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Affaire On n’est pas couché : l’injure neutralisée par l’absence de dépassement des limites admissibles de la liberté d’expression

La diffusion d’une affiche publiée dans un journal satirique associant un excrément au nom d’une candidate à une élection n’a pas dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression.

par Sabrina Lavricle 5 novembre 2019

En janvier 2012, l’émission de France 2 On n’est pas couché diffusait une séquence au cours de laquelle étaient montrées des affiches parodiques, publiées trois jours avant par le journal Charlie Hebdo, concernant les candidats à l’élection présidentielle, dont l’une présentait le slogan « Y…, la candidate qui vous ressemble », inscrit au-dessus d’un excrément fumant.

Renvoyés devant le tribunal correctionnel pour injure publique envers un particulier, le président de France Télévisions et l’animateur de l’émission étaient relaxés puis, sur appel de la partie civile, la cour d’appel de Paris confirmait le jugement en ses dispositions civiles aux motifs que l’affiche en cause, bien que particulièrement grossière à l’égard de la plaignante, ne relevait pas d’une attaque personnelle mais d’une pique visant la candidate à l’élection présidentielle, qu’elle se situait dans un « registre » d’humour propre au journal Charlie Hebdo et que l’animateur avait précisé le contexte satirique dans lequel les dessins devaient être compris. Mais la chambre criminelle, exerçant son contrôle sur le sens et la portée des propos poursuivis, cassait et annulait cette décision, au visa des dispositions de la loi sur la presse et de la Convention européenne des droits de l’homme, estimant que « le dessin et la phrase poursuivis, qui portaient atteinte à la dignité de la partie civile en l’associant à un excrément, fût-ce en la visant en sa qualité de personnalité politique lors d’une séquence satirique de l’émission précitée, dépassaient les limites admissibles de la liberté d’expression » (Crim. 20 sept. 2016, n° 15-82.942, Dalloz actualité, 12 oct. 2016, obs. S. Lavric ; ibid. 2017. 181, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2016. 515 et les obs. ; RSC 2016. 547, obs. J. Francillon ). Le 20 septembre 2017, la cour de renvoi confirmait cependant le jugement en ses dispositions civiles. C’est dans ce contexte que l’assemblée plénière était saisie du nouveau pourvoi formé par la partie civile.

Par son arrêt, la plus haute formation de la Cour de cassation rejette le moyen qui se prévalait de la solution rendue par la chambre criminelle en 2016 et invoquait une atteinte à la dignité dépassant les limites admissibles de la liberté d’expression.

Dans sa réponse, l’assemblée plénière commence par rappeler l’importance de la liberté d’expression et l’encadrement de son exercice par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, puis elle relève que la dignité « ne figure pas, en tant que telle, parmi les buts légitimes énumérés » par cette disposition, à la différence de la « protection de la réputation et des droits d’autrui » avec laquelle elle doit donc, le cas échéant et conformément à la jurisprudence européenne, être mise en balance, et qu’ainsi, « elle ne saurait être érigée en fondement autonome des restrictions à la liberté d’expression » (§ 12 et 13). Dès lors, il lui incombe de rechercher si la publication litigieuse constituait un abus ou non dans l’exercice du droit à la liberté d’expression. Elle estime alors que « la cour d’appel, qui a exactement apprécié le sens et la portée de cette affiche à la lumière des éléments extrinsèques qu’elle a souverainement analysés, en a déduit, à bon droit, que la publication litigieuse ne dépassait pas les limites admissibles de la liberté d’expression » (§ 19).

L’intérêt de la solution se mesure à plusieurs niveaux (largement explicités dans les documents annexés à l’arrêt, spécialement la notice explicative à laquelle nous renvoyons).

Sur la question de savoir si la diffusion de l’affiche a dépassé ou non les limites admissibles de la liberté d’expression d’abord, l’assemblée plénière approuve l’analyse en proportionnalité, directement calquée sur la jurisprudence européenne, opérée par les juges du fond. On rappellera que, selon les termes mêmes de la clause de limitation de l’article 10 de la Convention, une ingérence dans le droit à la liberté d’expression ne peut être admise que si celle-ci est prévue par la loi, qu’elle poursuit un but légitime et qu’elle apparaît proportionnée à l’intérêt légitime protégé, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ayant précisé dans sa jurisprudence que toute ingérence devait répondre à un « besoin social impérieux » reposant sur des motifs « pertinents et suffisants » (v. Rép. pén., Convention européenne des droits de l’homme : jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière pénale, par P. Dourneau-Josette, n° 685) pouvant être établis à l’aide de plusieurs critères : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le mode d’obtention des informations et leur véracité, le contenu, la forme et les répercussions de la publication ainsi que la nature et la gravité de la sanction imposée (v. not. CEDH, gr. ch., 10 nov. 2015, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, req. n° 40454/07, § 93 s., Dalloz actualité, 27 nov. 2015, obs. J. Gaté ; D. 2016. 116, et les obs. , note J.-F. Renucci ; Constitutions 2016. 476, chron. D. de Bellescize ; RTD civ. 2016. 81, obs. J. Hauser ; ibid. 297, obs. J.-P. Marguénaud  ; 25 févr. 2016, Société de conception de presse et d’édition c. France, req. n° 4683/11, § 36 s., Dalloz actualité, 2 mars 2016, obs. S. Lavric  ; Gaz. Pal. 2016. 913, obs. A. Mazouz ; Légipresse, 2016, n° 339, p. 344, note M. Afroukh ; gr. ch., 29 mars 2016, Bédat c. Suisse, req. n° 56925/08, § 55 s., RSC 2016. 592, obs. J.-P. Marguénaud ; JCP 2016, n° 17, 507, obs. H. Surrel ; C. Bigot, Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de liberté d’expression, août 2015 - juill. 2016, Légipresse 2016, n° 341, p. 495, cités par P. Dourneau-Josette, in Rép. pén., préc., n° 687). Pour l’assemblée plénière, la cour d’appel a valablement déduit de la tonalité satirique du journal, du contexte politique et électoral de la diffusion de l’affiche, de l’absence d’attaque personnelle contre la partie civile, visée en sa seule qualité de femme politique, et de la distanciation prise par l’animateur que les limites admissibles de la liberté d’expression n’avaient pas été franchies. La conséquence en est une neutralisation de l’injure, pourtant caractérisée dans tous ses éléments, opérant de la même façon que la bonne foi en matière de diffamation (v. notice préc.).

Ensuite, sur la possibilité d’invoquer l’atteinte à la dignité pour légitimer une condamnation pour injure, l’assemblée plénière prend nettement ses distances avec la solution adoptée par la chambre criminelle en 2016. En posant clairement que le respect de la dignité de la personne humaine ne peut à lui seul fonder une restriction à la liberté d’expression, elle « refuse d’exclure par principe tout contrôle de proportionnalité au motif d’une éventuelle atteinte à la dignité causée par l’injure incriminée » (v. notice préc.), replaçant ainsi l’atteinte à la dignité dans la mise en balance « classique » des intérêts en présence.