Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Amiante et maladies professionnelles : le temps de la causalité

Un lien de causalité doit être précisément rapporté sur la période d’exercice des fonctions d’un dirigeant de droit pour pouvoir engager sa responsabilité pénale. 

par Warren Azoulayle 2 octobre 2018

L’exposition fréquente à des cancérogènes en milieu professionnel, notamment mise en évidence par des études françaises (v. Dares, Enquête SUMER, Première synthèse d’information, Ministère de l’emploi et de la solidarité, n° 28.1, juill. 2005) mais aussi européennes (v. T. Kauppinen et al., Occupational exposure to carcinogens in the European Union. Occupational and Environmental Medicine, vol. 57, n° 1, 2000, p. 10-18), a fait émerger un problème de santé publique d’une ampleur considérable ces dernières années. Industriellement exploitée en France depuis la fin du XIXe siècle, la chambre criminelle rappelait encore récemment que « la nocivité de l’amiante était connue depuis le début du vingtième siècle » (Crim. 10 déc. 2013, n° 13-84.286, Dalloz actualité, 17 déc. 2013, obs. F. Winckelmuller ; RDI 2014. 109, obs. G. Roujou de Boubée ). Si l’on sait que les salariés d’entreprises qui la fabriquent ou l’utilisent ont pu contracter des asbestoses, des cancers du poumon et des mésothéliomes bien avant les années 1980, il faudra attendre le 1er janvier 1997 pour que l’amiante soit interdit en France (décr. n° 96-1133 relatif à l’interdiction de l’amiante, 24 déc. 1996).

Dès lors, un contentieux de masse est apparu. Depuis sa création par l’article 53 de la loi n° 2000-1257 de financement de la sécurité sociale du 23 décembre 2000, le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA) en dénombrait près de 250 000, toutes affaires confondues, pour un montant total d’indemnisation de plus de cinq milliards d’euros depuis 2002 (v. 16e Rapp. FIVA, 2016, p. 5). De nombreuses informations judiciaires sont en cours et la jurisprudence, tant des juridictions du fond que de la chambre criminelle, ne cesse de gagner en abondance. S’il s’agit parfois d’annulations de mises en examen (Crim. 10 déc. 2013, n° 13-83.915, Dalloz actualité, 17 déc. 2013, obs. préc. ; 14 avr. 2015, nos 14-85.333, 14-85.334 et 14-85.335, Dalloz actualité, 18 mai 2015, obs. J. Gallois ; AJ pénal 2015. 608, obs. J. Lasserre Capdeville ; RSC 2015. 895, obs. F. Cordier ), les juges du droit ont récemment confirmé l’arrêt de condamnation d’une société et son directeur pour mise en danger de la vie d’autrui (Crim. 19 avr. 2017, n° 16-80.695, Dalloz actualité, 5 mai 2017, obs. S. Fucini ; RDI 2017. 479, obs. G. Roujou De Boubée ; AJ pénal 2017. 340, note V. Cohen-Donsimoni ; Dr. soc. 2017. 774, chron. R. Salomon ; RSC 2017. 285, bservations Y. Mayaud ; RTD com. 2017. 443, obs. L. Saenko ).

C’est en l’espèce une affaire datant de vingt années qui revenait devant la haute juridiction pour la troisième fois. Les salariés de l’entreprise AMISOL, société de manufacture d’amiante, et des personnes vivant à proximité de l’usine, déposaient plainte en 1997 pour avoir été exposés à des fibres d’amiante en raison d’un manquement à la réglementation relative à la sécurité du travail les faisant souffrir de diverses affections aujourd’hui. Une information judiciaire était ouverte des chefs, entre autres, d’empoisonnement, homicide et blessures involontaires. Parmi les mis en examen, l’un était le président-directeur général ayant exercé ses fonctions du 19 juin 1974 jusqu’au redressement judiciaire de la société le 6 décembre 1974. S’il en était gérant de droit sur cette courte période, son père, dirigeant jusqu’ici, en gardait la gestion de fait. Il interjetait appel de la décision et la chambre de l’instruction rendait un arrêt de non-lieu que la juridiction suprême venait casser par la suite (Crim. 24 juin 2014, n° 13-81.302, Dalloz actualité, 16 juill. 2014, obs. F. Winckelmuller ; ibid. 2423, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et C. Ginestet ; RDI 2014. 521, obs. G. Roujou de Boubée ; Dr. soc. 2015. 159, chron. R. Salomon ). Statuant sur renvoi l’année suivante, les juges du second degré s’inscrivaient en faux contre la juridiction suprême et confirmaient la première décision d’appel selon laquelle il n’y avait lieu à poursuivre. Se livrant à une appréciation in concreto des manquements allégués, ils énonçaient que non seulement « les faits n’étaient pas imputables au président-directeur général de la société durant l’exercice de ses fonctions » mais également « qu’il ne pouvait lui être reproché aucune faute puisqu’il n’était pas démontré que celui-ci avait les pouvoirs et les moyens de procéder aux diligences normales qui lui incombaient ès qualités ». La Cour de cassation retenait pour sa part que les juges du fond auraient dû rechercher si le gérant de droit avait délégué les pouvoirs à son père, gérant de fait, et qu’à défaut, celui-ci était dans « l’obligation de s’assurer personnellement du respect constant de la réglementation en matière d’hygiène et de sécurité des travailleurs ». Elle cassait de nouveau, en formation de section, la décision du second degré (Crim. 7 juin 2016, n° 15-81.023, Dr. soc. 2017. 235, étude R. Salomon ). Cette position était connue, la chambre criminelle n’ayant jamais retenu que le fait, pour un gérant de fait, de participer à la gestion de l’entreprise était exonératoire de responsabilité pour un gérant de droit, un cumul de responsabilité entre eux étant retenu de longue date (Crim. 19 janv. 1993, n° 92-80.157, Dalloz jurisprudence), la Cour de cassation considérant que « les gérants, de droit ou de fait, d’une même société peuvent être simultanément déclarés coupables d’homicide involontaire en cas de décès d’un salarié causé par un manquement à la réglementation relative à la sécurité des travailleurs, dès lors qu’en l’absence de délégation de pouvoirs, chacun des cogérants, de droit ou de fait, a le devoir d’assurer le respect de cette réglementation » (Crim. 12 sept. 2000, n° 99-88.011, D. 2000. 282, et les obs. ; RDI 2001. 67, obs. M. Segonds ; Dr. soc. 2000. 1075, note P. Morvan ; RSC 2001. 154, obs. B. Bouloc ; ibid. 156, obs. Y. Mayaud ; ibid. 399, obs. A. Cerf-Hollender ; ibid. 824, obs. G. Giudicelli-Delage ; RTD com. 2001. 259, obs. B. Bouloc ; 12 mai 2009, n° 08-85.047, Rev. sociétés 2009. 849, note H. Matsopoulou ; 13 avr. 2010, n° 09-86.429, Dr. soc. 2010. 854, obs. F. Duquesne ). L’affaire revenait donc devant la cour d’appel de Versailles qui décidait une nouvelle fois, par un arrêt du 31 mars 2017, qu’il n’y avait pas lieu à poursuivre.

Selon la chambre de l’instruction, le dirigeant de droit n’avait ni créé ni contribué à créer la situation permettant la réalisation des dommages comme l’exige l’article 121-3, alinéa 4, du code pénal. La société existait bien avant son arrivée et l’atelier dans lequel se trouvaient les poussières d’amiante fonctionnait bien avant son arrivée également. En outre, la connaissance par celui-ci de risques considérables inhérents à la manipulation d’amiante par les employées n’était pas rapportée, cette preuve étant indispensable afin d’établir l’existence d’une faute caractérisée ou délibérée de sa part. Ignorant les résultats d’une expertise du 19 septembre 1974, dont seul son père, gérant de fait, avait connaissance, il ne lui était pas possible d’être en totale possession des informations nécessaires à la prise d’une décision adaptée aux circonstances. De surcroît, par le dépôt de bilan entraînant la fermeture de l’usine, il permettait d’éviter que la réalisation du dommage ne perdure et de continuer à exposer les salariés aux poussières d’amiantes nocives. Enfin, les parties civiles ne rapportaient pas non plus la preuve d’un lien de causalité entre l’exercice des fonctions du gérant de droit sur sa période fonctionnel, c’est-à-dire entre juin et décembre 1974, et le développement ou l’aggravation de la maladie à l’origine de leur préjudice durant cette seule période. Les éléments constitutifs des infractions de blessures et homicides involontaires n’étaient donc pas non plus réunis en l’espèce.

De façon lapidaire, et assurément lacunaire, la chambre criminelle accueillait cette fois-ci le raisonnement des juges du fond et rejetait le pourvoi des parties civiles.

Que la haute juridiction ne motive pas sa décision sur la difficulté posée par l’existence ou non d’un lien de causalité entre le dommage et la faute alléguée n’a rien d’étonnant et s’inscrit dans le droit fil de sa jurisprudence, celle-ci ayant pu de nombreuses fois considérer que sa recherche et sa démonstration devaient être laissés à l’appréciation des juges du fond devant constater, expressément, son existence en cas de condamnation pour homicide involontaire (Crim. 5 oct. 2004, n° 03-86.169, D. 2004. 2972, et les obs. ; ibid. 2005. 1521, obs. G. Roujou de Boubée, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et M. Segonds ; AJ pénal 2005. 25, obs. J. Coste ; RDSS 2005. 326, obs. P. Hennion-Jacquet ; RSC 2005. 71, obs. Y. Mayaud ; 4 mars 2008, n° 07-81.108, AJDA 2008. 1455 ; D. 2008. 991 ; ibid. 2009. 123, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé et S. Mirabail ; AJ pénal 2008. 237, obs. M.-E. C. ; RSC 2008. 901, obs. Y. Mayaud ; 22 nov. 2011, n° 11-81.706, Dalloz jurisprudence ; 29 nov. 2016, n° 15-86.767, Dalloz jurisprudence). De plus, les moyens du pourvoi ne reprochent pas à la chambre de l’instruction une insuffisance de motifs, mais une contradiction du fait des expertises établissant le lien de causalité certain entre l’amiante présent dans la société et les affections contractées par les plaignants. Or la problématique n’est pas exactement celle-ci, mais plutôt celle de la difficulté de rapporter la preuve de ce lien de causalité sur la seule période de gérance du président-directeur général. Si causalité il y a bien, l’on ne peut en revanche déterminer avec précision qu’une méconnaissance sur la période de juin à décembre 1974, date à laquelle le défendeur au pourvoi assurait ses fonctions, aurait aggravé la situation ou aurait causer le dommage, les rapports d’expertise étant par là même insuffisants.

D’aucuns se montreront en revanche plus étonnés par une telle décision pour deux raisons. D’abord, eu égard au fait que la juridiction suprême avait par le passé considéré qu’au stade de l’information judiciaire, il n’appartient à la chambre de l’instruction que d’apprécier les charges pesant sur les personnes mises en examen, y compris au regard du lien de causalité (Crim. 14 avril 2015, nos 14-85.334 et 14-85.335, préc.), le renvoi devant une juridiction de jugement n’impliquant pas que ce lien soit établi avec certitude. Ensuite, parce que, s’il est retenu que le dirigeant de droit n’était pas informé des conclusions du rapport d’expertise, et que la Cour de cassation relevait que « la société existait bien avant son arrivée et l’atelier dans lequel se trouvaient des poussières d’amiante en très fort pourcentage par rapport aux normes fonctionnait bien avant qu’il ne soit employé dans la société familiale », l’argument de défense selon lequel il n’était en définitive pas informé des manquements à la réglementation du travail n’a pas été admis par la chambre criminelle par le passé (Crim. 26 oct. 2010, n° 10-80.414, Dalloz jurisprudence). La connaissance des risques n’est pas un élément de la faute délibérée qui suppose de méconnaître, en connaissance de cause, une obligation particulière de sécurité imposée par la loi ou le règlement, contrairement à la faute caractérisée et la difficulté n’est donc plus celle de savoir si le dirigeant avait une connaissance effective de ces risques, mais plutôt qu’il aurait dû les connaître (Crim. 6 déc. 2016, n° 15-84.105, Dalloz jurisprudence).

Si d’aucuns pensaient que la page de l’amiante, étant interdit depuis 1996, était définitivement tournée, certains chercheurs ont pu qualifier l’idée de « naïve » (V. G. Umbhaeur, De l’amiante au chrysotile, une évolution stratégique de la désinformation, Revue d’économie industrielle n° 131, 2010, p. 105). Bien que la Cour de cassation vînt confirmer la mise en examen de plusieurs fonctionnaires, membres du Comité permanent amiante, en cassant deux décisions de la chambre de l’instruction ayant annulé leur mise en examen par les arrêts précités du 14 avril 2015, la chambre de l’instruction a de nouveau annulé ces mises en examen, décisions frappées de pourvois toujours pendants. De nouvelles décisions sont donc à venir et alimenteront une nouvelle fois, s’il en fallait une, la jurisprudence en matière d’amiante.