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Allemagne : les leçons du non-transfert d’une demandeuse d’asile iranienne vers la France

S’il fait figure d’exception dans une jurisprudence allemande fragmentée, la décision du tribunal administratif allemand d’Arnsberg souligne en creux le flou qui règne dans l’application du règlement Dublin III et les incohérences du système de demande d’asile en Europe.

par Gilles Bouvaistle 18 juillet 2019

Signe de la dégradation des conditions d’accueil des demandeurs d’asile en France ou simple coup de semonce de la part de la juridiction d’un voisin européen à l’égard d’un cas de vulnérabilité non prise en compte par l’administration ? Rendue en avril dernier, la décision du tribunal administratif d’Arnsberg de ne pas renvoyer en France une demandeuse d’asile d’origine iranienne élevant seule sa fille asthmatique s’explique en partie par les circonstances tragiques ayant entouré son deuxième passage dans l’Hexagone, où l’Allemagne l’a expulsée en vertu du règlement Dublin III. « Ayant demandé à l’aéroport où se rendre afin de pouvoir enregistrer sa demande, on lui a fourni l’adresse d’un foyer pour demandeur d’asile », rapporte la décision. « Une fois arrivée là-bas, celle-ci s’est vu rétorquer qu’elle ne serait pas accueillie avec sa fille et qu’elle devrait vivre dans la rue pendant quarante-cinq jours avec sa fille avant d’être enregistrée au foyer. […] Il lui a été conseillé de retourner à la gare ou à l’aéroport. »

Poursuivant le récit de son errance, le tribunal relève qu’un soir, « après avoir été chassée de la gare vers 23 heures, elle a dû dormir dans la rue, où elle a subi un viol. Le lendemain, après avoir sollicité l’aide d’une policière, elle a expliqué que, si elle n’avait pas dû s’occuper de sa fille, elle aurait mis fin à ses jours ». Aidée par un parent vivant en Allemagne, elle regagne ce pays où elle dépose à nouveau une demande d’asile. La question se pose donc de savoir si elle doit être renvoyée en France, responsable selon la procédure Dublin de sa demande. Dans ses conclusions, le tribunal estime que « plusieurs points de ce cas individuel – en dehors de la légalité de principe établie du système français de l’asile – indiquent qu’un renvoi vers la France de la requérante l’exposerait à nouveau à une situation d’urgence humanitaire semblable à celle qu’elle a décrite ».

La décision marque-t-elle un tournant, rapprochant la France de pays comme la Grèce ou la Hongrie, pour lesquels les autres pays européens restent réticents – même s’ils continuent à formuler des demandes de transfert – à renvoyer des demandeurs d’asile ? Pas vraiment… Pour Minos Mouzourakis, juriste au sein du Conseil européen des réfugiés et des exilés (ECRE) – qui regroupe des organisations non gouvernementales européennes spécialisées dans la question du droit d’asile en Europe –, « la suspension de transfert est appliquée fréquemment par les juridictions de différents pays, en fonction de la situation individuelle du demandeur d’asile ». Le tribunal d’Arnsberg prend d’ailleurs soin de souligner qu’en France, « il n’y a pas de preuves suffisantes accréditant le risque d’un traitement inhumain ou dégradant pour les personnes transférées dans le cadre d’une procédure Dublin qui serait lié à des faiblesses systémiques ». Il s’appuie notamment sur plusieurs décisions, une du tribunal de Würzburg (Bavière) et une autre du tribunal administratif de Lüneburg (Basse-Saxe). Constantin Hruschka, professeur de droit d’asile européen à l’Université de Bielefeld et chercheur associé à l’Institut Max-Plank de droit social à Munich, estime de son côté que, « concernant la France, cette décision du tribunal administratif fait figure d’exception » : « Il n’y a eu en Allemagne que très peu d’arrêts estimant qu’un renvoi vers la France n’était pas exécutable. Cela relève ici d’un ensemble de circonstances bien spécifiques ».

Grand flou

En réalité, ce jugement semble surtout illustrer en creux ce que dénoncent les associations de défense du droit d’asile : celui du grand flou qui règne dans l’application du règlement Dublin. « On a un problème très tangible d’un demandeur avec un besoin de protection et des appréciations totalement différentes en fonction du pays européen qui examine la demande », rappelle Minos Mouzourakis : « On se retrouve face à des situations, pour l’Afghanistan par exemple, où, dans un État membre, les ressortissants de cette nationalité ont un taux d’admission de 95 %, par exemple en Italie ou en Suisse, contre 6 % en Bulgarie, alors qu’en théorie, on applique les mêmes règles et les mêmes concepts. C’est très courant avec les ressortissants afghans, mais cela peut aussi être le cas pour des ressortissants d’Irak ou du Soudan ». Et ce même quand le système d’asile dans sa globalité ne souffre pas de problèmes structurels en termes d’accueil et de logement, comme en Suède ou en Finlande, mais où les chances des ressortissants de certaines nationalités d’obtenir une protection sont beaucoup plus faibles que dans d’autres pays européens. « Dans ces deux pays, pour un demandeur afghan débouté, il y aurait un risque de renvoi vers son pays d’origine. Ce n’est pas une défaillance systémique au sens du règlement Dublin, mais c’est toujours une raison pour suspendre un transfert. » C’est le raisonnement que semblent avoir suivi plusieurs tribunaux administratifs français pour suspendre des renvois Dublin vers ces deux pays scandinaves (comme la cour administrative d’appel de Lyon, notamment). « On a également eu quelques décisions de tribunaux français qui suspendent des transferts vers l’Italie », relève Minos Mouzourakis.

En revanche, dans la jurisprudence allemande, la question de l’origine du demandeur dans la décision d’un renvoi Dublin pèse peu. Ce que rappelle Constantin Hruschka : « En Allemagne, et ce depuis au moins dix ans, la question du refoulement indirect et celle du pays d’origine du demandeur ne jouent que très rarement un rôle. En 2009 s’est posée la question pour un demandeur d’asile irakien en Suède ; la Suède avait déjà expulsé des demandeurs [non admis] en Irak, mais le tribunal administratif allemand de Karlsruhe avait estimé que, normalement, l’origine ne jouait pas un rôle, dans la mesure où la personne peut quand même déposer une demande d’asile. » Ce dernier souligne par ailleurs que « les décisions des tribunaux allemands restent toujours très influencées par les décisions prises par les cours d’appel administratives [Oberverwaltungsgericht] » : « Il n’existe pas réellement de jurisprudences unifiées des Länder, parce que la Cour administrative fédérale [Bundesverwaltunsgericht] peut seulement trancher des questions juridiques de fond mais ne peut pas décider de cas individuels, et les instances administratives supérieures influencent la pratique de chaque État-région. Du coup, les effets en sont très éparpillés selon les tribunaux et il n’existe pas de pratique unifiée au niveau des tribunaux administratifs. »