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Article
Affaire Le Monde-Bettencourt : application de l’article 6-1 du code de procédure pénale
Affaire Le Monde-Bettencourt : application de l’article 6-1 du code de procédure pénale
La chambre criminelle autorise que des investigations, précédemment annulées pour violation de l’article 6-1 du code de procédure pénale, puissent être réitérées dans une procédure distincte, sur seconde plainte avec constitution de partie civile, identique et déposée une fois les conditions de l’article précité réunies.
par Hugues Diazle 22 octobre 2020
Acte I
Suivant plainte du 2 septembre 2010 pour violation du secret de l’instruction et du secret professionnel, le parquet de Nanterre a ouvert une procédure préliminaire afin d’enquêter sur les conditions dans lesquelles le journal Le Monde a pu rendre compte, dans son édition datée du même jour, d’investigations réalisées la veille et le jour même à l’encontre de la partie plaignante. Les services de l’inspection générale des services de la police nationale (IGPN) ont été ultérieurement autorisés par le procureur de la République à obtenir, par voie de réquisitions auprès des opérateurs de téléphonie, l’identification des numéros de téléphone des différents correspondants des deux journalistes auteurs de l’article litigieux – ce qui permettait de dresser une liste de personnes pouvant avoir un lien avec la procédure en cours. Un tel mode opératoire n’est pas sans rappeler, de manière purement fortuite, l’affaire des « fadettes », en marge des écoutes judiciaires effectuées entre un ancien président de la République et son avocat, ayant conduit le parquet national financier (PNF) à éplucher les listings d’appels téléphoniques de plusieurs avocats pénalistes, dont ceux d’Eric Dupond-Moretti, actuel garde des Sceaux (v. not., Le Monde, 1er juill. 2020, Affaire des écoutes : Nicole Belloubet diligente une inspection sur l’enquête du Parquet national financier).
Ouverte contre personne non dénommée du chef de violation du secret professionnel, une information judiciaire a été ultérieurement confiée à la juridiction d’instruction bordelaise, désignée dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice. Saisie d’une requête en nullité à l’initiative des magistrats instructeurs désignés, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Bordeaux a prononcé, le 5 mai 2011, l’annulation des réquisitions téléphoniques susvisées et des pièces de procédure dont elles étaient le support. Suivant pourvoi de la partie civile, la Cour de cassation a approuvé l’analyse des juges du fond qui avaient notamment retenu que : « l’atteinte portée au secret des sources des journalistes n’était pas justifiée par l’existence d’un impératif prépondérant d’intérêt public et que la mesure n’était pas strictement nécessaire et proportionnée au but légitime poursuivi, la chambre de l’instruction a légalement justifié sa décision, tant au regard de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme qu’au regard de l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881 » (Crim. 6 déc. 2011, n° 11-83.970, Bull. crim. n° 248 ; Dalloz actualité, 20 déc. 2011, obs. S. Lavric ; D. 2012. 17, obs. S. Lavric ; ibid. 765, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2012. 80 et les obs. ; RSC 2012. 191, obs. J. Danet ).
Acte II
Le 25 février 2011, une plainte avec constitution de partie civile a été déposée par la société « Le Monde » et les deux journalistes susvisés, des chefs de collecte de données à caractère personnel par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite, et d’atteinte au secret des correspondances par personne dépositaire de l’autorité publique. Suivant ouverture d’information en date du 1er juin 2011, deux représentants du ministère public étaient respectivement placés sous le statut de mis en examen des chefs susvisés, ainsi que sous le statut de témoin assisté des chefs de violation du secret professionnel et recel.
Les deux parties mises en cause ont présenté des requêtes en annulation, soutenant notamment qu’une telle information judiciaire ne pouvait être ouverte sans contrevenir à l’article 6-1 du code de procédure pénale, les infractions dénoncées supposant la commission d’une irrégularité de procédure définitivement constatée par la juridiction répressive saisie. Après avoir retenu qu’à la date de mise en mouvement de l’action publique, aucune décision définitive n’avait encore constaté le caractère illégal des réquisitions téléphoniques, la cour d’appel de Paris a effectivement considéré que la circonstance selon laquelle, postérieurement à l’engagement des poursuites, ce caractère illégal avait été définitivement reconnu, n’avait pas eu pour effet de valider a posteriori l’action des plaignants. En conséquence de quoi, les juges du fond ont prononcé, le 22 mars 2012, l’annulation des investigations diligentées dans ce cadre, dont notamment les perquisitions et saisies effectuées au siège de l’IGPN, ainsi que les mises en examen ordonnées, pour violation des dispositions de l’article 6-1 du code de procédure pénale.
Il faut à ce stade préciser que, selon l’article précité, « lorsqu’un crime ou un délit prétendument commis à l’occasion d’une poursuite judiciaire impliquerait la violation d’une disposition de procédure pénale, l’action publique ne peut être exercée que si le caractère illégal de la poursuite ou de l’acte accompli à cette occasion a été constaté par une décision devenue définitive de la juridiction répressive saisie » – la décision ne pouvant être considérée comme définitive lorsqu’un pourvoi est pendant devant la chambre criminelle (v. not., Crim. 10 mai 2001, n° 99-87.052, inédit ; Dr. pénal 2001. Comm. 120, obs. Maron). Opposable par l’ensemble des intervenants à la procédure qu’ils soient officiers de police judiciaire, juges ou même experts, cette disposition ne saurait trouver application « lorsque la procédure à l’occasion de laquelle l’acte dénoncé aurait été commis n’a donné lieu à la saisine d’aucune juridiction pénale habilitée à constater le caractère illégal de la poursuite ou de l’acte accompli » (Crim. 30 mars 2016, n° 14-87.251, Bull. crim. n° 108 ; Dalloz actualité, 2 mai 2016, obs. C. Fonteix ; Crim., 30 mars 2016, n° 14-87.251, D. 2016. 785 ; AJ pénal 2016. 391, obs. C. Girualt ; RSC 2016. 359, obs. F. Cordier ; Procédures 2016, n° 209, note Chavent-Leclère) – ce qui explique probablement, dans le cadre de l’affaire des « fadettes » précédemment évoquée, qu’une plainte (depuis lors retirée et parallèlement classée sans suite) ait pu être valablement déposée dans la mesure où il s’agissait là d’une enquête préliminaire n’ayant pas donné lieu à la saisine d’une juridiction pénale (v. not., Le Monde, 8 oct. 2020, L’enquête ouverte contre le PNF après une plainte d’Éric Dupond-Moretti classée sans suite).
Suivant pourvois des parties civiles, la Cour de cassation a confirmé : d’une part, que les délits dénoncés impliquant la violation de dispositions de procédure pénale, l’action publique ne pouvait être engagée qu’après la constatation définitive du caractère illégal des actes accomplis ; d’autre part, que les demandeurs disposaient d’un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, à savoir un recours en indemnisation devant le juge civil (Crim. 25 juin 2013, n° 12-82.718, Bull. crim. n° 151 ; Dalloz actualité, 28 juin 2013, obs. S. Lavric ; D. 2013. 1625 ; RSC 2013. 837, obs. X. Salvat t).
Acte III
Le 2 juillet 2014, la société « Le Monde » et les deux journalistes précités ont réitéré leur plainte avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d’instruction du tribunal de grande instance de Paris. L’information ouverte sur cette plainte a été instruite par la juridiction lilloise, désignée dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice. Le juge d’instruction a notamment procédé à la perquisition des locaux de l’IGPN et à la saisie de la copie des actes d’investigations réalisés dans le cadre de l’enquête préliminaire ouverte par le parquet de Nanterre du chef de violation du secret de l’instruction et du secret professionnel.
Placés sous le statut de témoin assisté, les deux personnes mises en cause ont présenté une requête en annulation, en objectant que les investigations susvisées avaient été réalisées en méconnaissance des dispositions de l’article 174 du code de procédure pénale. Pour prononcer l’annulation de la perquisition diligentée dans les locaux de l’IGPN et de la saisie d’une copie d’archives de la procédure d’enquête préliminaire, ainsi que des actes subséquents, les juges du fond se sont appuyés sur les arrêts rendus le 5 mai 2011 par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Bordeaux et le 22 mars 2012 par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris. Selon les juges du fond, la seconde plainte déposée étant strictement identique à la première, la perquisition et la saisie d’une copie d’archives dans les locaux de l’IGPN n’ont été que des artifices pour retrouver copie de pièces précédemment annulées.
Suivant pourvoi de la seule société de presse, la Cour de cassation est amenée à se prononcer une nouvelle fois sur le champ d’application de l’article 6-1 du code de procédure pénale. Après avoir rappelé les dispositions de l’article précité, la chambre criminelle énonce que, s’il est normalement interdit de tirer des actes et des pièces annulés aucun renseignement contre les parties (v. not., C. pr. pén., art. 174), « une telle interdiction ne s’applique pas à la partie qui, ayant bénéficié de l’annulation d’actes portant atteinte à ses intérêts, s’en prévaut dans le cadre d’une procédure distincte ».
Combinant les deux dispositions précitées, la Cour affirme en l’espèce le principe selon lequel : « lorsque des investigations ont été annulées en application [de l’article 6-1 du code de procédure pénale] au motif que la plainte avec constitution de partie civile à la suite de laquelle elles ont été effectuées, qui se prévalait de la violation antérieure de dispositions de procédure pénale, avait été déposée avant que le caractère illégal des actes accomplis eût été définitivement constaté, [l’article 174 du code de procédure pénale] ne saurait interdire que, sur une plainte identique, réitérée une fois satisfaite cette condition, le juge d’instruction procède à nouveau aux investigations précédemment annulées ». La chambre criminelle en conclut que les juges du fond ne pouvaient ainsi ériger en obstacle à la procédure engagée par la partie civile une condition de recevabilité de son action – l’annulation d’actes d’investigation dans une procédure distincte n’ayant été prononcée qu’au seul motif que ceux-ci avaient été effectués avant que la condition résultant de l’article 6-1 du code de procédure pénale n’ait été satisfaite.
Ce faisant, la chambre criminelle semble nuancer sa position du 25 juin 2013 pour mieux garantir au justiciable un accès effectif au juge pénal – et non pas seulement au juge civil (v. égal., Paris, 11e ch., 3 mai 2000, D. 2000 IR 187 ; Crim. 14 févr. 2001, n° 00-83.657, Bull. crim. n°42 ; D. 2001. 1141 ). Suivant cassation, la chambre criminelle ordonne, par application de l’article 612-1 du code de procédure pénale et dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, que la décision porte ses effets y compris à l’égard des journalistes parties civiles qui ne s’étaient pas pourvus devant elle.
Épilogue
Ce contentieux illustre la relative complexité du cadre procédural permettant d’engager la responsabilité pénale d’une personne ayant prétendument commis un crime ou un délit à l’occasion d’une poursuite judiciaire et en violation d’une disposition de procédure pénale. Comme l’écrivait François Cordier, « le texte doit […] constituer un obstacle qui demeure susceptible d’être levé. Faute de quoi, la justification même de l’article 6-1 du code de procédure pénale s’efface pour laisser place à une protection sans doute excessive des acteurs de la procédure » (RSC 2016. 359, obs. F. Cordier ).
Plus de dix années après les faits litigieux, la procédure est, à ce jour encore, au stade de l’instruction. L’occasion de s’interroger sur la constitutionnalité de l’article 6-1 du code de procédure pénale – lequel, sauf erreur, n’a jamais été soumis au contrôle du Conseil constitutionnel (V. not., Crim. 12 févr. 2014, n° 13-87.478 ; 5 avr. 2011, n° 10-88.079) – par exemple du point de vue du droit à un recours juridictionnel effectif (nonobstant la possibilité d’exercer un recours indemnitaire devant le juge civil) ou encore du principe d’égalité. Reste également qu’une telle situation qui n’a pas permis au justiciable de voir statuer au fond sur les infractions dénoncées, plus de dix années après leur prétendue commission, pourrait, le cas échéant, être envisagée à travers le prisme du fonctionnement défectueux du service public de la justice (COJ, art. 141-1).