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Allemagne : la Cour fédérale de justice face aux questions de genre

La Cour a tranché dans une affaire mettant en rapport la question de l’identité de genre et les droits de l’enfant, sans nécessairement clarifier sur le fond les ambiguïtés de la législation allemande relative aux personnes transgenres.

par Gilles Bouvaistle 16 octobre 2017

Le 25 septembre dernier, la Cour fédérale de justice allemande s’est prononcée sur une affaire liant droit et questions de genre. Le point de départ : une personne fait reconnaître sa conversion sexuelle du genre féminin au genre masculin devant le service d’état civil d’une mairie d’arrondissement de Berlin. Cette personne a suivi un traitement hormonal, fait valider sa conversion comme l’y autorise la législation allemande et changer son prénom. Néanmoins, après avoir interrompu son traitement, elle procède à une insémination artificielle (le donneur renonçant contractuellement à faire valoir sa paternité) et accouche d’un enfant. Le service d’état civil chargé de l’inscrire au registre des naissances est confronté à un dilemme : doit-elle reconnaître comme père la personne – officiellement de sexe masculin – qui a donné naissance à un enfant ? Ce que la Cour fédérale, dans son exposé de la décision, résume ainsi : « La mère d’un enfant est, selon le paragraphe 1591 du code civil allemand, la femme qui lui a donné naissance. Le plaignant n’était néanmoins plus, au moment de l’accouchement, le 28 mars 2013, une “femme” au sens du droit, puisqu’à ce moment-là, il était déjà reconnu, depuis une décision du tribunal d’instance rendue le 7 juin 2011, comme appartenant au genre masculin ».

La Cour fédérale de justice a tranché en estimant que cette personne transgenre, en dépit de son changement de sexe, était « juridiquement la mère de l’enfant », ce qui implique que l’acte de naissance la mentionne sous le prénom féminin qu’elle possédait avant son changement de sexe. Pour Jessica Heun, avocate berlinoise spécialisée dans le droit administratif lié aux personnes transgenre, « la Cour fédérale de justice s’est contentée de présenter formellement la législation, dans sa lettre, son esprit et ses fins » : « si d’un côté, selon la loi relative aux personnes transsexuelles, après un changement de nom et d’état civil, il faut appeler cette personne par son nouveau prénom, de l’autre, cela ne vaut pas pour l’acte de naissance de l’enfant. Le législateur a, sur ce point précis, décidé que tout ce que l’on entreprend en matière de changement de nom et d’état civil implique des modifications juridiques dans tous les domaines, à l’exception des droits de l’enfant, qui, eux, doivent demeurer intacts ».

L’Allemagne dispose en effet depuis 1980 d’une loi relative « au changement de prénom et à la détermination de l’appartenance sexuelle dans des cas particuliers » ou loi relative aux personnes transsexuelles (Transsexuellengesetz), qui précise dans son article 11 que « la décision que le requérant doit être considéré comme appartenant à un autre genre que celui qui lui était assigné à la naissance ne modifie pas le rapport juridique entre le requérant et ses parents et entre le requérant et ses enfants ». Comme le souligne Jessica Heun, « si l’on inscrit un père au lieu d’une mère, cela a des conséquences pour l’enfant : dans l’état actuel de la législation, s’il n’existe pas d’autre père reconnu, cela pose par exemple problème en matière du droit de l’enfant à des frais d’entretien. Pour laisser à l’enfant la porte ouverte à ces droits, je dois recourir à cette classification biologique ».

« Un vrai gruyère »

Après s’être longtemps targuée de posséder la législation « la plus humaine et la plus englobante » en la matière, l’avance législative supposée de l’Allemagne avec sa Transsexuellengesetz s’est réduite à peau de chagrin au fil des arrêts de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. À six reprises, celle-ci a déclaré inconstitutionnelles certaines de ses dispositions. En particulier celles posant deux possibilités pour faire reconnaître légalement son changement d’appartenance sexuel : d’un côté, ce que la loi qualifie de « petite solution » – le changement du prénom – et, de l’autre, la « grande solution » (grosse Lösung), qui consiste, elle, en un changement d’état civil complet. Ces deux voies ont en commun de nécessiter un rapport validé par deux personnes qualifiées, mais la seconde exige, outre une infertilité durable, que le requérant « ait subi une opération transformative de ses caractéristiques sexuelles, à travers laquelle il lui a été possible de se rapprocher de manière significative de l’apparence du sexe opposé ». C’est à cette dernière mesure qu’un arrêt de la Cour de Karlsruhe est venu mettre fin en 2011. De quoi faire de la Transsexuellengesetz un « vrai gruyère », selon l’expression de Konstanze Plett, qui enseigne à l’institut de recherche en droit du genre, du travail et droit social de l’université de Brême. « Selon moi, la Cour fédérale fait trop reposer sa décision sur cette loi, car le législateur n’avait pas vraiment pu imaginer des cas comme celui-ci. C’est pourquoi j’ai le sentiment que le dernier mot n’a pas été dit sur cette affaire, et qu’il est possible que celle-ci revienne devant la Cour constitutionnelle. » Plusieurs rapports recommandent d’ailleurs un certain nombre d’aménagements, alors que le nouveau gouvernement est encore loin d’avoir vu le jour, tandis que « le ministère fédéral de la justice n’est guère enthousiaste à l’idée de se lancer dans ce chantier alors que les personnes transgenres n’ont pas encore fait l’objet d’une réflexion juridique complètement aboutie », estime Konstanze Plett.