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Affaire Olivier Morice : protection fonctionnelle des magistrats et honoraires de l’avocat

La particularité de l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris le 8 juin 2018 en formation solennelle réside dans la problématique de la protection fonctionnelle accordée à la veuve d’un magistrat au regard des honoraires dus à son avocat.

par Laurent Pettitile 15 juin 2018

La loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires a prévu en faveur des fonctionnaires et agents non titulaires une garantie de protection à l’occasion de leurs fonctions.

Le principe de la protection fonctionnelle est posé par l’article 11 de cette loi, dont le premier alinéa dispose que « les fonctionnaires bénéficient, à l’occasion de leurs fonctions, d’une protection organisée par la collectivité publique dont ils dépendent, conformément aux règles fixées par le code pénal et les lois spéciales ».

Cette protection est justifiée par la nature spécifique des missions confiées aux agents publics qui les exposent parfois, dans l’exercice de leurs fonctions, à des relations conflictuelles avec les usagers du service public et qui leur confèrent des prérogatives pouvant déboucher sur la mise en cause de leur responsabilité personnelle, civile ou pénale.

La protection est due aux agents publics dans deux types de situation.

  • Les agents publics bénéficient de la protection de l’administration contre les attaques dont ils sont victimes à l’occasion de leurs fonctions. Ainsi en dispose le troisième alinéa de l’article 11 : « La collectivité publique est tenue de protéger les fonctionnaires contre les menaces, violences, voies de fait, injures, diffamations ou outrages dont ils pourraient être victimes à l’occasion de leurs fonctions, et de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en est résulté ».
     
  • Les agents publics, y compris les anciens agents publics, sont protégés par l’administration lorsque leur responsabilité pénale est mise en cause à l’occasion de faits commis dans l’exercice de leurs fonctions. Le quatrième alinéa de l’article 11, introduit par la loi n° 96-1093 du 16 décembre 1996 relative à l’emploi dans la fonction publique et à diverses mesures d’ordre statutaire, prévoit que « la collectivité publique est tenue d’accorder sa protection au fonctionnaire ou à l’ancien fonctionnaire dans le cas où il fait l’objet de poursuites pénales à l’occasion de faits qui n’ont pas le caractère d’une faute personnelle ». 

En dehors de ces hypothèses, les agents publics bénéficient d’une garantie contre les condamnations civiles prononcées à raison d’une faute de service. Le deuxième alinéa de l’article 11 dispose en effet que « lorsqu’un fonctionnaire a été poursuivi par un tiers pour une faute de service et que le conflit d’attribution n’a pas été élevé, la collectivité publique doit, dans la mesure où une faute personnelle détachable de l’exercice de ses fonctions n’est pas imputable à ce fonctionnaire, le couvrir des condamnations civiles prononcées contre lui ».

La circulaire FP n° 2158 du ministère du budget du 5 mai 2008 relative à la protection fonctionnelle des agents publics précise les conditions et les modalités de mise en œuvre, d’une part, de la protection fonctionnelle et, d’autre part, de la garantie civile au bénéfice des agents publics relevant de la fonction publique de l’État.

Les faits à l’origine de la procédure de taxation

Bernard Borrel est le troisième magistrat français assassiné depuis le début de la Ve République, après les juges Renaud et Michel. Sa veuve, Élisabeth Borrel avait désigné Me Olivier Morice en 1996 pour assurer la défense de ses intérêts dans une information judiciaire ouverte pour assassinat de son mari, d’abord au tribunal de grande instance (TGI) de Toulouse, puis dépayséem au TGI de Paris, à sa demande, en décembre 1997.

Mme Borrel a fait face à une obstruction des pouvoirs exécutifs français et djiboutien, qui, dès la découverte du corps de son mari ont officiellement communiqué, informant l’opinion publique que son mari s’était suicidé et qu’il s’était immolé par le feu.

Les avocats de la veuve et de ses enfants ont assuré leur défense dans des circonstances particulièrement dramatiques, confrontés à de nombreux dysfonctionnements judiciaires.

Dans ce combat judiciaire, il fallut attendre le 19 juin 2007 puis, dix ans plus tard, le 13 juillet 2017 pour que le procureur de la République de Paris reconnaisse l’origine criminelle de la mort de Bernard Borrel.

À partir de 2004 et compte tenu des circonstances criminelles de la mort de Bernard Borrel alors qu’il avait été envoyé au titre de la coopération en mission à Djibouti comme conseiller du ministre de la justice djiboutien, l’État français a accepté d’accorder à Mme Borrel et à ses enfants le bénéfice de la protection fonctionnelle, avec la désignation d’Olivier Morice, avocat au barreau de Paris, pour assurer la défense personnelle d’Élisabeth Borrel et celle de Me Laurent de Caunes, avocat au barreau de Toulouse, pour assurer la défense de ses enfants.

Dans une lettre du 25 mars 2004, le directeur des services judiciaires écrira, près de neuf ans après l’assassinat de Bernard Borrel, que celui-ci « est décédé dans l’exercice de ses fonctions ».

L’information judiciaire étant ouverte pour assassinat au TGI de Paris, depuis 1997, il fallait que soient déterminées par la direction des services judiciaires (DSJ), en lien avec Mme Borrel et ses avocats, les conditions de prise en charge par l’État et la fixation des honoraires acceptés après négociations.

Dès juillet 2004, le garde des Sceaux a parfaitement conscience de la gravité et du caractère signalé de ce dossier. Il attire l’attention du ministre de l’économie sur le fait que « le montant des honoraires réclamés dans cette affaire se justifie par son caractère exceptionnel. ll s’agit d’une instruction difficile, touchant des intérêts sensibles et suivie par la presse. La complexité de l’affaire et les obstacles rencontrés dans la recherche de la vérité se traduisent dans sa durée passée et à venir ».

Des pourparlers permirent de trouver un accord. Après avoir rappelé qu’Élisabeth Borrel bénéficiait de la protection fonctionnelle, le directeur des services judiciaires fixa le montant des honoraires que l’administration prendrait à sa charge. Dès lors et en vertu des accords passés, les honoraires furent réglés directement à Me Morice dans les termes de la prise en charge accordée, celle-ci donnant lieu à différents arrêtés du garde des Sceaux.

Pour chacun de ces arrêtés, ceux-ci matérialisant les accords trouvés entre le ministère et l’avocat, il est fait état de la décision d’octroi de la protection fonctionnelle du 25 mars 2004 assurant « la prise en charge des frais exposés ».

Il est aussi souligné la désignation par Mme Borrel de son conseil, de sa note d’honoraires en arrêtant « qu’il convient de procéder au règlement de ladite somme correspondant à la prise en charge des frais exposés par Mme Borrel pour la période concernée ». Les arrêtés rappellent encore « la lettre du directeur des services judiciaires du 28 octobre 2004 précisant les conditions de prise en charge des frais exposés par Mme Borrel pour la défense de ses intérêts ». Chacun des arrêtés précise que les honoraires de Me Olivier Morice seront directement payés par virement sur son compte, et que le montant correspondant sera imputé sur les crédits du ministère de la justice.

Très rapidement, Mes Morice et de Caunes dénoncèrent les dysfonctionnements de l’instruction les conduisant à obtenir, en juin 2000, le dessaisissement de deux magistrats instructeurs parisiens qui n’avaient de cesse de vouloir conforter la version du suicide de Bernard Borrel.

Olivier Morice fut condamné en France pour diffamation publique à l’égard de ces juges. Il dut combattre jusque devant la grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme pour obtenir la condamnation de la France le 23 avril 2015 notamment pour violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, et enfin être réhabilité par l’assemblée plénière de la Cour de cassation, le 16 décembre 2016.

L’État tenta de remettre en cause les conditions d’octroi de la protection fonctionnelle et de ses modalités, accordée en 2004 à Élisabeth Borrel et à ses enfants.

Un télégramme diplomatique émanant des autorités de Djibouti du 28 janvier 2005 est assez éloquent sur les pressions « amicales » exercées à l’époque sur le gouvernement français pour l’inciter fermement à ne plus payer les honoraires de Me Morice. Ce télégramme intitulé « Affaire Borrel. Situation de la veuve Borrel et de ses avocats » indique notamment :

« […] si le gouvernement français, comme il le dit, n’approuve pas les déclarations anti-djiboutiennes de ces avocats, et s’il estime, comme nous, qu’elles nuisent aux intérêts diplomatiques et politiques de la France à l’étranger, le gouvernement français ne peut-il pas mettre fin à cette prise en charge, qu’il effectue, des honoraires de ces avocats ?… Il est certain que, pour nos interlocuteurs, et le président Ismael Omar Guelleh m’avait déjà posé la même question l’an dernier, si le gouvernement français prend à sa charge les frais des avocats de Mme Borrel, cela veut automatiquement dire qu’il approuve leurs déclarations médiatiques. Ne pas – ou ne plus – les financer serait un signal fort en faveur de Djibouti, selon nos interlocuteurs. »

Le 1er août 2016, la directrice des services judiciaires informait les avocats de Mme Borrel et de ses enfants que les modalités de prise en charge de la protection fonctionnelle seraient modifiées à compter du 1er octobre 2016, en réduisant la prise en charge par l’administration acceptée à l’origine.

Les avocats faisaient savoir qu’ils ne pouvaient accepter les modalités proposées et que les arguments juridiques avancés par le ministère de la justice pour leur imposer une telle modification étaient spécieux et juridiquement infondés.

La procédure en taxation des honoraires (décr. n° 91-1197, 27 nov. 1991, art. 174 s. ; décr. n° 2005-790, 12 juill. 2005, art. 10 à 14)

Me Olivier Morice saisissait le bâtonnier de l’ordre d’une demande de fixation de ses honoraires dus par le ministère de la justice. Ce dernier soulevait alors l’irrecevabilité de l’action, considérant que son propre mandant n’était pas le client de Me Morice.

En matière de taxation des honoraires, le bâtonnier n’a pas pour fonction de déterminer le redevable des honoraires mais bien de fixer le montant de ceux-ci.

Pour ne pas écarter sa compétence dès lors que le client n’est pas mis en cause expressément, le bâtonnier de Paris a fait application de la procédure de la protection personnelle mise en œuvre par l’article 11 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, aux termes duquel l’État prend en charge les frais exposés par les magistrats dans le cadre d’instances civiles ou pénales.

La protection fonctionnelle fait de l’État le seul débiteur des honoraires de l’avocat, qu’il s’agisse de les verser, de les fixer en accord avec lui ou de les contester le cas échéant.

Dès lors, le ministère de la justice est justement attrait dans la procédure de taxation des honoraires.

En ce qui concerne le montant des honoraires réclamés, le bâtonnier fixe la somme due au regard de l’accord intervenu et appliqué pendant des années. En l’espèce, il s’agit ici de l’accord entre le ministère et Me Olivier Morice.

Devant la cour d’appel, l’agent judiciaire de l’État est intervenu volontairement à la procédure aux côtés du ministère de la justice, de même que Mme Borrel, représentée par Me Aurore Boyard, au soutien des intérêts de Me Olivier Morice.

L’incompétence du bâtonnier pour connaître des contestations portant sur la désignation du débiteur des honoraires et, par voie de conséquence, celle du juge judiciaire ont été soulevées par l’appelant et l’intervenant volontaire, ce au profit du tribunal administratif de Paris, seul compétent pour déterminer l’étendue de la protection fonctionnelle.

Aux fins de voir confirmer l’ordonnance entreprise, Me Morice faisait notamment valoir que, dans la nouvelle proposition de convention d’honoraires que le ministère de la justice voulait lui imposer à compter du 1er octobre 2016, le projet qui aurait été régularisé entre le garde des Sceaux et le cabinet d’Olivier Morice prévoyait expressément que « tout différend relatif à l’exécution de la présente convention d’honoraires fera l’objet d’une tentative de règlement amiable entre les parties. À défaut d’accord des parties, il sera réglé en recourant à la procédure prévue aux articles 174 et suivants du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat ».

Pour Olivier Morice, l’argument du ministère de la justice et de l’agent judiciaire de l’État est artificiel puisque le ministère de la justice reconnaît explicitement la compétence du bâtonnier en la matière.

Rappelant l’accord mis en œuvre, dès 2005, avec le règlement de notes d’honoraires émises à l’ordre du ministère de la justice et payées par ce dernier, au visa d’arrêtés du garde des Sceaux, prévoyant le paiement de ces vacations sur le budget du ministère de la justice, l’intimé considérait qu’il ne saurait être sérieusement contesté que le bâtonnier, en première instance, est seul compétent pour statuer sur la fixation des honoraires et, par voie de conséquence, la cour d’appel de Paris a considéré que c’est dans le cadre de la protection fonctionnelle accordée à Mme Borrel (qui n’est pas discutée ni contestée), que la procedure de fixation des honoraires a été initiée par Me Morice et, par conséquent, c’est bien la loi du 31 décembre 1971 et les articles 194 et suivants du décret du 27 novembre 1991 qui ont vocation à s’appliquer au litige.

Dès lors, la cour rejette l’exception d’incompétence soulevée puisqu’il « n’existe aucun doute sérieux sur la détermination du débiteur des honoraires revenant à celui-ci ».

Après avoir retenu sa compétence, la cour s’est référée explicitement au courrier adressé par la direction des services judiciaires à Olivier Morice le 28 octobre 2004 (et non 2014 comme indiqué dans l’arrêt) qui fixe dans les détails les conditions financières de l’intervention de l’avocat et détermine le débiteur des sommes.

Acceptée par l’avocat et exécutée par le débiteur pendant plusieurs années, la cour considère que la convention est la loi des parties et doit donc recevoir application.

Il restera à apprécier les prestations effectuées par Me Olivier Morice pendant la période concernée.

En effet, le ministère de la justice, qui rend un hommage à la qualité et l’importance des diligences accomplies par Me Olivier Morice, remet en cause le montant demandé pour des motifs discutables. La cour rejette la demande du ministère. Pour les juges d’appel, les prestations « correspondent à un travail effectif, important et délicat en raison des aspects politiques du dossier ».

La décision du bâtonnier sera partiellement confirmée, c’est bien l’agent judiciaire de l’État qui devra payer les honoraires dus et non le ministère de la justice, même si les condamnations devront être supportées en définitive sur le budget de la justice.

Voyons dans cette décision une reconnaissance du travail accompli par un avocat qui, dans l’exercice de ses missions, a su démontrer la maîtrise de son exercice et son courage face aux pressions de tous ordres… « un acteur de la justice ».