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Appréciation de la disproportion du cautionnement et revenus à prendre en considération

Si les revenus escomptés de l’opération garantie ne peuvent être pris en considération pour l’appréciation de la disproportion du cautionnement lors de sa souscription, il s’impose en revanche de tenir compte des revenus réguliers perçus par la caution de la part du débiteur principal jusqu’à la date de son engagement.

par Yannick Blandinle 27 septembre 2018

La disproportion de l’engagement souscrit par la caution personne physique en faveur d’un créancier professionnel constitue, avec la mention manuscrite, une source intarissable de contentieux. L’arrêt rendu par la chambre commerciale le 5 septembre 2018 l’illustre, avec une solution qui, une fois n’est pas coutume, n’abonde pas dans le sens de l’affaiblissement des droits des créanciers bénéficiaires. 

Afin de financer la construction d’un immeuble à usage industriel, une société a conclu un contrat de crédit-bail avec des créanciers réunis en pool, le gérant de la société débitrice s’étant porté caution solidaire des sommes dues. La société a été placée en redressement judiciaire avant que la procédure ne soit convertie en liquidation. Dans ce cadre, le liquidateur a résilié le crédit-bail et les crédits-bailleurs ont assigné la caution en paiement.

Dans l’espoir d’obtenir la déchéance du cautionnement, la caution a invoqué un engagement disproportionné au sens de l’ancien article 341-4 du code de la consommation (devenu art. L. 332-1, depuis l’ord. n° 2016-301 du 14 mars 2016). Il est vrai que les sommes en jeu étaient importantes puisque l’opération s’élevait à un montant d’environ 1 600 000 €, avec un engagement solidaire de la caution enfermé dans un plafond de 194 000 €. Déboutée de sa demande par les juges d’appel, la caution a formé un pourvoi.

À l’appui de celui-ci, elle contestait l’assiette retenue pour apprécier la proportionnalité de l’engagement par rapport à ses biens et revenus. En effet, le gérant soutenait que, pour apprécier le caractère disproportionné du cautionnement, les juges ne pouvaient prendre en considération ses revenus, qui provenaient exclusivement de l’activité de la société cautionnée.

Si l’argumentation proposée semble assez peu convaincante, elle a pour mérite d’envisager l’hypothèse fréquente de la caution tirant ses revenus réguliers du débiteur principal de l’opération garantie. Plus précisément, l’arrêt sous-tendait l’interrogation suivante : les revenus réguliers versés par le débiteur principal à la caution au moment de l’opération garantie doivent-ils être pris en considération pour apprécier la disproportion de l’engagement ?

Prolongeant un régime désormais acquis, la Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle rappelle que si les revenus escomptés de l’opération « ne peuvent être pris en considération […] pour apprécier la disproportion du cautionnement au moment où il a été souscrit », il s’impose, en revanche, de tenir compte « des revenus réguliers perçus par la caution jusqu’à la date de son engagement, quand bien même ceux-ci proviendraient de la société dont les engagements sont garantis par le cautionnement ».

L’arrêt reproduit ne marque pas par son originalité. Cependant, il a pour mérite de consolider le régime construit par la Cour de cassation depuis une dizaine d’années quant à la délimitation des revenus de la caution devant être pris en considération pour apprécier la disproportion de l’engagement, lorsqu’elle les tient du débiteur principal. En effet, l’arrêt rappelle opportunément l’éviction des revenus escomptés de l’opération garantie, à la différence des revenus réguliers perçus du débiteur principal au moment de la souscription, pour lesquels la prise en compte est confirmée.

Rappel de l’éviction des revenus escomptés de l’opération garantie lors de la souscription

En affirmant que la cour d’appel énonçait à bon droit que les revenus escomptés de l’opération garantie ne peuvent être pris en considération pour apprécier la disproportion du cautionnement au moment de sa souscription, la Cour de cassation confirme une solution désormais acquise. En effet, la position a d’ores et déjà été affirmée pour les cautionnements relevant de l’article L. 332-1 (C. consom., anc. art. L. 341-4)  depuis un arrêt de la chambre commerciale du 19 octobre 2010 (Com. 19 oct. 2010, n° 09-69.203, inédit, D. 2011. 406, obs. P. Crocq ), avant d’être rappelée à de nombreuses reprises (V. not., Com. 4 juin 2013, n° 12-15.518, inédit, D. 2014. 1610, obs. P. Crocq ; Rev. sociétés 2013. 680, note D. Legeais ; JCP 2013. 1256, n° 2, obs. P. Simler ; 22 sept. 2015, n° 14-22.913, publié au bulletin ; Dammpz actualité, 13 oct. 2015, obs. V. Avena-Robardet , note C. Juillet ; RTD com. 2015. 727, obs. D. Legeais ; 18 janv. 2017, n° 14-20.574, inédit). Certes, la chambre civile a pu retenir quelques temps une position inverse (Civ. 1re, 4 mai 2012, n° 11-11.461, Bull. civ. I, n° 97 ; Dalloz actualité, 29 mai 2012, obs. V. Avena-Robardet ; RDI 2012. 396, obs. H. Heugas-Darraspen ; RTD civ. 2012. 556, obs. P. Crocq ; RTD com. 2012. 602, obs. D. Legeais ). Cependant, cette divergence n’a plus cours depuis un revirement récent à l’occasion duquel elle s’est alignée sur la position de la chambre commerciale (Civ. 1re, 3 juin 2015, n° 14-13.126 et 14-17.203, Bull. civ. I, n° 128 ; Dalloz actualité, 16 juin 2015, obs. V. Avena-Robardet ; ibid. 1810, obs. P. Crocq ; ibid. 2016. 617, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; AJCA 2015. 372, obs. G. Mégret ; RTD com. 2015. 727, obs. D. Legeais ; JCP 2015. Doctr. 1222, n° 9, obs. P. Simler).

Toute acquise qu’elle soit, la solution ne manque pas de pertinence. Question de fait soumise à l’appréciation souveraine des juges du fond (Civ. 1re, 4 mai 2012, n° 11-11.461, préc.), il n’en reste pas moins que la disproportion de l’engagement doit être examinée à l’aune d’éléments d’appréciation pertinents et nettement délimités. De la sorte, il s’agit de s’assurer que la disproportion est envisagée au regard des ressources véritables de la caution et d’éviter d’étendre ou de restreindre artificiellement l’actif de la caution.

À cet égard, l’exclusion des revenus escomptés de l’opération garantie au moment de la souscription constitue une solution équilibrée. Certes, le gérant ou l’associé qui se porte caution d’une opération de la société débitrice nourrit souvent l’espoir d’un enrichissement. En cas de succès de l’opération garantie avec survenance de bénéfices pour la société débitrice, le premier verra probablement sa rémunération augmenter ; quant au second, il percevra certainement des dividendes supplémentaires. Il n’en demeure pas moins qu’en toute hypothèse, au moment de la souscription du cautionnement, ces perspectives d’enrichissement sont largement hypothétiques. Malheureusement, il n’est jamais certain que l’opération garantie produise le succès espéré. Et quand bien même elle se solderait par une réussite, il n’est pas certain que les revenus escomptés de l’opération garantie par la caution se concrétisent : les bénéfices peuvent être affectés à d’autres fins que la rémunération du gérant ou que pour la distribution de dividendes aux associés.

Or l’appréciation mathématique de la disproportion au moment de l’engagement ne peut s’accommoder de ce caractère éminemment aléatoire. Tout à l’inverse, il faut déterminer un actif permettant effectivement d’absorber le montant garanti. Il en va évidemment de la protection de la caution, pour lui éviter d’être exposée à une dette dépassant largement ses ressources ; mais il en va également de la protection du créancier bénéficiaire qui, surestimant les ressources de la caution, s’expose à une défaillance de celle-ci. Il s’impose toutefois de remarquer qu’évincés au moment de la souscription du cautionnement, les revenus escomptés seront susceptibles de revenir au premier plan lors de la réalisation du cautionnement manifestement disproportionné au moment de sa conclusion. En effet, si les revenus escomptés se muent en revenus effectifs, ils seront susceptibles d’avoir augmenté le patrimoine de la caution. Ce retour à meilleure fortune, pourvu qu’il permette à la caution de faire face à son obligation, offrira alors la possibilité au créancier de se prévaloir du contrat de cautionnement, malgré la disproportion manifeste lors de la souscription (C. consom., art. L. 332-1).

Finalement, l’éviction des revenus escomptés de l’opération garantie au moment de la souscription de l’engagement pour l’appréciation de la disproportion est commandée par la nécessité de se restreindre aux éléments patrimoniaux de la caution, à l’exclusion des richesses seulement hypothétiques. La réception des revenus réguliers perçus du débiteur principal au moment de la souscription dans le cadre de l’appréciation de la disproportion répond de la même justification. 

Confirmation de la réception des revenus réguliers perçus du débiteur principal au moment de la souscription

Outre le rappel de l’éviction des revenus escomptés de l’opération garantie, l’arrêt de la chambre commerciale du 5 septembre 2018 précise que les revenus réguliers procurés à la caution par la société débitrice à l’époque de la conclusion du contrat doivent être pris en compte pour l’appréciation de la disproportion de l’engagement. Là encore, l’affirmation n’est pas nouvelle puisqu’elle vient en confirmation d’une solution récemment acquise (Com. 26 janv. 2016, n° 14-20.226, inédit ; JCP 2016. Doctr. 553, n° 9, note P. Simler)  ; et, tout comme l’éviction des revenus escomptés, elle semble pertinente.

Conformément aux prévisions de l’article L. 332-1 du code de la consommation (C. consom., anc. art. L. 341-4), la disproportion de l’engagement de la caution doit s’appréhender au regard de ses « biens » mais également de ses « revenus ». La prise en considération des revenus réguliers de la caution s’avère délicate puisqu’ils recèlent le plus souvent une part d’incertitude. Sans nul doute, ils constituent une richesse patrimoniale appréhendable dès lors qu’ils ont été perçus. Aussi ne sont-ils pas hypothétiques et hasardeux à l’image des revenus escomptés de l’opération garantie.

Cependant, la pérennité de leur perception pour l’avenir est largement tributaire de celui dont ils émanent : si le revenu en question rémunère un travail salarié, il ne perdure que le temps de l’emploi ; si le revenu rémunère l’activité de mandataire social, il ne survivra qu’autant que la société elle-même. L’affirmation est d’autant plus exacte lorsque les revenus réguliers émanent du débiteur principal de l’obligation cautionnée. Est-ce pour autant une raison suffisante pour considérer que ces revenus doivent être exclus des actifs à appréhender dans la recherche de la disproportion, proprement parce qu’ils sont fournis par le débiteur principal ? La réponse, confirmée par l’arrêt analysé, est assurément négative. Elle découle de deux justifications. D’abord, les revenus perçus de la part du débiteur principal jusqu’à la souscription du cautionnement constituent une ressource certaine et actuelle qu’il est parfaitement logique de prendre en considération.

Ensuite et surtout, le fait que les revenus réguliers soient dus par le débiteur principal ne constitue pas une situation radicalement différente de l’hypothèse de revenus réguliers versés par un tiers à l’opération garantie. Tout autant que le débiteur principal, le tiers peut parfaitement rencontrer des difficultés et la caution perdre ses revenus.

En définitive, ce sont les défauts d’une solution inverse qui permettent de comprendre la pertinence de l’affirmation contenue dans l’arrêt. Considérer que les revenus réguliers perçus du débiteur principal de la dette cautionnée doivent être exclus, parce qu’il sont tributaires à l’excès du succès de l’opération garantie, devrait également conduire à exclure, plus généralement, les revenus réguliers découlant de l’activité de la caution. Nous l’avons souligné, ces revenus, contiennent par leur nature même une part d’incertitude pour l’avenir, indifféremment qu’ils émanent du débiteur principal de la dette garantie ou non.

Au paroxysme du mouvement, l’on réduirait l’assiette de l’actif à prendre en compte pour l’appréciation de la disproportion à peu de chose, tant on sait que la richesse des cautions personnes physiques résident essentiellement dans leurs revenus réguliers. À n’en pas douter, il y aurait matière à rendre nombre d’engagements disproportionnés. Si quelques cautions y trouveraient intérêt en accédant à une décharge inespérée, les droits des créanciers bénéficiaires en seraient trop affaiblis.

Aussi faut-il saluer la position de la Cour de cassation qui permet d’éviter l’écueil sans pour autant malmener les cautions personnes physiques.