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Affaire Julie : atteinte sexuelle sur mineur et abus de vulnérabilité de la victime

Les dispositions de l’article 222-22-1 du code pénal issues de la loi n° 2018-703 du 3 août 2018 relatives à l’abus de vulnérabilité de la victime mineure ne disposant pas du discernement nécessaire pour des actes sexuels sont des dispositions interprétatives d’application immédiate.

par Marine Chollet, Magistratele 1 avril 2021

La Haute Cour était saisie à l’issue d’une information judiciaire (l’affaire dite Julie, hautement médiatisée) conduite à Versailles pour des faits de viols et d’agressions sexuelles dénoncés par une mineure et ses parents en 2010 et mettant en cause plusieurs pompiers, dont certains avaient fait sa connaissance lors de multiples interventions à domicile pour des crises de tétanie.

L’information judiciaire ouverte en 2011 visait à titre principal des viols et agressions sexuelles sur mineure de quinze ans et sur personne vulnérable.

L’enquête faisait ressortir que la jeune plaignante née en 1995, avait entretenu des relations sexuelles dès 2008 avec un pompier en particulier, puis très rapidement, avec plusieurs autres, dont certains connus via les réseaux sociaux. La plainte initiale concernait un fait de viol en réunion de novembre 2009, la saisine du juge d’instruction ayant été étendue au fur et à mesure des révélations de la jeune plaignante.

L’arrêt de la chambre criminelle intervient à l’issue d’une longue information judiciaire, sur pourvoi des parties civiles contre l’arrêt rendu le 14 novembre 2020 par la chambre de l’instruction de Versailles au terme duquel était confirmée l’ordonnance de non-lieu partiel, de requalification et de renvoi devant le tribunal correctionnel de trois des mis en examen des chefs d’atteintes sexuelles sans violence, contrainte, menace, ni surprise par plusieurs personnes.

Les parties civiles attaquaient, à titre principal, la disqualification des faits de viols et d’agression sexuelles sur mineur de quinze ans et sur personne vulnérable en atteintes sexuelles (sans violence, contrainte, menace ni surprise, donc) par plusieurs personnes. Elles fondaient leurs griefs sur le double raisonnement suivant : l’état psychique de la mineure au moment des faits ne lui permettait pas d’avoir le discernement nécessaire aux actes sexuels dénoncés, et, connaissant son état et sa minorité, les mis en examen avaient abusé de la vulnérabilité de cette dernière, l’abus résidant à la fois dans la confiance que leur portait la victime et dans l’autorité de fait et le prestige dont ils étaient auréolés.

La Cour de cassation rejette les moyens fondés sur l’article 222-22-1 du code pénal et n’ordonne qu’une cassation partielle, s’agissant de faits connexes.

La chambre criminelle commence son examen au fond par le double visa des articles 222-22 et 222-23 du code pénal définissant les infractions d’agression sexuelle et de viol, en rappelant que leur caractérisation exige que les faits aient été commis avec violence, contrainte, menace ou surprise, et que la contrainte peut être morale.

Elle rappelle ensuite qu’aux termes de l’article 222-22-1, alinéa 3, du code pénal, « lorsque les faits ont été commis sur un mineur de quinze ans, la contrainte morale ou la surprise sont caractérisées par l’abus de la vulnérabilité de la victime ne disposant pas du discernement nécessaire pour ces actes ».

Ayant posé les termes du débat, elle poursuit par un attendu de principe se référant aux travaux préparatoires de la loi n° 2018-703 du 3 août 2018, et affirme que le législateur a entendu donner une valeur interprétative à cette disposition qui selon elle, « ne modifie pas les éléments constitutifs de l’infraction ni n’instaure une présomption d’absence de consentement du mineur de 15 ans » et « a pour seul objet de désigner certaines circonstances de fait que le juge doit prendre en compte pour apprécier si, dans le cas d’espèce, les agissements ont été commis avec contrainte morale ou surprise ».

Non seulement le texte est d’application immédiate mais la Cour estime qu’il s’applique aux faits litigieux, bien qu’ils soient antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi du 3 août 2018. La chambre criminelle en fait donc une application rétroactive.

C’est le principal enseignement de cette décision puisqu’il s’agit de la première fois que la Cour statue sur la portée et l’application dans le temps de l’article 222-22-1 nouveau du code pénal (v. le communiqué de la Cour de cassation).

Cette application rétroactive est possible, comme l’expose l’avis oral de l’avocate générale, par le fait que les précisions apportées par le texte l’ont déjà été par la jurisprudence antérieure : ainsi, la chambre criminelle a déjà jugé que la contrainte pouvait venir d’un fait qui supprime la liberté de choix de la victime, ou l’altère à un point tel que le comportement sexuel ne peut plus être dit consenti par elle, dans une affaire où une victime influençable, dépressive, et atteinte de faiblesse mentale, était aux prises avec un guérisseur (Crim. 27 nov. 1996, n° 96-83.954). Elle a également approuvé des juridictions du fond qui, pour retenir la qualification de viol, avaient eu recours à la notion de discernement (Crim. 11 juin 1992, n° 91-85.847, RSC 1993. 781, obs. G. Levasseur ) ou, pour une fillette de six ans, à celle « d’incapacité à donner un consentement valable » (Crim. 5 déc. 2007, n° 07-80.068, D. 2008. 1854, obs. A. Gouttenoire et P. Bonfils ).

Deux conséquences en découlent : tout d’abord, compte tenu de son caractère interprétatif, l’article 222-22-1, alinéa 3, du code pénal s’applique rétroactivement aux faits visés par l’information judiciaire, qui sont antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi du 3 août 2018 ; ensuite, parce que ce texte n’instaure pas une présomption de non consentement du mineur de quinze ans à l’acte sexuel, mais précise l’élément moral de la contrainte ou de la surprise, la chambre de l’instruction était tenue, dans l’exercice de son appréciation souveraine des faits et des preuves, de statuer, sans insuffisance, ni omission, ni contradiction, sur les griefs des parties civiles concernant le discernement de la plaignante au moment des faits, ce qu’elle a fait sans encourir la critique, selon la Haute Cour.

En effet, après avoir examiné un à un les motifs de l’arrêt, en particulier sur la question du consentement et de la vulnérabilité de la victime âgée de moins de quinze ans lors des faits principaux de la prévention, la chambre criminelle en conclut que la chambre de l’instruction, dans l’étendue de son pouvoir souverain d’appréciation, a pu estimer, par des motifs « exempts d’insuffisance comme de contradiction » que la plaignante disposait du discernement nécessaire pour les actes dénoncés auxquels elle a consenti.

Elle opère en cela un subtil mouvement de balancier puisqu’alors que les prémisses de la décision (rappel des textes, attendu de principe sur la rétroactivité) pouvaient laisser penser qu’elle allait censurer l’interprétation très classique du texte par la chambre de l’instruction – ce que l’enjoignait à faire l’avocate générale dans son avis oral en se fondant sur l’insuffisance des motifs retenus par la cour d’appel – elle se retranche derrière une interprétation très restrictive de l’appréciation souveraine des faits pour rejeter les moyens soulevés par les parties civiles.

À la lecture de ces derniers, on ne peut, à l’instar de l’avocate générale, que s’interroger sur l’interprétation du texte retenue par la chambre de l’instruction, tant la situation de la mineure victime présentait, au moment des faits, tous les stigmates de la vulnérabilité : multiples interventions des pompiers au domicile familial pour des crises de tétanie ou de spasmophilie (130 sur la période), parfois suivies de séjours en pédopsychiatrie (une dizaine d’hospitalisations), administration de psychotropes, comportements sexuels à risque qualifiés d’« auto-agressifs » par l’expert psychiatre, qui décrit également des états dissociatifs de conscience, des troubles du sommeil et de l’anxiété. Par ailleurs, l’âge de la mineure (renseigné dans les comptes rendus d’intervention des pompiers) et sa fragilité psychique ne pouvaient être ignorés des mis en examens, qui en avaient eu connaissance dans le cadre de leurs fonctions professionnelles. Dès lors, l’abus de vulnérabilité semblait caractérisé.

Ces éléments auraient pu, selon l’avocate générale, dans son avis oral, ouvrir la voie à la cassation pour insuffisance de motifs, faute pour la chambre de l’instruction de s’être penchée de manière plus individualisée sur la connaissance que pouvait avoir chacun des mis en examen de la vulnérabilité de la victime, non pas seulement lors de contacts sexuels brefs (bien que répétés pour certains) mais également en raison de leurs interventions répétées à son chevet dans le cadre professionnel.

Elle estime en effet, à la lumière de la jurisprudence antérieure de la Cour sur la vulnérabilité et le discernement du mineur que la chambre de l’instruction de Versailles n’a pas suivi le « guide probatoire » édicté par le législateur dans ce texte.

C’est également en ce sens que la doctrine entend la notion de contrainte lorsque le consentement d’un mineur est en jeu : « l’exploitation de la faiblesse, de la vulnérabilité de la victime pour la forcer à une action sexuelle » (Rép. pén., Viol, par A. Darsonville, spéc. n° 27). En exploitant sa vulnérabilité, l’auteur va obtenir un (faux) consentement à une relation sexuelle. Cette vulnérabilité est généralement le fait du jeune âge de la victime ou de l’autorité, de droit ou de fait, à laquelle elle est soumise (L. Saenko et M. Mathieu, Viol par contrainte : des faits et des mots. Regards croisés, JCP n° 13, 29 mars 2021, p. 354).

La décision de la chambre criminelle en l’espèce est d’autant plus surprenante qu’elle a déjà pu adopter une définition très large de la contrainte morale dans une décision récente, du 3 mars 2021 (Crim. 3 mars 2021, n° 19-87.139, inédit, JurisData n° 2021-002925), le prévenu – magnétiseur et thérapeute – « étant recommandé [à la plaignante] par une amie et étant apprécié du fils de la plaignante ».

Par ailleurs, elle a pu juger que l’état de vulnérabilité (d’un majeur) pouvait se manifester de plusieurs façons : être inhérent à sa personne (ainsi d’un adulte handicapé de 23 ans placé sous tutelle Crim. 13 déc. 2017, n° 17-80.081, inédit, JurisData n° 2017-025800) ou être le fruit d’une fragilité de caractère (ainsi de la jeune fille de 22 ans, naïve et fragilisée, ayant peur de perdre son emploi et craignant son employeur, profitant d’une situation de « mâle dominant » ; La vulnérabilité peut également être le résultat de l’autorité que l’auteur, par sa qualité, va exercer sur sa victime (comme le kinésithérapeute-ostéopathe qui, grâce à des questions intimes et des conseils de vie, crée une dépendance chez sa patiente en demande de soins, Crim. 3 nov. 2016, n° 15-87.038, JurisData n° 2016-022715, D. 2016. 2283 ; ibid. 2017. 1676, obs. J. Pradel ; AJ pénal 2017. 136, obs. J. Lasserre Capdeville ; 23 janv. 2019, n° 18-80.349, inédit, JurisData n° 2019-000659) comme le relève très justement Laurent Saenko dans son article précité.

C’est sans doute dans cette perspective que la chambre de l’instruction a estimé devoir écarter du débat la question de l’autorité (de fait) que des pompiers âgés d’une vingtaine d’années pouvaient avoir sur une jeune fille de 13-14 ans secourue par eux à de très nombreuses reprises et leur vouant un culte sans borne. Il est vrai que la Cour de cassation avait jugé que le sentiment de soumission que la victime avait pu développer à l’égard de l’auteur ne saurait constituer à lui seul la contrainte morale (Crim. 21 févr. 2007, n° 06-88.735, D. 2007. 1142 ; ibid. 2632, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi et S. Mirabail ; AJ pénal 2007. 181, obs. G. Royer ; RSC 2008. 653, obs. J. Buisson ).

Dans l’affaire « Julie », les hauts magistrats semblent opérer un prudent retrait face à une décision du 13 janvier 2021 (Crim. 13 janv. 2021, n° 19-86.624 D, JurisData n° 2021-000368) dans laquelle la même chambre faisait le reproche à une cour d’appel de ne pas s’être mieux expliquée sur l’absence d’une contrainte physique ou morale caractérisant le défaut de consentement d’une plaignante qui avait repoussé les avances du mis en cause, l’avait menacé de le frapper, et lui avait dit « non » pendant la relation sexuelle, décision qui avait fait s’interroger la doctrine sur un possible renversement de la charge de la preuve en matière de viol (v. article préc. supra).

Gageons qu’en inscrivant dans la loi de manière claire la prohibition des relations sexuelles avec des mineurs de moins de quinze ans, le législateur mettra fin à l’insécurité juridique qui résulte des variations jurisprudentielles précitées, encore renforcées par la décision commentée qui semble s’en remettre intégralement à l’appréciation souveraine des faits par les juges du fond et, partant, au risque qu’une interprétation très en décalage avec l’esprit du texte (et avec son temps) échappe au regard acéré du juge du droit, gardien de la bonne interprétation de la loi.