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Assignation ou mise au rôle pour la saisine d’une juridiction ?

Un arrêt rendu le 7 novembre 2017 par la cour d’appel de Versailles conduit à revenir sur la notion de saisine d’une juridiction, qui peut faire difficulté lorsque l’acte introductif d’instance doit faire l’objet d’une remise au greffe pour qu’il vaille saisine de la juridiction.

par Corinne Bléryle 5 décembre 2017

Quelle date doit alors être retenue pour l’effectivité de la saisine : celle de la remise de l’acte au greffe ou celle de l’assignation à qui la remise effectuée dans les délais confèrerait rétroactivement valeur de saisine ? C’est la seconde branche de l’alternative qui a la faveur de la cour d’appel de Versailles, qui – ce faisant – résiste à la jurisprudence de la Cour de cassation et ajoute aux textes, à savoir aux articles R. 624-5, alinéa 1er, du code de commerce et 857 du code de procédure civile.

D’emblée, rappelons que :

• l’article R. 624-5, alinéa 1er, du code de commerce dans sa rédaction issue du décret n° 2014-736 du 30 juin 2014, prévoit que, « lorsque le juge-commissaire se déclare incompétent ou constate l’existence d’une contestation sérieuse, il renvoie, par ordonnance spécialement motivée, les parties à mieux se pourvoir et invite, selon le cas, le créancier, le débiteur ou le mandataire judiciaire à saisir la juridiction compétente dans un délai d’un mois à compter de la notification ou de la réception de l’avis délivré à cette fin, à peine de forclusion à moins de contredit dans les cas où cette voie de recours est ouverte ». Le décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 a remplacé le contredit par l’appel, sans autrement modifier le texte : le délai de forclusion est donc toujours d’un mois à compter de la notification ou de la réception de l’avis délivré afin de saisir la juridiction compétente, sauf recours sur la compétence, hors sujet en l’espèce ;
• l’article 857 du code de procédure civile, lui, dispose que « le tribunal [de commerce] est saisi, à la diligence de l’une ou l’autre partie, par la remise au greffe d’une copie de l’assignation » (al. 1er) et que « cette remise doit avoir lieu au plus tard huit jours avant la date de l’audience, sous peine de caducité de l’assignation constatée d’office par ordonnance, selon le cas, du président ou du juge chargé d’instruire l’affaire, ou, à défaut, à la requête d’une partie » (al. 2).

Une société fait l’objet d’un redressement judiciaire devant le tribunal de commerce de Versailles. Un créancier déclare deux créances à propos desquelles des contestations sont émises. Le juge-commissaire désigné dans la procédure rend une ordonnance le 26 novembre 2015 par laquelle il constate le caractère sérieux des contestations, enjoint au débiteur de saisir la juridiction compétente pour statuer sur ces contestations et sursoit à statuer dans l’attente de la décision de cette juridiction.

La notification de l’ordonnance est faite au débiteur le 30 novembre 2015. Celui-ci assigne le créancier devant le tribunal de commerce de Paris, juridiction qu’il estime être compétente pour trancher les contestations sérieuses, le 28 décembre 2015, c’est-à-dire dans le délai de forclusion de l’article R. 624-5. Le débiteur remet l’assignation au rôle de ce tribunal le 14 janvier, soit plus de huit jours avant l’audience, fixée au 4 février 2016, conformément à l’article 857, alinéa 2, mais hors délai de l’article R. 624-5.

Le juge-commissaire rend une nouvelle ordonnance le 26 mai 2016, par laquelle – notamment – il déclare le débiteur forclos par application combinée des deux textes qui conditionnent la naissance de l’instance et la régularité de la saisine du juge à la mise au rôle de l’assignation.

Le débiteur fait appel, considérant que le juge commissaire a ajouté une condition à la loi. Le créancier estime au contraire que l’assignation n’a pas interrompu le délai de forclusion, que seule la mise au rôle aurait pu le faire.

La cour d’appel de Versailles, par l’arrêt commenté du 7 novembre 2017, infirme l’ordonnance : « l’assignation litigieuse a été remise au greffe et enrôlée le 14 janvier 2016, soit plus de huit jours avant l’audience fixée le 4 février 2016, de sorte que le tribunal qui est réputé être saisi à la date de la délivrance de l’assignation pourvu qu’elle soit déposée au greffe a bien été saisi dans le délai d’un mois prévu par l’article R. 624-5 du code de commerce ».

Par son arrêt du 7 novembre 2017, la cour d’appel de Versailles fait clairement de la résistance. La Cour de cassation a en effet rendu un arrêt, certes déjà ancien, mais non remis en cause depuis sur la question de savoir si l’enrôlement est « une condition suspensive de la saisine, de sorte que sa réalisation rétroagirait au jour de l’assignation » (sur cette formulation, v. N. Cayrol, in S. Guinchard [dir.], Droit et pratique de la procédure civile. Droits interne et de l’Union européenne, 9e éd., Dalloz Action, 2016/2017, n° 172. 214). Or « la Cour de cassation ne l’a pas admis, jugeant que la date de la saisine du tribunal est toujours celle de la mise au rôle » (ibid.), à condition que l’enrôlement intervienne dans le délai fixé par l’article 857, alinéa 2, sous peine de caducité de l’assignation. C’est un arrêt du 23 juin 1993 (Civ. 3e, 23 juin 1993, n° 91-16.971, AJDI 1994. 40 ; ibid. 41, obs. J.-P. Blatter ; RDI 1994. 109, obs. G. Brière de l’Isle et J. Derruppé ; RTD civ. 1993. 885, obs. R. Perrot ; adde N. Cayrol, op. cit.) qui a refusé cette rétroactivité dans une hypothèse similaire : un délai devait être interrompu par la saisine d’un juge (déjà un tribunal de commerce), l’assignation avait été effectuée dans le délai, mais la mise au rôle hors délai. La Cour de cassation a approuvé la juridiction d’appel d’avoir dit que l’assignation était tardive : « c’est la remise de l’assignation qui saisit le juge ». « Autrement dit, la date de l’assignation importe peu […] ; seule compte celle de son enrôlement au greffe […] » (R. Perrot, obs. préc.). Et, selon l’éminent auteur, « tous les ingrédients se trouvaient réunis pour faire de la question posée une question de principe sur la date d’introduction de l’instance ».

Si Roger Perrot n’a pas été convaincu par la réponse donnée par la troisième chambre civile, sa « charge » contre l’arrêt de 1993 a visiblement inspiré la cour d’appel en 2017. Le professeur écrivait ainsi : « entendons-nous bien : il est certain qu’un juge n’est effectivement saisi que du jour où l’affaire a été mise au rôle, si l’on veut dire par là que c’est seulement à partir de cet instant qu’il est tenu de statuer et qu’il peut exercer les prérogatives qui sont les siennes. Mais dans un contentieux privé, l’instance n’est pas seulement l’affaire du juge. L’instance naît de la seule volonté des parties […]. C’est donc bien à la date de l’assignation qu’il faut se placer pour savoir quand l’instance a été introduite […]. C’est la raison pour laquelle l’idée a été depuis longtemps suggérée de considérer la mise au rôle comme une condition suspensive de la demande dont la réalisation opèrerait rétroactivement au jour de la citation, avec cette conséquence que, dès ce jour, le juge serait réputé saisi (Gaz. Pal. 1986. 2. Somm. 328, obs. S. Guinchard et T. Moussa). La Cour de cassation n’a pas porté attention à cette analyse. On ne peut que le regretter. C’est en effet la solution raisonnable : ou bien, l’assignation n’a pas été enrôlée du tout, et elle tombe aux oubliettes de la justice ; ou bien, elle a été effectivement mise au rôle, et tout se passe alors comme si le juge avait été saisi au jour de la délivrance de l’assignation. Cette rétroactivité n’a rien d’aberrant. […] On en vient finalement à se demander si la jurisprudence de la Cour de cassation ne se laisse pas gagner par l’esprit de certaines procédures qui s’introduisent par une déclaration au greffe et où, de ce fait, la demande se confond avec la saisine du juge. […] À vouloir magnifier cette formalité administrative que constitue l’enrôlement par le greffe, on ne voit pas très bien ce que la justice y gagne, mais on découvre facilement ce que le plaideur y perd ».

La rétroactivité préconisée par Roger Perrot, approuvant MM. Serge Guinchard et Tony Moussa n’a rien d’aberrant en effet, elle est peut-être même souhaitable. Mais elle n’est pas l’état du droit positif, qui distingue assignation et remise. L’arrêt de la Cour de cassation en 1993 mérite donc d’être approuvé, et pas celui de la cour d’appel de Versailles en 2017… une nouvelle fois en l’état des textes.

Ce qui nous ramène à l’une des questions du chantier de la justice relatif à la procédure civile : doit-on garder les différents actes introductifs d’instance et si non, lequel(s) doi(ven)t être conservé(s) ? Si Roger Perrot semblait tenir pour moins « noble » la déclaration au greffe, l’évolution de la procédure civile s’est faite dans le sens de l’abandon de l’assignation à son profit : le nouveau code de procédure civile de 1976 a remplacé l’assignation en appel par une déclaration d’appel. Surtout, depuis le décret n° 2004-836 du 20 août 2004, cette déclaration d’appel saisit la cour, puisqu’elle « vaut demande d’inscription au rôle » (art. 901 in fine, non modifié sur ce point depuis ; v. J. Héron et T. Le Bars, Droit judiciaire privé, 6e éd., Lextenso, coll. « Précis Domat », 2015, n° 780). Le choix d’un tel acte introductif d’instance, « où de ce fait, la demande se confond avec la saisine du juge » – Roger Perrot le rappelait –, est quand même un avantage. En outre, la future cyberjuridiction – juridiction plateforme ou tribunal 2.0 –, supposant une cyberprocédure (v. C. Bléry et J.-P. Teboul, De la communication par voie électronique au code de cyber procédure civile, JCP 2017. 665), s’accommoderait bien d’une déclaration, ou d’une requête pour « coller » davantage au langage de l’internet, dématérialisée au greffe lui-même dématérialisé (v. nos tribunes, Dalloz actualité, 17 oct. et 15 nov. 2017).

Bref, l’arrêt commenté suscite la critique mais invite à la réflexion…