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Atteinte à la vie privée par révélation des circonstances d’un crime : l’article 9 du code civil est applicable

Si la diffusion de l’identité d’une personne et de la nature sexuelle des crimes ou délits dont elle a été victime est poursuivie sur le fondement de l’article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881, la divulgation, sans le consentement de l’intéressée, d’informations relatives aux circonstances précises dans lesquelles ces infractions ont été commises est un fait distinct constitutif d’une atteinte à sa vie privée, qui peut être sanctionné sur le fondement de l’article 9 du code civil.

par Sabrina Lavricle 23 septembre 2020

En 2007, la société 17 juin média produisit pour France Télévisions un numéro de l’émission Faites entrer l’accusé, qui fut diffusé les 27 novembre 2007 et 3 février 2009 sur la chaîne France 2. La demanderesse, qui fut victime des faits ayant donné lieu à l’affaire criminelle relatée, constata que son avocate avait participé à l’émission et relaté, sans son accord, les faits dont elle avait été victime. Elle assigna celle-ci, ainsi que France Télévisions et la société de production, pour obtenir réparation de l’atteinte portée au respect dû à sa vie privée. Les instances furent jointes. Soutenant que l’action engagée relevait des dispositions de l’article 39 quinquies de la loi sur la presse, l’avocate et les deux sociétés défenderesses sollicitèrent sa requalification et soulevèrent la nullité de l’assignation et la prescription de l’action.

Estimant que l’atteinte au respect de la vie privée dont se prévalait la demanderesse avait nécessairement supposé la révélation de son identité (spécialement protégée par l’art. 39 quinquies de la loi sur la presse), les juges du fond (Bordeaux, 14 juin 2018) accueillirent la demande de requalification, déclarèrent l’action irrecevable comme prescrite et, en conséquence, rejetèrent les demandes tendant à obtenir le paiement de dommages-intérêts et l’interdiction de diffuser l’émission. Dans son pourvoi, la demanderesse prétendait au contraire que l’atteinte au respect de la vie privée résultant de la révélation d’informations précises et de détails sur les circonstances du crime dont elle avait été victime ouvrait droit à réparation, indépendamment de la révélation de son identité en tant que victime d’une agression ou d’une atteinte sexuelle.

Statuant au double visa des articles 9 du code civil et 39 quinquies de la loi sur la presse, la première chambre civile énonce que, « si la diffusion de l’identité d’une personne et de la nature sexuelle des crimes ou délits dont elle a été victime est poursuivie sur le fondement de l’article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881, la divulgation, sans le consentement de l’intéressée, d’informations relatives aux circonstances précises dans lesquelles ces infractions ont été commises est un fait distinct constitutif d’une atteinte à sa vie privée, qui peut être sanctionné sur le fondement de l’article 9 du code civil ». L’arrêt d’appel, qui avait retenu que l’entier préjudice invoqué par la demanderesse au titre de l’atteinte à sa vie privée tenait à la révélation de son identité, alors que celle-ci dénonçait la révélation d’informations précises et de détails sordides sur les circonstances des crimes dont elle avait été victime, est cassé et annulé, l’affaire et les parties renvoyées devant la cour d’appel de Toulouse.

La multiplicité des dispositions protégeant les droits de la personnalité peut rendre difficile la détermination du fondement de l’action en cas d’atteinte à l’un de ces droits (v. Rép. civ.,  Droits de la personnalité, par A. Lepage, nos 204 s.) et la présente affaire en est une illustration. Se posait la question de savoir s’il fallait appliquer aux faits de l’espèce et à l’atteinte alléguée à la vie privée l’article 9 du code civil qui protège le droit au respect de la vie privée ou les dispositions de l’article 39 quinquies de la loi sur la presse qui incriminent « le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, des renseignements concernant l’identité d’une victime d’une agression ou d’une atteinte sexuelles ou l’image de cette victime lorsqu’elle est identifiable ». La qualification pénale attirait avec elle toutes les spécificités procédurales prévues par la loi sur la presse (dont la prescription trimestrielle de l’art. 65, applicable à l’action civile), comme n’ont pas manqué de le soulever l’avocate et les deux sociétés mises en cause.

Si certains juges du fond ont pu admettre, en cas d’atteinte alléguée à la vie privée, une option entre la loi sur la presse et l’article 9 du code civil (TGI Paris, 3 déc. 2001, Légipresse 2002. I. 29), la tendance est aujourd’hui à l’éviction du texte du code civil au profit de l’application de la loi du 29 juillet 1881, qui constitue le régime le plus protecteur de la liberté de la presse (v. Rép. civ., préc., nos 209 et 210). Mais cette règle ne vaut que lorsque l’atteinte dont il est demandé réparation correspond exactement au champ du délit de presse considéré. Or ce n’était pas le cas ici, la demanderesse invoquant un préjudice résultant de la divulgation d’informations précises portant sur les circonstances du crime commis à son encontre, ce que la Cour de cassation qualifie de « fait distinct » de la révélation de son identité. Dès lors, elle était fondée à en demander réparation sur le fondement de l’article 9 du code civil, sans solliciter la réparation du préjudice subi du seul fait de la divulgation de son nom (jugeant que les abus de la liberté d’expression qui portent atteinte à la vie privée peuvent être réparés sur le fondement de l’art. 9 C. civ., v. Civ. 1re, 7 févr. 2006, n° 04-10.941, D. 2006. 605 ; RTD civ. 2006. 279, obs. J. Hauser  ; JCP 2006. II. 10041, note Loiseau ; Gaz. Pal. 2006. 1912, avis Sainte-Rose ; ibid. 2007. Somm. 1378, obs. Marino).