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Allemagne : la République (fédérale) des juges administratifs ?

En poursuivant les États-régions pour non-respect du taux limite d’émissions de dioxyde d’azote dans de nombreuses villes allemandes, une association de défense de l’allemande a contribué au développement d’une importante jurisprudence au sein des tribunaux administratifs allemands sur l’interdiction de circuler des véhicules diesel.

par Gilles Bouvaistle 14 décembre 2018

Branle-bas de combat au pays de l’automobile reine : de Berlin à Stuttgart en passant par Francfort et les grandes agglomérations de la Ruhr se succèdent depuis plusieurs mois devant les tribunaux administratifs allemands les plaintes pour non-respect des directives européennes en matière de pollution de l’air. Avec en dernier recours une mesure qui a valeur de coup de frein brutal sur les terres de Volkswagen : l’interdiction de circuler pour les véhicules diesel. C’est ainsi que les décisions des juges du tribunal administratif de Gelsenkirchen, dans l’État-région de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, ont suscité l’ire d’Andreas Scheuer, le ministre fédéral des transports : « Quand une magistrate prononce une interdiction de circuler pour les véhicules diesel sur une autoroute, j’estime que c’est disproportionné. Personne ne comprend ce débat autodestructeur ». Le député libéral Frank Sitta évoque lui une décision « complètement absurde ». 

Les deux jugements simultanés des magistrats de Gelsenkirchen concernent en effet une zone à faible émission (low emission zone) très importante, celle de la Ruhr, qui couvre une superficie de 800 m2 dans laquelle se trouve également la ville d’Essen et englobe une partie de l’autoroute A40. La question est sensible puisque l’État-région de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, le plus peuplé d’Allemagne, représente avec 17,1 % du réseau autoroutier allemand, un point névralgique. L’interdiction de circuler sur un tronçon d’autoroute représente donc une première par son ampleur.

Les tribunaux administratifs se fondent sur la directive 2008/50/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2008 concernant la qualité de l’air ambiant et un air pur pour l’Europe. Celle-ci fixe en effet le taux plafond d’émissions de dioxyde d’azote à hauteur de 40 µg/m3 (microgramme par mètre cube) par an. Or, eu égard à cette ligne directrice très claire, beaucoup s’étonnent des divergences d’interprétation entre tribunaux : quand les magistrats administratifs de Düsseldorf estiment, le 6 septembre dernier, qu’une telle interdiction n’est pas nécessaire dans la mesure où l’État-région a suffisamment étayé son plan pour écarter une telle mesure, ceux de Munich livrent une âpre bataille au gouvernement de l’État-région pour déterminer si la « possibilité » même d’une interdiction des véhicules diesel est envisageable. Dans d’autres villes, comme Stuttgart, ces derniers sont bannis à compter du 1er janvier 2019. « C’est toujours au cas par cas, rappelle Johannes Schulte, avocat spécialisé en droit de l’environnement et droit administratif, auteur d’une étude sur la question de la proportionnalité des interdictions de circulation pour véhicules diesel. Cela dépend du niveau d’encombrement routier, de l’ampleur et de la fréquence du dépassement de la valeur maximale autorisée. Le tribunal réunit l’ensemble de ces données et les administrations compétentes doivent alors présenter l’ensemble des mesures prises en cas de dépassement, par exemple un élargissement des transports en commun ou une interdiction de circuler en dernier recours. »

À la manœuvre derrière cette offensive judiciaire, l’organisation non gouvernementale de défense de l’environnement, Deutsche Umwelthilfe (DUH), qui, dans le cadre de son initiative « Right to clean Air » (droit à l’air pur), conteste devant les tribunaux allemands les lacunes des plans de lutte contre la pollution atmosphérique des grandes agglomérations, dont la conception dépend des gouvernements des Länder. Une décision de la Cour administrative fédérale l’autorise depuis février dernier à préconiser des mesures d’interdiction de circuler, jugeant que ces dernières étaient « proportionnées » en cas de dépassement important des limites européennes. « Il ne me semble pas qu’il y ait en droit environnemental d’exemple comparable, estime Johannes Schulte. Normalement, l’effet d’une décision de tribunal administratif ne concerne que les deux parties concernées : le requérant et le défendeur. Or, là, 99,9 % des personnes affectées n’ont pas pris part à la procédure. Quand un tribunal fédéral se prononce sur une question de droit fiscal, cela touche une large population, mais cela se joue au niveau fédéral, pas à celui d’un tribunal administratif local. »

Une jurisprudence qui devient impossible à contourner se construit donc peu à peu au gré des plaintes. Le gouvernement fédéral tente de mettre au point une contre-attaque. Il a mis sur la table une proposition de loi modifiant la loi sur le contrôle de la pollution (Immissionsschutzgesetz) et préconisant de considérer comme « disproportionnées » les interdictions de circuler imposées quand les taux d’émissions de dioxyde d’azote se situent en dessous de 50 µg/m3. Une décision que l’ONG Deutsche Umwelthilfe n’a pas manqué de qualifier de « contraire au droit européen », et le « signe d’un gouvernement pris de panique ».