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Affaire Karachi : condamnation définitive de l’ancien ministre de la Défense

La Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé contre la décision de la Cour de justice de la République condamnant François Léotard, en rejetant l’ensemble des moyens et notamment celui portant sur la violation du droit de se taire.

par Sébastien Fucini, MCFle 16 juin 2021

Par un arrêt du 4 juin 2021, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par l’ancien ministre de la Défense François Léotard contre l’arrêt de la Cour de justice de la République l’ayant condamné pour complicité d’abus de biens sociaux dans le cadre de l’affaire Karachi. Elle avait déjà, il y a plus d’un an, rejeté le pourvoi contre l’arrêt de renvoi de la commission d’instruction de la même Cour (Cass., ass. plén., 13 mars 2020, n° 19-86.609, Dalloz actualité, 9 avr. 2020, obs. S. Fucini ; D. 2020. 602, et les obs. ; RTD com. 2020. 514, obs. B. Bouloc ) et le tribunal correctionnel de Paris s’est également prononcé l’an dernier à l’égard des prévenus ne relevant pas de la Cour de justice de la République (v. J. Gallois, Volet financier de l’affaire Karachi : entre absence de prescription d’ABS et irrecevabilité de constitution de partie civile, Dalloz actualité, 1er juill. 2020). Les principaux moyens pour critiquer la décision rendue par la Cour de justice de la République portaient sur la conduite de la procédure, et notamment sur le caractère tardif de la notification du droit de se taire, qui a été notifié non pas initialement, mais après un débat sur un supplément d’information demandé par une autre partie. Pour rejeter ce moyen, la Cour de cassation, après avoir rappelé l’obligation de notifier le droit de se taire découlant de l’article 406 du code de procédure pénale, a affirmé qu’une atteinte aux intérêts de la partie concernée « est nécessairement caractérisée à l’égard du prévenu, lorsqu’il n’a pas été procédé à l’information exigée par l’article 406 ». Mais elle a ajouté qu’« il en va autrement pour un prévenu qui reçoit cette information après des débats liminaires portant sur une demande présentée au début de l’audience, par une autre partie, et au cours desquels il n’a pas pris la parole ». Dans ce cas, l’intéressé doit faire la démonstration d’un grief pour obtenir la nullité. Or, la Cour de cassation constate que l’intéressé n’a pas pris la parole au cours des débats sur le supplément d’information et n’en a pas été empêché. Il en résulte que la notification tardive du droit de se taire n’a causé aucun grief au demandeur, de sorte que la nullité n’a pas à être prononcée.

Le droit de se taire ne cesse de se développer ces dernières années, la jurisprudence l’étendant à des cas non prévus par la loi, comme lors de l’examen d’une demande de mise en liberté par la chambre de l’instruction (Crim. 24 févr. 2021, n° 20-86.537, Dalloz actualité, 15 mars 2021, obs. M. Recotillet ; D. 2021. 426 ; AJ pénal 2021. 269, obs. G. Courvoisier-Clément ; ibid. 167 et les obs. ) ou lors de l’audition d’une personne devant la chambre de l’instruction saisie de l’ordonnance de mise en accusation (Crim. 14 mai 2019, n° 19-81.408, Dalloz actualité, 6 juin 2019, obs. S. Fucini ; D. 2019. 1050 ; AJ pénal 2019. 390, obs. D. Miranda ). Mais il s’agissait en l’espèce d’un cas de notification du droit de se taire tout à fait classique : celui qui doit être notifié au prévenu comparaissant devant le tribunal correctionnel et prévu par l’article 406 du code de procédure pénale. Conformément à cet article, le droit de se taire doit être notifié après avoir constaté l’identité du prévenu et avoir donné connaissance de l’acte qui saisi le tribunal. Or, en l’espèce, la Cour de justice de la République, avant de notifier le droit de se taire au demandeur au pourvoi, a examiné une demande de supplément d’information présenté par son co-prévenu, l’ancien premier ministre. La notification du droit de se taire est sans aucun doute irrégulière, car opérée plus tardivement que ce qu’exige l’article 406 du code de procédure pénale. Mais la question qui se pose alors est de savoir si l’intéressé peut obtenir la nullité de la procédure en raison de cette irrégularité.

On le sait, l’article 802 du code de procédure pénale, pour les nullités d’intérêt privé, qu’il soit porté atteinte aux intérêts de la partie demandant la nullité. En d’autres termes, le texte exige un grief. S’agissant de cette condition, la Cour de cassation distingue traditionnellement entre les cas où le grief doit être prouvé et les cas où il est présumé, c’est-à-dire lorsque l’irrégularité « porte nécessairement atteinte aux intérêts de la partie ». De prime abord, la jurisprudence de la chambre criminelle semble fluctuante quant à la question de savoir si un grief doit être prouvé s’agissant de l’absence ou de la tardiveté de la notification du droit de se taire. Ainsi, elle rappelle souvent que l’absence ou la tardiveté de notification du droit de se taire fait nécessairement grief (Crim. 8 juill. 2015, n° 14-85.699, Dalloz actualité, 29 juill. 2015, obs. L. Priou-Alibert ; D. 2015. 1600 ; AJ pénal 2015. 555, obs. C. Porteron ; 24 mai 2016, n° 15-82.515 ; 25 juin 2019, n° 18-83.476). Mais elle a parfois affirmé, s’agissant du défaut de notification du droit de se taire en garde à vue, que la nullité ne pouvait être obtenue faute de démonstration d’un grief, par exemple lorsque le défaut de notification de ce droit a été sans incidence sur le caractère spontané des déclarations recueillies (Crim. 17 déc. 2013, n° 12-84.297, D. 2014. 15 ; AJ pénal 2014. 139, obs. C. Porteron ). Toutes ces distinctions peuvent s’expliquer, selon Éloi Clément, par le caractère simple de la présomption de grief (v. E. Clément, Les présomptions de grief en procédure pénale, RSC 2020. 557 ). Mais ce n’est pas tout à fait ce que dit la Cour de cassation dans le présent arrêt. En l’espèce, elle affirme que si, en principe, la tardiveté de notification du droit de se taire fait nécessairement grief, il en va autrement lorsque cette information est communiquée après des débats liminaires portant sur une demande présentée par une autre partie, et au cours desquels l’intéressé n’a pas pris la parole. C’est alors qu’elle ajoute que « dans ce cas, l’accomplissement tardif de cette formalité ne peut entraîner une nullité à l’égard de ce prévenu que s’il justifie qu’il a été porté atteinte à ses intérêts ». Plus qu’un renversement de la présomption de grief, la Cour de cassation établit ici une exigence de preuve du grief dans ce cas particulier.

Il ne semble pas qu’il faille voir les catégories de nullités avec grief présumé et de nullités avec grief à prouver comme figées. La Cour de cassation considère généralement qu’une irrégularité fait nécessairement grief lorsque ce seul constat suffit à établir une atteinte aux intérêts de la partie concernée. S’agissant du droit de se taire, dès lors que l’intéressé a parlé avant la notification de ce droit, ce seul constat suffit à établir une atteinte aux intérêts de la partie concernée, sauf en cas de propos spontanés. Il peut cependant être plus difficile de comprendre quel serait le grief, en cas de notification tardive du droit de se taire, si l’intéressé n’a pas parlé avant que ce droit ne lui soit notifié. La Cour de cassation laisse la porte ouverte à la démonstration d’un grief mais, fort logiquement, ne présume plus l’exigence d’un grief si l’intéressé a conservé le silence, et qu’il n’a pas été empêché de parler, de sorte qu’il ne peut affirmer qu’il aurait agi autrement si le droit de se taire lui avait été notifié avant l’examen de la demande de supplément d’information présentée par le co-prévenu.

S’agissant des autres moyens, ceux-ci n’appellent pas d’observations particulièrement détaillées. Le demandeur au pourvoi critiquait l’absence d’audition de certains témoins appelés par le ministère public. Si la Cour de cassation considère que le tribunal correctionnel ne peut s’abstenir d’auditionner les témoins cités par la défense sans en énoncer les motifs (Crim. 4 mars 2014, n° 13-81.916, D. 2014. 668 ), elle affirme qu’il en va autrement lorsque les témoins non auditionnés ont été cités par le ministère public, dès lors que le prévenu n’a saisi la juridiction d’aucune demande d’audition de témoin et qu’il n’a pas expliqué en quoi la décision de ne pas auditionner ces témoins porterait atteinte à ses intérêts. La Cour de cassation a en outre rejeté l’exception de prescription de l’action publique soulevée par le demandeur au pourvoi, comme cela a déjà été fait à chaque étape de l’affaire Karachi. En effet, le point de départ du délai de prescription de l’action publique du délit d’abus de biens sociaux, lorsqu’il n’apparait pas dans les comptes sociaux, est le jour où l’infraction a été découverte dans des conditions permettant la mise en mouvement de l’action publique (Crim. 16 mars 1970, n° 68-91.369 ; 9 févr. 2005, n° 03-85.508, D. 2005. 1152, obs. A. Lienhard ; ibid. 2986, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé et C. Mascala ; RTD com. 2005. 618, obs. B. Bouloc ). En l’espèce, l’infraction était apparue le 21 septembre 2006 à l’occasion d’une saisie et a été considérée comme ayant été dissimulée jusqu’alors car n’apparaissant pas clairement sur les comptes des sociétés en cause et les faits étaient restés jusqu’à ce jour inconnu des autorités judiciaires. Par ailleurs, la Cour de cassation a également rejeté les moyens du pourvoi critiquant la qualification de complicité d’abus de biens sociaux retenu à l’égard de l’ancien ministre de la Défense. Pour ce faire, elle a relevé les nombreux actes d’aide ou d’assistance à la commission de l’infraction principale commis par le prévenu lorsqu’il était ministre. La Cour de justice de la République a notamment relevé son rôle actif dans la conclusion de plusieurs contrats d’armement avec l’Arabie Saoudite, lesquels contenaient des avantages accordés par les sociétés victimes des abus de biens sociaux. En définitive, cet arrêt met un terme à la procédure concernant l’ancien ministre de la Défense, sans mettre un terme définitif à l’affaire Karachi, puisque la justice reste saisie de l’appel interjeté par les six prévenus contre la décision rendue par le tribunal correctionnel le 15 juin 2020.