donc pour échapper à ce soupçon et à toute critique, certains procureurs de la République prennent le parti d’ouvrir une information judiciaire dans des affaires qui mettent en cause une personnalité politique ou un parti politique. À mon sens, c’est l’aveu même que, quoi qu’il fasse, le système actuel ne permet pas au parquet de revendiquer son indépendance. Et il n’est pas normal que la question de l’indépendance détermine le choix de l’action publique.

On peut rétorquer que l’information judiciaire permet l’exercice du contradictoire car les avocats des mis en cause et des parties civiles peuvent accéder au dossier. Dès mon arrivée, là encore, j’ai souhaité que le parquet national financier développe une phase de contradictoire à l’issue de toutes les enquêtes préliminaires qu’il a conduites. J’ai souhaité que nous repensions nos relations avec les avocats qui sont nos premiers partenaires de justice. Tout au long de l’enquête, les magistrats s’entretiennent librement avec les conseils des personnes suspectées ou des parties civiles qui en font la demande [37:10]. La transparence dans un État de droit est une vertu surtout lorsqu’on a les pouvoirs qui sont les nôtres en matière d’enquête préliminaire. Les avocats doivent être informés dans la limite du secret de l’enquête, bien entendu, et donc c’est la conception, je crois, qui est celle du PNF. Cela étant, cette conception de l’action publique a des limites. J’en fais la cruelle expérience en ce moment puisque je fais l’objet d’une enquête pour avoir échangé avec un avocat. Mais voilà, je recommencerais demain si ça devait être le cas puisque je pense qu’il est plus honteux de se méfier d’un avocat que d’être trompé par lui parce qu’il n’aura pas respecté le secret. Mais en tout cas, on n’a pas à se méfier du premier partenaire de la justice que sont les avocats. Je crois que les avocats des parties civiles comme des mis en cause ont toujours reçu un accueil ouvert et attentif au PNF.

Mais, vous voyez, ce mode de fonctionnement nuit à l’indépendance et je pense que la meilleure manière d’en sortir, c’est de revoir le statut du parquet et de clarifier les relations par la loi entre les procureurs et les procureurs généraux ; refonder les relations entre les parquets et la Chancellerie ; séparer ce qui relève de la loi – au sens large – et ce qui relève de l’action publique. Je suis favorable à un procureur général de la nation ou que l’on peut appeler un chancelier qui serait chargé de mettre en œuvre la politique pénale, décidée par le garde des Sceaux. Le ministre de la justice devrait être le ministre du droit, il pourrait d’ailleurs être jurisconsulte des autres ministères et le procureur général de la nation pourrait être désigné par le parlement ou par des magistrats. C’est à penser, évidemment, je ne suis pas là pour penser à la place du législateur. Il y a plein de pistes et l’idée d’un procureur général de la Nation a déjà été avancée par l’ancien premier président constitutionnel Guy Canivet, par l’ancien procureur général de la Cour de cassation Jean-Claude Marin, par le professeur de droit international Serge Sur. Bref, beaucoup de réflexions d’universitaires et de hauts magistrats qui vont dans ce sens.

J’ai aussi éprouvé une entrave à mon indépendance en ce qui concernait l’affectation de moyens, je ne vais pas retenir votre attention trop longtemps parce que je sais que vous voudrez me poser des questions, mais il faut quand même avoir conscience que la carrière d’un magistrat du parquet se fait par décisions successives de l’autorité administrative puisque toutes les nominations, y compris celles des procureurs de la République, d’avocats généraux et de procureurs généraux à la Cour de cassation sont proposées par le ministre de la justice. [40:15] Au regard de l’indépendance, ce pouvoir de l’exécutif est peu pondéré finalement par le CSM qui ne donne qu’un simple avis sur ces nominations. Personnellement, j’ai ressenti le poids de l’exécutif à l’occasion de demandes d’effectif supplémentaire et de moyens matériels. J’ai un exemple en tête très clair : l’étude d’impact, qui avait été réalisée en 2013 au moment de la préparation de la loi du 6 décembre qui créait le PNF, fixait de mémoire à 22 magistrats, 22 fonctionnaires de greffe et 5 assistants spécialisés les effectifs de ce parquet spécialisé, dont on avait fixé la charge à 263 dossiers en vitesse de croisière – je crois qu’il en gère 570 en ce moment et ils sont 18 magistrats – et les effectifs devaient évoluer en fonction de la réalité de l’activité et du rythme de montée en puissance du parquet. En m’appuyant sur ce document public, j’ai sollicité au fur et à mesure de l’évolution de l’activité, de la montée en puissance du parquet, des effectifs supplémentaires spécialisés.

En janvier 2017, alors que je venais d’établir un bilan détaillé des trois années d’activité du PNF, la réponse du ministère à une demande supplémentaire d’effectif, ça a été le déclenchement d’une inspection, malgré ma position sur le caractère inopportun et inutile de cette mesure. Je n’ai d’ailleurs jamais eu communication des conclusions de l’inspection. Mon engagement n’a pas été entamé mais j’ai ressenti réellement cet épisode comme une immixtion dans le fonctionnement du PNF [42:10] et surtout comme une atteinte à son indépendance car les moyens nécessaires à la conduite de certains dossiers ne permettaient pas les enquêtes d’envergure que j’aurais pu envisager. Je ne veux pas vous ennuyer avec également des initiatives modernes de gestion, notamment un applicatif que nous avions demandé et qui nous a été refusé parce qu’il ne s’intégrait pas dans le modèle unique prévu par la Chancellerie.

Je voudrais terminer en vous disant que, pour moi, la notion d’indépendance est extrêmement liée à la question de la sécurité juridique. La compétence juridique en particulier pour tout ce qui concerne les contentieux spécialisés est absolument essentielle, ce qui fait la force, c’est la connaissance du sujet. Le recrutement des assistants spécialisés, des juristes assistants du PNF comme des magistrats est quand même empreint de lourdeurs administratives puisque c’est le ministre, via la DSJ, qui décide lui-même de la pertinence du recrutement et du choix des personnes.

Tout ceci me paraît être autant d’obstacles à l’indépendance de l’autoritaire, en tout cas à celle des procureurs, du procureur de la République financier que j’ai été [43:34].

Ugo Bernalicis : Merci, je ne sais pas si on dit Madame la Procureure honoraire, si c’est le terme consacré, pour votre propos liminaire nourri, notamment d’exemples. J’ai quelques questions pour bien comprendre le fonctionnement du PNF qui, effectivement, est au cœur de la circulaire de 2014 sur la remontée d’informations pour le dire comme ça, je crois que 100 % des dossiers cochent au moins une case de la circulaire qui justifierait une remontée d’informations et pour autant, vous nous avez indiqué que vous n’avez pas fait remonter 100 % des dossiers à la Chancellerie. En revanche, il y a eu des demandes en fonction des types de dossiers. Moi, il y a une chose que j’aimerais comprendre, dans l’audition d’Anticor à laquelle vous avez fait référence, il nous est indiqué qu’entre votre départ et l’arrivée de votre successeur, il y a eu un intérim du PNF. Pendant cet intérim, il a été pris des décisions, notamment une décision de classement sans suite dans une affaire que l’on pourrait qualifier de sensible au sens de la circulaire de 2014, pour reprendre cette référence. Est-ce que c’est habituel ? Je crois que c’est le premier intérim du PNF, jusqu’à présent il n’y avait pas eu de vacances, mais est-ce que c’est le fonctionnement normal qu’il y ait ce genre d’intérim ? C’est normal que pendant cet intérim des décisions aussi lourdes de sens qu’un classement sans suite dans un dossier sensible interviennent ?

Éliane Houlette : Monsieur le Président, je crois deviner l’affaire à laquelle vous faites référence. Sur l’intérim, je n’étais pas d’accord, ça a été une décision de la procureure générale de Paris. Je n’étais pas d’accord avec cette décision, je le lui ai dit… Une décision que son autorité hiérarchique justifiait. Habituellement, un chef de juridiction, le code de l’organisation judiciaire n’a pas envisagé précisément ce point mais il prévoit le cas de vacance d’un poste dans une juridiction. Généralement, c’est le procureur adjoint ou le vice-président adjoint plus ancien, ou la personne que le procureur a désignée avant son départ. C’est ce que je souhaitais faire, bien sûr.

Mais voilà, la procureure générale en a décidé autrement contre mon avis. Je ne pensais pas personnellement que c’était une bonne chose dans la mesure où il y a eu un intérim fait par deux avocats généraux et c’était deux avocats généraux qui étaient dédiés au contentieux économique et financier au parquet général de Paris.

Donc, finalement, à travers cet intérim du procureur de la République financier, ils avaient accès à toutes les procédures du PNF ! Et ils auraient pu, si on leur avait demandé, renseigner sur toutes les procédures, tous les actes dans les enquêtes. Je ne pensais pas que c’était opportun. D’autant que le parquet financier est un parquet hautement spécialisé, c’est une organisation humaine avec ses faiblesses probablement, comme toute organisation humaine, mais je pouvais parfaitement désigner un des procureurs adjoints ou un autre magistrat charpenté pour assurer l’intérim. Je m’en étais d’ailleurs ouverte à certains collègues pour demander comment ça s’était passé pour eux lorsqu’ils avaient quitté leur poste précédent. C’est ce qu’ils avaient fait, ils avaient désigné eux-mêmes avant de partir la personne qui assurerait l’intérim. Mais voilà, ça a été la décision de la procureure générale.

U.B. : Une autre question. Dans les affaires qui ont pu défrayer la chronique, c’est peu de le dire, il y a quand même eu un candidat à l’élection présidentielle qui a fait l’objet d’une ouverture d’enquête par le PNF, suite à des révélations dans la presse, Le Canard enchaîné pour être précis, à ce moment-là. On vous a fait – vous, le PNF – le procès finalement inverse de celui qu’on fait généralement à la justice, en disant que la justice est allée très vite. Pour M. Fillon, l’enquête a été très rapide, l’ouverture de l’enquête rapide, quel est votre sentiment là-dessus et est-ce qu’à ce moment-là, le parquet général a pu être d’une aide, notamment pour faire face à la pression médiatique, puisqu’elle était évidente, la pression politique… le public… il était candidat à l’élection présidentielle, il a voulu s’en défendre et c’est normal, toute personne a droit à sa défense, comment on gère un moment aussi sensible dans une période aussi sensible ? [49:10]

E.H. : C’était compliqué. C’était compliqué. Mais je vais essayer de répondre posément. Lorsque le parquet national financier a été créé, parce qu’on considérait que la justice économique et financière en France manquait d’efficacité, et le reproche principal qu’on faisait à ces dossiers, tous confiés à des juges d’instruction, c’était la lenteur de la procédure. Bien entendu, en matière économique et financière, les personnes qui sont suspectées ou mises en cause, c’est une réalité dont il faut avoir bien conscience, ont des avocats qui utilisent – et c’est tout à fait normal – toutes les voies de recours et toutes les armes que leur offre le code de procédure pénale. Donc chaque acte de l’instruction est attaqué. Qui dit voie de recours dit cour d’appel, dit ensuite Cour de cassation. Donc, cela ralentit énormément les délais. Lorsque je suis arrivée, je me suis dit qu’il fallait lutter contre ce temps qui détruit et qui nuit à la qualité, qui nuit à la justice, qui nuit à la qualité des dossiers, qui fait disparaître, les faits deviennent ensuite évanescents, ou plutôt qui entraînent une certaine évanescence. J’ai décidé qu’on ouvrirait très peu d’informations judiciaires et plutôt des enquêtes préliminaires.

Pour vous donner un aperçu, lorsque le PNF est entré en fonction, nous avions une centaine de dossiers qui nous avaient été transférés, 80 % provenaient d’informations judiciaires, 20 % d’enquêtes préliminaires. Aujourd’hui, c’est la courbe inverse : 80 % d’enquêtes préliminaires et 20 % d’informations judiciaires. Pourquoi est-ce que c’est possible ? Parce que, contrairement aux autres parquets, et c’est très important d’avoir à l’esprit, le PNF a une compétence matérielle limitée. Les parquets de droit commun doivent gérer une multitude de dossiers, des atteintes aux personnes, des atteintes aux biens et il y a un contentieux de masse qui prend du temps à gérer, les magistrats peuvent donc moins se consacrer à l’étude des affaires économiques et financières. Le PNF a été créé pour ça donc le rôle des magistrats, c’était de suivre et d’avoir un suivi très très précis des enquêtes préliminaires confiées à des services de police spécialisés. Par ailleurs, pas de contentieux de masse, suivi étroit des… j’ai perdu le fil… je vais y revenir parce que c’est très important.

Il fallait avoir une conception dynamique de l’action publique. Pratiquement tous nos dossiers ont été suivis en préliminaire et j’ai un souvenir fort, en 2016, quand l’affaire des Panama Papers a été révélée par la presse, le jour même on ordonnait une enquête, le lendemain on perquisitionnait la Société Générale. Il fallait être réactif sur l’action publique donc c’était un parti pris.

Voilà ce que je voulais vous dire, c’est parce que ça me paraît très important aussi, c’est pourquoi les magistrats du parquet travaillent avec les mêmes outils que les juges d’instruction. Sauf quand on a besoin de mesures coercitives particulières, contrôle judiciaire, détention provisoire ou des écoutes téléphoniques qui vont durer longtemps, ou un problème de droit sur des écoutes téléphoniques quand une enquête a pour origine des écoutes téléphoniques, on sait que la validité des écoutes va être attaquée donc il vaut mieux ouvrir une information judiciaire, pour que la chambre de l’instruction soit saisie et c’est elle qui dira. Mais il faut une raison juridique. On ouvre une information judiciaire quand on a une raison juridique, on n’ouvre pas par confort. C’est ce qui me guidait.

C’était un parti pris. Et dans l’affaire à laquelle vous faisiez référence, Monsieur le Président, voilà, j’ai fait la même chose. Nous nous sommes posé les mêmes questions que tout le monde pouvait se poser : sur le plan juridique, y a-t-il une infraction ? Pouvons-nous ordonner une enquête ? Avons-nous des éléments ? Que dit la loi ?

U.B. : Concrètement, comment ça se fait ? [54:45]

E.H. : Le plus difficile, ça a été de supporter, pardon Monsieur le Président, je vous ai interrompu.

U.B. : Allez-y.

E.H. : Le plus difficile, franchement, ça a été de gérer en même temps la pression des journalistes – mais bon, ça, on peut s’en dégager, je n’avais pas de contacts avec eux et je ne lisais plus les journaux – mais surtout la pression du parquet général. Je regardais, j’ai mis un peu sur des fiches [Éliane Houlette prend des fiches pour illustrer ses propos, ndlr], je regardais les demandes de « transmission rapide des éléments sur les derniers actes d’investigation », les « premiers éléments sur les actes de la veille » avant 11 heures, les « demandes de précision », les « demandes de chronologie générale » – tout ça à deux ou trois jours d’intervalle –, les « demandes d’éléments sur auditions », les « demandes de notes des conseils des mis en cause ». Les rapports que j’ai adressés, je les ai relus avant cette audition, il y en avait un qui faisaient dix pages, un rapport de dix pages précis, clair.

Et puis, réunions aussi, j’étais convoquée au parquet général – j’y suis allée avec trois de mes collègues – parce que le choix procédural que j’avais adopté ne convenait pas, pour m’engager à change de voie procédurale, c’est-à-dire, ouvrir une information. J’ai d’ailleurs reçu une dépêche du procureur général en ce sens. Nous avons ouvert une information pour des raisons qui sont des raisons de procédure uniquement, qui tenaient à la prescription. Il y a eu aussi des demandes d’auditions, des demandes de précisions sur les perquisitions en cours, des demandes de précisions sur les réquisitions supplétives… Bon, donc, on ne peut que se poser des questions. Quand je dis que c’est un contrôle très étroit, c’est un contrôle très étroit, et c’est une pression très lourde.

U.B. : La décision initiale d’ouvrir l’enquête, elle n’est pas à la demande du parquet général ?

E.H. : Non. Ah non, jamais. Jamais, dans aucune enquête.

U.B. : C’est une décision du PNF ? Comment ça se passe, vous recevez le Canard enchaîné, vous vous réunissez, il y a une réunion d’équipe ?

E.H. : Monsieur le Président, je vais vous dire très clairement comment ça s’est passé. Le Canard enchaîné paraît le mercredi matin. Le mardi soir, j’ignorais à l’époque qu’on pouvait aller chercher le Canard enchaîné le mardi soir sur le lieu du journal. Simplement, le mardi soir, le secrétaire général du PNF est venu me voir en disant : « il y a un journaliste qui m’a appelé, il paraît que dans le Canard demain […] ». Bon, j’ai dit « on verra, attendons ». Et le lendemain, un des procureurs adjoints est arrivé avec le journal, nous avons regardé toutes les deux, il y a vraiment des éléments troublants, avec autant d’éléments et de faits faciles à vérifier. J’ai ordonné une enquête. Ça s’est passé exactement comme ça. J’ai d’abord téléphoné au procureur de la République de Paris parce que j’étais en compétence concurrente avec lui – atteinte à la probité, c’était une compétence concurrente –, il m’a dit « pas de problème, tu ouvres l’enquête, aucun problème », nous avions des relations de parfaite entente. Et j’ai immédiatement téléphoné, enfin, immédiatement, j’ai ouvert l’enquête et j’ai immédiatement téléphoné, c’est très rare que je le fasse, au procureur général, « nous avons pris connaissance de cet article, j’ouvre une enquête ». Voilà, ça s’est passé exactement comme ça. Tous les dossiers dans lesquels nous avons ordonné des enquêtes, ç’a a toujours été à l’initiative, mes collègues venaient me voir, me demandaient le feu vert, ça s’est toujours passé comme ça. Jamais autrement. [58:51]

U.B. : Avant de laisser parole à mon corapporteur Didier Paris, j’ai du coup une question. Je ne sais pas si vous aurez facilement la réponse mais peut-être votre appréciation. On voit ô combien, en période de campagne électorale, le fait judiciaire vient modifier le cours de l’élection. Bon. On pourrait se dire que, lorsque l’infraction est constituée, ou si on pense qu’elle est constituée, c’est normal qu’on ouvre une enquête. Mais pensez-vous qu’il faille une période de suspension de l’action judiciaire pendant la campagne officielle qui reprendrait après ou comment on pourrait essayer de cadrer pour éviter, parce que là, concrètement, ce qui se passe, vous avez les faits parce que la presse en rend compte mais les faits peuvent remonter jusqu’à plusieurs années. C’est le cas de Fillon, d’ailleurs, vous avez parlé vous-même de la prescription qui était un élément de droit… [59:54]

E.H. : C’est-à-dire qu’il y avait un élément de droit. Au mois de février 2017, une loi de procédure, à l’initiative du parlement, qui avait modifié la prescription en matière notamment de délits occultes. Le délai de prescription, on ne pouvait remonter dans le temps au-delà de douze ans. Comme les périodes considérées étaient plus lointaines, est-ce que la mise en mouvement de l’action publique était l’ouverture de l’information ou de l’enquête ? Il y avait un doute sur ce point. Par souci de sécurité juridique, j’ai préféré ouvrir une information judiciaire.

U.B. : Parce qu’on pourrait aussi imaginer, et c’était aussi l’objet des travaux du rapporteur dans le cadre d’une autre mission d’information, que la presse veuille, dans le bon sens, instrumentaliser l’action judiciaire en révélant des éléments délictuels à un moment précis. Est-ce que le fait que ce soit à un moment précis, en l’occurrence une campagne électorale, comment on peut gérer ça ? Est-ce que c’est possible de le gérer ? [1:00:52]

E.H. : C’est la loi qui permet de gérer ça, Monsieur le Président. Un magistrat n’est soumis qu’à la loi. Que dit la loi ? Nulle part dans la loi il est indiqué que… Si le parlement décide un jour de dire que, trois mois avant le début d’une campagne électorale, on ne peut pas poursuivre, très bien, mais ce n’est pas le cas. Je crois qu’il y a un usage, un usage ne saurait être supérieur à la loi, mais un usage qui consiste à dire, pour les services de police, je crois, pour les paquets peut-être aussi, qui consiste à dire que, dès lors que la campagne électorale est ouverte, les actes coercitifs, etc., n’ont pas lieu. Mais là, je n’ai pas les dates en tête, six semaines avant les élections. Pour l’affaire dont vous parlez, c’était bien avant le début de la campagne électorale. Magistrat, il n’a que la loi pour guide, il n’est soumis qu’à la loi. Et heureusement, bien sûr ! J’explique simplement mon raisonnement. On a bien regardé, on a vérifié. La loi est l’expression de la volonté générale pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse.

U.B. : Merci Madame la Procureure honoraire. Je vais laisser la parole au rapporteur Didier Paris. [01:02:25]

Didier Paris : Merci Ugo, merci Président. Vous, Mme Houlette, vous la procureure de la République financier, j’ai trouvé vos propos liminaires très denses, très intéressants, et, comme on dit habituellement, assez cash, assez directs, et c’est finalement ce qu’attend la commission d’enquête, on n’est pas là pour tourner autour de sujets. Ça m’amène à quelques questions, puis après à quelques ouvertures. Vous dites, et c’est par rapport à vos propos, vous dites « pendant ma carrière, je n’ai jamais subi de pressions ou quelque chose d’équivalent, on ne m’a jamais donné d’injonction particulière, c’était mon rôle de procureur de la République puis de procureur de la République financier » mais j’ai cru comprendre que pendant l’affaire Fillon à laquelle vous faisiez référence, vous avez eu à rendre compte du choix procédural qui avait été le vôtre et je voudrais que vous précisiez. Est-ce un choix qui était le vôtre a posteriori, est-ce un choix qui a été contesté aussi par la PG de l’époque, est-ce qu’on vous a demandé de le modifier, de l’adapter ? Quel a été le niveau de discussion sur cette question-là ? En clair, est-ce que vous avez pleinement assuré votre rôle et vos décisions, quitte à en rendre compte ? Ce qui est un autre niveau. Ou est-ce que vous avez considéré que là, il y avait une forme de dérogation par rapport à votre liberté que vous indiquez n’avoir jamais dérogé finalement ? [1:03:40]

[Didier Paris prend des notes mais absence de son ndlr]

E.H. : [reprise à 01:05:11, ndlr] […] J’ai le souvenir d’un événement où l’avocat général, qu’on appelle l’avocat général central, m’avait demandé dans une affaire – je suivais les affaires commerciales, nous ne sommes que parties jointes et nous donnons notre avis sur les affaires importantes devant la cour d’appel – de faire des observations dans un certain sens. J’ai refusé de faire parce que ce n’était pas, à mon sens, conforme aux textes. C’était en matière de procédure collective et je suis allée voir le procureur général de l’époque et je lui ai dit « je ne peux pas faire ce qu’on me demande de faire, ce n’est pas conforme aux textes me semble-t-il, le parquet général se ridiculiserait, envoyez quelqu’un d’autre, je ne suis pas d’accord pour faire ça ». Finalement, le procureur général de l’époque m’a dit « non, non, allez-y et faites comme vous voulez le faire ». J’ai réglé cette question de cette façon. Pour le reste, oui, c’était une pression.

J’ai décidé, dans cette affaire précise, comme je faisais, c’était une affaire qui était pour moi comme toutes les autres affaires : une enquête préliminaire, car rien ne justifiait une information judiciaire. Le procureur général n’était pas d’accord avec moi, donc elle espérait probablement me convaincre en me faisant venir, pour une réunion de travail, dans son bureau. Réunion où elle était accompagnée de deux ou trois avocats généraux d’ailleurs, mais je n’étais pas toute seule, j’étais avec mon équipe qui suivait le dossier. J’avais pris les personnes qui suivaient le dossier avec moi et j’avais dit « non, en l’état, je ne changerai pas d’opinion. Peut-être, il faudra aller à un moment à l’ouverture d’une information judiciaire mais ce sera quand je l’aurai décidé, que j’aurai des éléments pour le faire ». Puisque le choix procédural, c’est la responsabilité du procureur de la République, tel que je lis les textes. Et donc, voilà.

Mais la pression, elle était dans le fait que, finalement, certaines affaires qui défraient beaucoup la chronique et la presse, le parquet général lit la presse et dès qu’il y a un élément dans la presse « vous pouvez me renseigner ? ». Pour les collègues qui suivent les dossiers et pour moi-même, c’est beaucoup de tracas alors qu’on doit se concentrer sur une affaire, sur une analyse juridique, les relations avec la police qui ont été très parfaites, vous voyez, pour rendre compte, toujours rendre compte. Pourquoi ce luxe de précisions ? Ce degré de précision ? Je crois que dans toutes les demandes qui m’ont été faites, et il y en a de très très nombreuses – je les ai dans mon ordinateur, c’était énorme –, une seule était accompagnée d’une demande de la DACG qui demandait une actualisation du dossier. Mais toutes les autres demandes, je l’ai ressentie comme une énorme pression.

D.P. : Vous évoquiez tout à l’heure en poursuivant ce débat qu’il faudrait faire une séparation entre l’action publique et la politique pénale, une notion que l’on peut parfaitement comprendre. Néanmoins, deux questions : est-ce que vous avez le sentiment que quand vous avez répondu de manière trop lourde, c’est votre explication, aux remontées d’informations que vous faisiez en direct auprès du procureur général, est-ce que vous aviez le sentiment qu’à un moment dans votre activité de procureur national financier, on n’a pas tenu compte de la loi de décembre 2013 et de la circulaire de 2014 ? [01:09:20] Est-ce que vous avez le sentiment qu’au-delà de la lourdeur systémique du système, on vous a demandé des choses que vous n’auriez pas dû faire ? Pour faire la différence entre pression vécue et respect de la loi, comme vous le disiez tout à l’heure.

E.H. : Monsieur le Rapporteur, la circulaire de 2014 est très claire. Elle dit : les procureurs de la République sont placés sous l’autorité de leur chef hiérarchique, le procureur de la République financier est placé sous l’autorité du procureur général de Paris, on demandera des rapports particuliers dans tels et tels cas. Évidemment, dans des affaires qui concernent des élus, des hommes politiques, on doit faire des rapports particuliers. J’ai deux expériences de procureurs généraux…

D.P. : Pardonnez-moi, ma question est plus précise. Est-ce que vous avez été confrontée à une situation où on vous demande d’avoir une action ou des réponses qui ne sont pas conformes à la loi ? Est-ce que ça a pu exister, par exemple, qu’on vous demande des remontées de pièces, dans des dossiers extrêmement sensibles dont vous avez la charge, est-ce qu’on vous a demandé à un moment quelconque des suites de procédure qui allaient venir dans tel ou tel domaine ? Il ne serait pas inconcevable compte tenu de la nature des sujets que vous aviez à traiter ? [01:10:52]

E.H. : Non. Quand on demandait une synthèse de chaque audition de personnes, on n’envoyait pas les procès-verbaux d’audition mais c’est quand même une synthèse de chaque audition !

U.B. : On ne demande pas les pièces en tant que tel ?

E.H. : Non.

U.B. : Mais on peut demander une synthèse des pièces ?

E.H. : Bien sûr.

U.B. : Des éléments précis ?

E.H. : Des éléments précis. « Est-ce que vous pouvez nous donner des éléments sur des actes qui ont lieu la veille ? » C’était des demandes incessantes. J’ai deux expériences différentes puisque j’ai eu deux procureurs généraux. Le premier est parti en 2015. Tous les deux n’avaient pas la même conception de leur fonction. C’est la raison pour laquelle je pense que chaque procureur général peut avoir une conception différente de son rôle. Et le système le permet. C’est ça qui n’est pas normal. Je pense que les institutions ne doivent pas donner des signaux divergents selon les individus qui les animent. C’est pour cela qu’il faut des règles, des règles écrites dans la loi. Qu’est-ce qui relève de la politique pénale ? Qu’est-ce qui relève de l’action publique ?

D.P. : C’est peut-être une dernière remarque et peut-être pas très cohérente avec l’autonomie que vous professez, que vous avez indiquée tout à l’heure comme une sorte de courage individuel. Sur les relations avec le procureur général, vous disiez tout à l’heure : « on me demandait des indications sans savoir ni d’où elles venaient, ni pourquoi, ni la finalité ». Fondamentalement, est-ce que ça aurait changé quoi que ce soit dans votre niveau de réponse ? En quoi le procureur de la République soumis à un lien hiérarchique devrait-il apporter une réponse adaptée à la nature de ma demande, qui peut vous échappez, et c’est la logique du système ? Expliquez-nous un peu les choses. [01:13:27]

E.H. : Monsieur le Rapporteur, vous savez que les gardes des Sceaux, il est écrit dans la loi, ne peuvent pas donner d’instructions individuelles. Déjà. Est-ce que de pouvoir renseigner la DACG ou un garde des Sceaux, ce n’est pas le protéger que de ne pas tout dire de ce qu’il y a dans un dossier ? Si on ne sait pas quelle est l’origine de la demande et pourquoi – c’est pour répondre à la presse ? pour répondre au parlement ? – est-ce qu’on ne le protège pas en ne disant pas tout ce qu’il y a dans l’enquête ? Voyez. Est-ce qu’on ne le protège pas ? Moi, ce n’est pas par désir de cacher. J’essaie de dire…

D.P. : [propos inaudible, ndlr]

E.H. : Bien sûr. Je pense que dans un système de démocratie, on a besoin de transparence, il faut pouvoir dire « on me demande ». Ce serait d’ailleurs beaucoup plus clair, et on pourrait le concevoir, quand un garde des Sceaux arrive, il adresse une circulaire aux procureurs et aux procureurs généraux « bon, ben voilà, moi, dans tels cas, je vous demanderai le renseignement sur des affaires et je vous dirai pourquoi je vous les demande, quels en sont les motifs ». Parce que tout s’explique. C’est le fait de ne pas savoir qui trouble, qui jette la suspicion d’autant que, dans le suivi de l’action publique pour certaines affaires, je ne suis même pas sûre que le contrôle de l’action publique qui a été exercé par le parquet général ait été exercé à la demande de la Chancellerie. Mais comme il y a ce lien hiérarchique, tout est possible. Ça laisse planer le doute.

D.P. : Je ne veux absolument pas faire référence à l’affaire marseillaise à laquelle vous avez fait une allusion tout à l’heure. Je voudrais comprendre votre manière d’aborder les choses. On a effectivement un système qui, dans la phase d’enquête du moins, n’est pas contradictoire. C’est la règle. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas évoluer mais on est encore dans un système inquisitoire et pas vraiment accusatoire en France, même si on peut penser que l’avenir peut modifier les choses. Par ailleurs, on a aussi l’article 11 du code de procédure pénale. Donc on a un cadre relativement contraint. Et vous, vous l’avez vous-même exprimé tout à l’heure, que vous souhaitiez pour autant avoir des rapports avec les avocats, ce qui peut s’entendre. Est-ce que vous pouvez mieux les qualifier, les caractériser ? Comment vous pouvez avoir des rapports réels avec un avocat, avec ces deux jalons qui sont extrêmement présents et puissants ? Comment vous avez fait, comment vous avez conçu votre rôle sauf à dire des choses que vous n’auriez pas dû dire et à l’inverse, ne rien dire du tout pour ne pas entrer dans une difficulté telle que vous l’avez rencontrée ? Soyez un peu précise sur cette question ? Merci. [01:16:29]

E.H. : Monsieur le Rapporteur, les avocats sont nos premiers partenaires de justice. Pour moi, ils sont essentiels. Je préfère de loin, dans une procédure, quand les personnes qui sont suspectées ont des avocats qui peuvent venir vous voir que d’une personne qui n’en a pas. On est plus à armes égales, surtout dans l’enquête préliminaire. Et par ailleurs, je conçois mes relations avec les avocats comme les juges d’instruction peuvent concevoir leurs relations avec les avocats. Qu’est-ce qu’il se passe dans le cabinet d’un juge d’instruction quand l’avocat vient le voir pour parler d’une affaire ? Personne ne le sait. Donc, qu’un avocat, je l’ai fait et je peux dire que c’était le quotidien du PNF, que les avocats passent dans les bureaux des magistrats pour se renseigner sur une affaire, pour leur faire part des éléments disant « mon client a eu tel souci, il est dans tel état, on dit que ceci ou cela ». Je trouve que c’est normal, c’est un dialogue. Les faits sont les faits. Les faits sont têtus, on ne va pas changer les faits ! Vous voyez ? Je pense que c’est la transparence. Je le dis d’autant plus volontiers que, en ce qui concerne le suivi de l’action publique à l’intérieur du parquet, le processus décisionnel était extrêmement clair. Je ne suivais aucun dossier en propre, j’avais les dossiers qu’on me faisait remonter mais tous les dossiers étaient confiés à des collègues. Je n’intervenais jamais ni pour ralentir une enquête ni pour l’accélérer, jamais. Je veillais simplement à ce que l’enquête soit encadrée et avance.

D.P. : Dernière question rapide. Vous avez évoqué le parquet européen, supposé être validé par le parlement dans le cadre de la directive à bref délai, c’est le covid qui a retardé les choses. J’ai cru comprendre que ça ouvrait une nouvelle voie, ça réformait notre de fonctionnement de la justice. Vous pouvez préciser votre sentiment là-dessus ? [01:18:46]

E.H. : Bien sûr. Comme vous le savez, le parquet européen sera un parquet autonome et indépendant. Il a été conçu comme tel. Et donc, je pense que c’est une bonne chose. Je pense que l’Europe est en avance sur la France sur ce coup puisque le parquet sera une autorité vraiment indépendante. Et je vois même une difficulté poindre pour les justiciables, qui sera d’ailleurs peut-être soumise au Conseil constitutionnel, puisque vous savez que le parquet européen sera compétent pour toutes les atteintes aux intérêts financiers de l’Union et parmi lesquelles les fraudes à la TVA. Les fraudes à la TVA, selon que le préjudice sera supérieur ou inférieur à 10 millions, seront du ressort ou non du parquet européen. Cela veut dire que les justiciables français qui auront commis des escroqueries à la TVA pour lesquelles le préjudice sera inférieur à 10 millions feront l’objet d’une enquête diligentée par une autorité indépendante dont les conditions de nomination ne seront pas soumises au pouvoir exécutif et pas les autres. Je pense que cela va poser un problème, il y aura un problème d’égalité du justiciable devant la loi. Je pense que le parquet européen nous ouvre la voie.

Cécile Untermaier : Merci beaucoup. Cet entretien est extrêmement important, il va nourrir le rapport d’enquête. Vous avez bien, je trouve, contextualisé l’indépendance. L’indépendance s’inscrit dans la dépendance, vous l’avez dit, avec cette question des moyens, des nominations, des carrières. Et c’est vrai que la loi n’est pas suffisamment précise et n’encadre pas suffisamment cela. Un tribunal qui n’a pas suffisamment de magistrats, comment exerce-t-il son indépendance ? Donc on a à nous interroger sur les garde-fous qui doivent être apportés à l’autorité ou le pouvoir judiciaire. Ma deuxième remarque, toujours dans cette notion de moyens, avec la maladie du covid, nous avons mené des actions pour faire en sorte que la surpopulation carcérale diminue véritablement et nous avons très peur que cette surpopulation revienne. La garde des Sceaux a fait une circulaire de régulation carcérale à l’attention des procureurs. Je me suis posé la question de savoir dans quelle mesure cela n’entachait pas l’indépendance dans le choix des décisions des magistrats. Je voulais avoir votre avis sur cette question. Je ne suis pas très inquiète de cela, mais j’aimerais une clarification et, toujours dans la clarification, on a l’impression que finalement le procureur général est un peu un surveillant général d’un procureur qui est sur une affaire particulièrement sensible et qui n’est pas là non plus encadré par le droit. Finalement, ces remontées d’informations, elles sont facilitées parce qu’elles ne sont pas normées. Et mon interrogation, c’est de savoir s’il ne fallait pas donner un statut juridique aux interrogations que pourrait avoir un procureur général sur un procureur. De même, je pense à l’affaire Urvoas et à la remontée d’informations, il avait demandé devant la Cour de justice de la République à ce que ces remontées aient un statut juridique, parce que c’était une feuille qu’il jetait dans sa poubelle après l’avoir lue. Je crois qu’on a, sur des choses extrêmement précieuses, qui relèvent du secret de l’enquête, de l’indépendance judiciaire, une approche assez brouillée finalement des procédures et des protocoles. Sans aller plus loin car on constate bien qu’on monte les marches, petit à petit, et que, finalement, notre mode de fonctionnement dans quelques années apparaîtra moyenâgeux, mais il faut monter les marches au rythme de ce que veulent bien accepter nos gouvernants et notre société. Mais sur ces points-là, je pense que c’est extrêmement important. Et ce procureur général, s’il est là simplement pour surveiller le procureur, quelle est l’utilité ? Est-ce qu’on ne doit pas s’interroger sur le procureur général, sur sa mission d’application de la politique pénale et dans la garantie de l’indépendance qui doit effectivement gouverner les magistrats ? Voilà mes interrogations. [01:24:46]

E.H. : Je partage ces interrogations. Il me semble que le parquet général, sa mission première, c’est d’être le représentant du ministère public devant les juridictions du deuxième degré et d’assurer la coordination de l’action des parquets de son ressort. Mais comme le parquet national financier que je conduisais est un parquet à compétence nationale, il n’y avait en fait rien à coordonner puisqu’on a réussi à régler nos problèmes. La difficulté, c’est toujours – on en revient toujours un peu à la même chose – dans un état démocratique, c’est la transparence. Ce qui nuit, c’est le manque de transparence sur les processus décisionnels et ça nuit énormément au parquet, le parquet est suspecté alors qu’en fait, tout doit s’exprimer clairement dans la gestion du parquet. On devrait être capable de dire, « j’ai une conférence de presse, je dois répondre sur ce que dit la presse sur tel point ou je dois aller au parlement sur tel point, j’ai besoin d’une fiche pour me dire très rapidement et pas d’un rapport de dix pages ». Moi, ça ne me poserait aucun problème. Ce n’est pas l’information, c’est le degré d’information et l’ingérence du parquet général au quotidien dans l’action publique.

D.P. : [inaudible, ndlr] La demande qui vous est faite, je présume que rien n’interdit le procureur général de dire « j’ai besoin d’une réponse flash, j’ai besoin de trois mots pour tel truc » ou « il me faut un rapport circonstancié de fond ». À partir de là, vous en déduisez assez naturellement le mode d’utilisation. Ce genre de choses me paraît assez naturellement pouvoir être l’expression d’un procureur général. Ce n’est jamais le cas ? [01:26:48]

E.H. : Si, c’est le cas, Monsieur le Rapporteur, pour toutes les affaires qui n’ont pas de caractère politique. Je vais vous dire les choses très clairement. Dès lors qu’elles ont un caractère politique, je ne parle que de mon expérience, dès qu’une affaire est particulièrement sensible parce qu’un élu ou un politique est mis en cause, j’ai gardé toute la chaîne de messages que j’ai reçus dans certaines affaires, c’était un degré de précision ahurissant.

C.U. : La machine se met en route, vous n’avez jamais eu, dans des affaires qui n’étaient pas politiques, à constater ce niveau de pression ?

E.H. : Parce que dans les autres affaires qui ont un caractère technique ou particulier, comme la fraude fiscale complexe ou l’escroquerie à la TVA ou autre, j’avais une pratique : on faisait un rapport annuel pour dire où en était l’affaire. En fait, les 1 % des affaires qui posent problème, ce sont les affaires qui mettent en cause une personnalité politique.

U.B. : Une personnalité politique ou ça peut aller au-delà, quand il peut s’agir par exemple d’entreprise nationale et, du coup, un intérêt politique national pour une entreprise qui pourrait être mise en cause dans le cadre d’une procédure ? Est-ce que là aussi vous avez pu avoir des demandes particulières ou il y a vraiment deux catégories : quand il y a une personnalité politique et le reste ? [01:28:46]

E.H. : Pour ce qui concerne les entreprises à très forte visibilité publique, oui, on nous demande parfois, c’était le cas dans l’affaire Airbus – elle est terminée, je peux en parler – où on nous a dit « rendez-nous compte tous les six mois ». Ce que j’ai fait et parfois même, moi, dans cette affaire, il m’est arrivé d’interroger le parquet général concernant l’application de la loi de blocage pour les données sensibles qui devait passer par la Chancellerie. J’aurais souhaité que la réactivité du parquet général soit aussi grande que celle qu’il me demandait quand il fallait que je lui réponde.

C.U. : Le procureur général, quel qu’il soit, n’en est pas venu à vous dicter une solution plutôt qu’une autre ? C’est clair que l’indépendance qui vous appartient sur une affaire a été à tout moment protégée. Ce que vous, vous dénoncez, c’est sans doute ces tracasseries quotidiennes sur des dossiers ultrasensibles qui n’étaient quand même pas rien, c’étaient des dossiers extrêmement inédits et majeurs dont vous aviez à traiter et qui relèvent peut-être simplement d’une fébrilité par rapport à une information qui bouge beaucoup, toutes les heures certainement. Est-ce que, dans ces conditions-là, on peut imaginer que le procureur, dans son respect de l’indépendance lui aussi, était légitime à faire cause commune finalement avec le dossier extrêmement important que vous aviez à traiter ? [01:30:37]

E.H. : Écoutez, pour vous parler très librement, je n’ai pas eu le sentiment que nous faisions cause commune. Quand on vous demande, pas d’heure en heure mais deux fois par jour, tous les deux jours, tous les trois jours, qu’on vous demande des réunions de travail, ce n’est pas forcément pour vous soutenir et vous dire que vous avez raison, et vous dire que, « si vous avez un problème, nous sommes là ». C’est plutôt pour connaître les options. La pression qu’on peut ressentir, elle ne se traduit pas bien sûr par des instructions individuelles car ça n’est pas possible.

Mais je crois que je le paie très cher aujourd’hui cette manifestation d’indépendance et, surtout, c’était mon dernier poste. Je pense que ma position était peut-être plus facile que si j’avais été un plus jeune procureur. C’est ce que je vous disais tout à l’heure. Si je refusais d’aller dans le sens qu’on vous conseille ou qu’on vous engage, est-ce qu’à un moment votre carrière n’en pâtira pas ? Tout est là. Le pouvoir de nomination, il est dans les mains du pouvoir exécutif. C’est la raison pour laquelle il faudrait réformer le CSM. Tout ce qui concerne la nomination du parquet devrait relever du CSM, toute la carrière des magistrats devrait relever exclusivement du CSM.

U.B. : J’ai sans doute une dernière question. Il s’agit des relations entre le PNF et les moyens de police judiciaire. Je dis les moyens parce que à la fois ceux des offices centraux, ceux des de la PJ éventuellement, de la PP, ceux de la gendarmerie nationale […]. Le PNF est plutôt en binôme avec l’OCLCIFF, sur la plupart des dossiers. Est-ce que vous avez eu des difficultés liées à l’indépendance avec ces offices centraux, remontées d’informations peut-être plus rapides du côté du ministère de l’intérieur qui n’a pas la même normalisation comme on a pu l’évoquer dans nos auditions que du côté du ministère de la justice ? Est-ce que vous avez pu manquer de moyens sur des affaires ou d’enquêtes ? J’ai souvenir dans des auditions précédentes, où le dossier Airbus a été évoqué, que nous n’avions pas les mêmes moyens que nos homologues anglais ou américains sur le même fond de l’affaire, ce qui a peut avoir des problématiques derrière, en plus, judiciaires et de rapports de force diplomatiques entre les uns et les autres. J’aimerais que vous nous expliquiez un peu les rapports avec la police judiciaire. Est-ce que c’est toujours aussi facile ? [01:34:01]

E.H. : Le PNF travaille avec quatre services principalement : l’OCLCIFF, la brigade de répression de la délinquance économique (BRDE) qui dépend de la PP, un peu la gendarmerie nationale et le service national de douane judiciaire surtout pour les escroqueries à la TVA. Je n’ai qu’à me louer des relations et du travail effectué par ces services, en particulier l’Office central. La difficulté que nous avons éprouvée, c’est que cet office central ne travaillait pas uniquement pour le PNF, nous lui confiions environ 60 % de nos affaires, j’ai trouvé que la PJ était d’une loyauté absolument parfaite. Je n’ai jamais eu, en termes d’indépendance…, j’ai eu des relations extrêmement confiantes, loyales, sincères et transparentes. Je n’ai jamais eu la moindre difficulté avec des services. La difficulté, c’était le manque d’effectifs. Quand je suis arrivée, il me semble que l’office comptait 93 ou 95 personnes, et alors que nos saisines augmentaient, eux diminuaient en effectif, avec un problème de fidélisation de leurs effectifs et de leur spécialisation. J’étais allée voir, je me suis beaucoup déplacée pour voir la directrice, je lui avais fait part de mon inquiétude et de nos difficultés et elle en avait tenu compte. Ce qu’il faut, c’est sanctuariser. Évidemment, le parquet a été créé en 2014. En 2015, il y a eu tous les problèmes liés au terrorisme et donc les effectifs de la police ont été utilisés au maximum. Voilà, il n’y avait rien à dire. Certaines de nos enquêtes ont stagné, même si on essayait de prioriser les dossiers, je pense qu’il y a une nécessité de sanctuariser les effectifs en matière économique et financière, que ce soit à la BRDE ou pour l’Office central. Dès que quelqu’un part, il faut qu’il soit remplacé. C’est eux qui, au quotidien, travaillent sur nos enquêtes, même avec de nouvelles méthodes d’enquête puisqu’on avait, nous, commencé à initier des analyses précises des faits avant même d’envoyer en enquête, il faut sanctuariser ces effectifs.

Dans un monde idéal, évidemment, parce que la matière économique et financière est particulière, il ne serait pas mal, comme le parquet national anticorruption espagnol, que l’on puisse avoir dans le même service les magistrats, les policiers, les fiscalistes… mais c’est un monde idéal !

U.B. : Je vois que Cécile Untermaier veut poser une dernière question. Ensuite, nous recevons les greffiers.

C.U. : Très rapidement, je voulais vous demander si vous aviez des relations avec le tribunal de commerce, notamment celui de Paris. Nous avons entendu la semaine dernière les juges consulaires qui ont beaucoup progressé dans la déontologie, dans les questions de proximité, de conflits d’intérêts, et je voulais savoir comment vous aviez pu constater la collaboration avec les tribunaux de commerce et si vous aviez des observations à faire à ce sujet.

E.H. : Je connais bien les tribunaux de commerce puisqu’une partie de ma carrière au parquet, j’ai représenté le ministère public auprès des tribunaux de commerce de Versailles et de Paris. J’ai beaucoup appris et j’ai un grand respect pour les juges consulaires et pour leur professionnalisme. Je n’ai pas eu l’occasion, dans mes fonctions au PNF, j’avais de bonnes relations avec les présidents du tribunal de commerce de Paris, qui nous invitait aux audiences de rentrée et ponctuellement à des rencontres juridiques mais je n’ai pas souvenir qu’on ait eu besoin d’avoir de relations. Vous savez, les atteintes à la probité, la fraude fiscale et les délits boursiers, finalement, ça ne nécessitait pas, et si jamais ça devait, c’était le parquet de Paris qui aurait transmis des éléments. L’interlocuteur naturel du tribunal de commerce de Paris, c’est le parquet de Paris.

U.B. : Bien, je vous remercie. Notre audition touche à sa fin. Je vous remercie beaucoup, Madame Éliane Houlette, pour vos réponses nourries d’exemples multiples qui nous ont permis de saisir le fonctionnement si particulier du PNF mais si emblématique au regard des enjeux de réflexion que nous avons dans cette commission d’enquête. Merci à vous. [01:40:05]