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Affaire Rolex : le Tribunal judiciaire de Paris remet-il les pendules à l’heure sur l’usage des marques renommées par des tiers dans le pop art ?

En l’espace de trois mois, le Tribunal judiciaire de Paris a rendu deux décisions sur l’articulation entre la liberté d’expression et les droits de propriété intellectuelle. Tout d’abord, la confrontation entre la liberté d’expression et le droit d’auteur dans un jugement rendu le 23 janvier 2025 (TJ Paris, 23 janv. 2025, n° 22/03349, T. Lemieux, Droit d’auteur : la liberté d’expression ne fait pas exception, Dalloz actualité, 10 mars 2025). Plus récemment, dans un jugement rendu le 2 avril 2025, le tribunal s’est prononcé sur les frontières de la liberté d’expression artistique à l’égard du droit des marques, plus précisément du régime de protection des marques renommées. 

Cette question est souvent abordée à travers le prisme de « l’exception de parodie », la jurisprudence rappelant de manière constante qu’une telle exception n’existe pas en droit des marques (Paris, 13 déc. 2024, n° 22/13525 ; Rennes, 27 avr. 2010, n° 09/00413 ; Chambéry, 23 janv. 2007, n° 06/00449 ; TGI Paris, 31 mai 2006, n° 06/02932) et qu’un usage parodique ne peut être admis que s’il n’est susceptible de porter atteinte à aucune des fonctions de la marque, notamment si l’imitation à visée parodique n’est pas à l’origine d’un risque de confusion (Cass., ass. plén., 12 juill. 2000, n° 99-19.004 ; TGI Paris, 29 oct. 2021, n° 20/00199). Mais au-delà de la question de l’usage parodique, on assiste à une confrontation plus frontale entre la liberté d’expression et le droit des marques, et plus spécialement des marques renommées. D’autres juridictions européennes sont également confrontées à cette problématique. À titre d’exemple, le 8 mai 2023, le Tribunal de l’entreprise néerlandophone de Bruxelles (Nederlandstalige ondernemingsrechtbank Brussel) a posé la question préjudicielle suivante à la Cour de justice de l’Union européenne :

« La liberté d’expression, y compris la liberté d’exprimer des opinions politiques et la parodie politique, telle que garantie par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, peut-elle constituer un « juste motif » de faire usage d’un signe identique ou similaire à une marque renommée au sens de l’article 9, paragraphe 2, sous c), du règlement (UE) 2017/1001 (1) du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017 sur la marque de l’Union ainsi que de l’article 10, paragraphe 2, sous c), et de l’article 10, paragraphe 6, de la directive (UE) 2015/2436 (2) du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2015 rapprochant les législations des États membres sur les marques » ? (Nederlandstalige ondernemingsrechtbank Brussel, 8 mai 2023, Inter IKEA System BV c/ Algemeen Vlaams Belang VZW e.a., aff. C-298/23)

Dans l’affaire commentée, c’est la liberté artistique en tant que telle qui était invoquée comme moyen de défense.

Johann Perathoner, artiste plasticien français se revendiquant du courant pop art, a créé en 2018 une collection d’œuvres en trois dimensions intitulée « 3D Watches » représentant des villes intégrées dans des cadrans de montres (Journal du luxe, 21 avr. 2025).

Les sociétés Rolex SA et Rolex France (ci-après les sociétés Rolex) lui reprochaient d’avoir exploité leurs marques, sans autorisation, sur son site internet et sur les réseaux sociaux, afin de promouvoir et commercialiser ses tableaux de la collection « 3D Watches ».

Elles l’ont assigné le 20 mars 2023 devant le Tribunal judiciaire de Paris en contrefaçon de marques et parasitisme.

Au titre de la contrefaçon, elles invoquaient une série de marques :

  • la marque verbale internationale « ROLEX » n° 976721, désignant l’Union européenne ;
  • la marque semi-figurative internationale n° 476371 (constituée de l’élément verbal ROLEX et du signe figuratif d’une couronne), désignant la France ;
  • la marque verbale de l’Union européenne « GMT-Master » n° 1455112 ;
  • la marque verbale de l’Union européenne « Yatch-Master » n° 1455732 ;
  • la marque verbale internationale « Milgauss » n° 337156, désignant l’Union européenne ;
  • la marque verbale française « ROLEX » n° 1355807.

Les sociétés Rolex revendiquaient ainsi la renommée de l’ensemble des marques invoquées et estimaient que M. [I] les a utilisées, sans autorisation à des fins économiques, notamment à travers un clip promotionnel, une diffusion sur les réseaux sociaux et qu’il a fait usage de la marque « Yatch-Master » sur certains produits afin de tirer indûment profit de sa notoriété.  

En défense, l’artiste contestait sans surprise la renommée desdites marques. Il soutenait à cet égard que les demanderesses ne parviendraient pas à démontrer que les marques invoquées exercent une influence distincte de celle des produits qu’elles désignent (argument audacieux mais, à notre sens, voué à l’échec pour les marques « ROLEX »).

À cet égard, si les sujets et matériaux des artistes du pop art sont faits d’emprunts et détournements d’images et symboles de la culture populaire et de la société de consommation, cette affaire montre que cette liberté artistique peut se heurter à la logique monopolistique du droit des marques. Comme le balancier d’une montre assure l’exactitude du temps par son mouvement d’oscillation, le juge doit alors osciller entre ces deux logiques et assurer une balance des intérêts entre le droit de propriété du titulaire de la marque et les droits fondamentaux de l’artiste (dans un arrêt du 13 déc. 2024, la Cour d’appel de Paris a souligné à propos d’un moyen sur la liberté d’expression que « cette liberté peut faire l’objet de restrictions prévues par la loi qui doivent constituer des mesures nécessaires, dans une société démocratique, pour atteindre des buts légitimes et notamment la protection des droits d’autrui. Le droit des marques constitue un droit de propriété qui a valeur constitutionnelle en vertu des articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 [Cons. const. 16 janv. 1982, n° 81-132 DC]. Le droit de propriété est aussi garanti par l’article 1er du Protocole n° 1 de la Convention. La protection du droit de propriété, qui implique que la contrefaçon d’une marque soit interdite, constitue un but légitime. Un juste équilibre doit être assuré entre ces deux droits fondamentaux », Paris, 13 déc. 2024, n° 22/13525, préc.).

Au cas présent, le tribunal devait notamment trancher la question de savoir si la liberté d’expression artistique pouvait justifier une limite au monopole des marques dont la renommée était revendiquée, sur fond de pop art

En premier lieu, le tribunal a examiné si la première condition de la protection des marques renommées était remplie. Après un rappel des critères d’appréciation de la renommée définis avec une précision quasi horlogère par la jurisprudence européenne (« Interprétant les dispositions du règlement précité, la Cour de justice des communautés [CJCE devenue CJUE] a dit pour droit qu’une marque est considérée comme renommée lorsqu’elle est connue d’une fraction significative du public concernée par les produits visés à son enregistrement et qu’elle exerce un pouvoir d’attraction propre indépendant des produits ou services qu’elle désigne, ces conditions devant être réunies au moment des atteintes alléguées. La Cour ajoute que doivent notamment être pris en compte dans l’examen de cette condition par le juge national, tous les éléments pertinents de la cause, à savoir, notamment l’ancienneté de la marque, son succès commercial, la part de marché détenue par la marque, l’intensité, l’étendue...

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