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Afghanistan : face à Trump, la CPI en nouvelle perte de crédibilité

Le 12 avril dernier, la chambre préliminaire II de la Cour pénale internationale a rejeté la demande d’autorisation de la procureure, Fatou Bensouda, d’ouvrir une enquête en Afghanistan. Pour la première fois, les juges ont estimé qu’une investigation à ce stade ne servirait pas les « intérêts de la justice », s’attirant au passage les foudres d’un rare front commun parmi les observateurs de la Cour, alors que le président des États-Unis, Donald Trump, a lui salué une « victoire internationale ». 

par Maxence Peniguetle 29 avril 2019

« C’est une victoire internationale » pour les patriotes américains et « pour l’état de droit », a déclaré Donald Trump, le président des États-Unis, après la publication de la décision de la Cour pénale internationale (CPI), le 12 avril 2019. Une décision attendue depuis le 20 novembre 2017, lorsque la procureure de la CPI, Fatou Bensouda, avait demandé l’ouverture d’une enquête en Afghanistan.

La requête portait sur des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre qui auraient été commis depuis le 1er mai 2003. Elle indiquait aussi, le cas échéant, vouloir toucher à « d’autres crimes allégués se rapportant au conflit armé en Afghanistan et suffisamment liés à la situation en cause, qui ont été commis sur le territoire d’autres États parties depuis le 1er juillet 2002 », notait le bureau de la procureure dans un rapport publié en décembre 2017. Les activités des prisons secrètes de la Central Intelligence Agency (CIA) en Pologne, en Roumanie et en Lituanie étaient alors mises en cause. En plus de poursuites éventuelles contre des membres de la CIA, Fatou Bensouda avait aussi laissé entendre une possibilité d’enquêter sur du personnel de l’armée américaine, des talibans et des éléments des autorités afghanes.

Menaces et sanctions américaines contre la CPI

Depuis la création de la Cour pénale internationale, le gouvernement des États-Unis mène un double jeu. Bill Clinton avait signé le Statut de Rome, le texte fondateur, et l’administration Bush Junior avait retiré la signature dans la foulée, en 2002. Ce qui n’a pas empêché, depuis, Washington d’assister et d’utiliser l’institution dans certaines situations (en Ouganda et au Soudan, notamment), tout en la menaçant directement concernant la situation en Afghanistan. Comme le précise le Washington Post, « les observateurs démocrates et républicains ont adopté une approche ambiguë de la Cour, reconnaissant parfois la poursuite des chefs de guerre et autres et condamnant parfois l’institution lorsque les procureurs se tournaient vers une direction défavorable aux États-Unis et à leurs alliés ».

La position actuelle est assez simple à comprendre : aucun citoyen américain ne devrait pouvoir être mis en cause par la Cour pénale internationale, alors que le Statut de Rome, texte fondateur de la CPI, prévoit, lui, la possibilité de poursuivre des individus qui auraient commis des crimes sur le territoire des États parties, sans distinction de nationalité. « Depuis 1998, les États-Unis ont refusé de rejoindre la CPI en raison de ses vastes pouvoirs en matière de poursuites et de la menace qu’elle fait peser sur la souveraineté nationale », déclarait le 15 mars 2019 le secrétaire d’État Michael R. Pompeo, annonçant au passage de possibles restrictions concernant l’entrée aux États-Unis du personnel de la Cour « responsable » de l’enquête proposée sur les crimes qui auraient été commis en Afghanistan.

« Nous sommes prêts à prendre des mesures supplémentaires, y compris des sanctions économiques, si la CPI ne change pas de cap », ajoutait M. Pompeo.

En l’occurrence, la révocation du visa de Fatou Bensouda pour entrer aux États-Unis a été rendue publique le 5 avril.

L’intérêt de la justice

Une semaine plus tard, la chambre préliminaire II de la Cour pénale internationale rejetait la demande d’autorisation d’ouvrir une enquête en Afghanistan. Les trois juges en charge de la question ont, en quelques pages, estimé qu’il y avait bien une base raisonnable « permettant de considérer que des crimes relevant de la compétence de la CPI auraient été commis en Afghanistan et que des affaires potentielles seraient recevables devant la Cour », comme le résume un communiqué.

Mais pour les juges, une enquête ne serait pas dans l’intérêt de la justice. Pour eux, trop de temps s’est écoulé (onze ans) entre le début de l’examen préliminaire et la demande de l’ouverture de l’enquête dans la situation en Afghanistan. Ils ont aussi noté le manque de coopération dont les procureurs ont jusque-là bénéficié et qui risque de se raréfier si une enquête était autorisée, entravant les chances de succès des enquêtes et des poursuites.

Enfin, la chambre a estimé que les victimes risqueraient d’être déçues et qu’il y a une nécessité pour la CPI d’utiliser ses ressources en accordant la priorité aux activités qui auraient de meilleures chances de réussir.

Une décision démontée par les critiques

À part quelques soutiens des orientations de l’administration Trump, c’est un ensemble rare d’universitaires (d’habitude plus divisés) et de défenseurs des droits de l’homme qui dénoncent depuis la publication de cette décision. Au premier abord, le moment choisi : donner raison aux États-Unis quelques jours après la mise en œuvre de restrictions à l’égard de la Cour pénale internationale est inquiétant pour l’indépendance des juges. Et ils sont maintenant nombreux à s’inquiéter, en substance, « qu’il puisse suffire désormais qu’un État fasse entendre publiquement qu’il ne coopérera pas avec la CPI pour que celle-ci abandonne ses poursuites ».

Pour Mark Kersten, directeur adjoint de la fondation Wayamo pour le renforcement de l’État de droit et la promotion de la justice internationale, l’intérêt de la justice aurait au contraire été servi en décidant d’ouvrir une enquête – même si « personne ne s’attend raisonnablement à ce que les États-Unis coopèrent ». Il s’agit plutôt d’une question de crédibilité. Celle « d’une organisation est en partie une mesure de l’écart entre les attentes des personnes à l’égard de l’institution et ses performances réelles, écrit-il sur son blog. Si la performance d’une institution n’atteint pas nos attentes, sa crédibilité en souffrira. Si les attentes sont satisfaites, voire dépassées, une institution gagnera en crédibilité ». Dans le cas précis, après les échecs récents en Centrafrique et en Côte-d’Ivoire dans sa poursuite des auteurs de crimes internationaux (v. sur la question Dalloz actualité, 25 janv. 2019 isset(node/194118) ? node/194118 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>194118 et 22 juin 2018 isset(node/191289) ? node/191289 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>191289, art. M. Peniguet), la CPI déçoit une fois de plus, non seulement ses supporters mais surtout les victimes.

Sur la question de la crédibilité, l’article de Helyeh Doutaghi et Jay Ramasubramanyam publié sur le site The Conversation soutient la thèse qu’en courbant l’échine face à l’Amérique de Trump, « la CPI montre que le colonialisme continue de prospérer dans le droit international ». Du côté des organisations de défense des droits de l’homme, Jonathan O’Donohue d’Amnesty International considère qu’une « Cour pénale internationale qui capitule devant la pression politique d’États violant les droits de l’homme, qui s’incline sous la pression financière d’États parties puissants, qui ne respecte pas les droits des victimes n’a aucune crédibilité et ne contribue en rien à la lutte contre l’impunité ». Il encourage la procureure à « se battre jusqu’au bout » et donc à interjeter appel – option que son bureau est en train d’examiner.

D’autres aspects de l’évaluation de l’intérêt de la justice sont discutés. Dov Jacobs, de l’Université de Leiden, en énumère quelques-uns ici. « La chambre préliminaire s’est transformée en contrôleuse financière du budget du bureau de la procureure et de la façon dont il est dépensé, ce qui n’est certainement pas son rôle », écrit-il par exemple. Et d’expliquer : « Les juges semblent confondre leur rôle de gestionnaire des procédures judiciaires avec celui de gestionnaires des fonds de la Cour ».

Quand les anciens s’en mêlent

Le 24 avril, des personnalités importantes anciennement impliquées dans les activités de la CPI on fait entendre leurs critiques. Luis Moreno Ocampo, qui fut le premier procureur entre 2003 et 2012, estime que les juges ont « ignoré que la plupart des enquêtes de la CPI pouvaient aussi auparavant être considérées comme “impossibles”. Les mandats d’arrêt délivrés en 2009 et 2010 contre le président du Soudan, Omar Al-Bachir, illustrent la possibilité de mener des enquêtes “non réalisables” ». Et l’Argentin de continuer : « Cela a pris dix ans, mais Bachir a été démis de ses fonctions et son emprisonnement au Soudan expose la valeur de l’intervention de la Cour, même sans procès de la CPI ».

« Une évaluation indépendante du fonctionnement de la Cour par un petit groupe d’experts internationaux. » C’est ce qu’appellent de leur côté Tiina Intelmann et trois autres anciens présidents de l’assemblée des États parties au Statut de Rome, l’organe délibérant de la Cour, composé par les États parties. « L’impact du message central de la Cour n’est que trop rarement accompagné par sa performance en tant qu’institution judiciaire, écrivent-ils. Nous sommes déçus par la qualité de certaines de ses procédures, frustrés par certains des résultats et exaspérés par les carences de gestion qui empêchent la Cour d’exploiter pleinement son potentiel. »

Si les points de vue et conseils des anciens ont été globalement bien accueillis dans le monde de la justice pénale internationale, certains s’interrogent sur leur responsabilité dans la condition actuelle de l’institution. Ou, comme le résume sur Twitter Triestino Mariniello, professeur de l’Université de Edge Hill au Royaume-Uni, « les gens donnent de bons conseils quand ils ne sont plus en position de donner le mauvais exemple ».