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Au cœur de Tracfin, « start-up administrative » au développement accéléré

En 2017, Tracfin, le service de renseignement financier rattaché à Bercy, a de nouveau pulvérisé ses records : le nombre d’informations reçues a fait un bond de 57 % en deux ans. Cette cellule indépendante, très secrète, a ouvert ses portes à Dalloz actualité.

par Isabelle Horlansle 30 juillet 2018

Ses agents sont surnommés « les incorruptibles » et, en toute logique, il leur arrive d’appeler leur patron « Eliot ». Comme Eliot Ness, le chef de l’équipe du Trésor américain qui fit tomber Al Capone, Bruno Dalles, directeur de Tracfin (traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins), a compris depuis longtemps que, pour combattre la criminalité organisée, il faut traquer ses flux financiers. Il en va de même pour le terrorisme : identifier les collecteurs des fonds, lesquels sont susceptibles de transiter via des associations cultuelles, peut permettre de détecter l’imminence du passage à l’acte.

De même, le financement participatif, en plein essor, laisse parfois deviner la destination des dons : aide au retour de soldats de Daech, au départ d’apprentis djihadistes, soutien aux détenus radicalisés. Ces « cagnottes » ont été privilégiées par les assassins du père Jacques Hamel, égorgé le 26 juillet 2016 à Saint-Étienne-du-Rouvray. Il arrive aussi qu’un signal faible puisse sauver des vies : le chef du commando du Bataclan a réactivé son compte bancaire en avril 2015, sept mois avant les attentats, pour percevoir ses prestations sociales quand la police le pensait en Syrie. Instruit de l’expérience cruelle, Tracfin a initié « l’appel à vigilance », ciblant des gens réputés dangereux. Aujourd’hui, le secteur bancaire doit alerter dès qu’il décèle le plus petit transfert d’argent.

C’est à ce travail de fourmi, notamment, que se consacrent les agents de Tracfin : ils seront 160 d’ici fin 2018. Cet effectif, en hausse de 27 % en deux ans, est en adéquation avec la progression des activités du service de renseignement, dont le rapport a été publié en juin dernier. Il révèle de telles performances qu’il eût été dommage de se priver de la « tête de pont » : Bruno Dalles, arrivé le 5 août 2015, marquant le vingt-cinquième anniversaire de l’institution, vient d’être reconduit pour trois ans par Gérard Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics.

Dans son bureau à dominante noir et acajou, parmi d’impressionnantes piles de dossiers qui contrastent dans ce temple de la dématérialisation, le magistrat Bruno Dalles reçoit tard. Pour accéder à Tracfin, dans les hauteurs d’un édifice moderne à Montreuil, en Seine-Saint-Denis, il faut passer par un sas cylindrique à identification biométrique, après réception de deux badges. La sécurité est primordiale : « Il est essentiel de savoir qui est là, qui peut prendre connaissance de nos données », justifie-t-il. Un long couloir mène aux bureaux vitrés mais fermés, on distingue des ordinateurs à double écrans et portails cryptés. Rien d’autre à voir, chez Tracfin. Son personnel, inspecteurs des finances, de police, de la douane, informaticiens, magistrats, X-Mines ou gendarmes, n’opère pas sur le terrain. Les agents ont le regard rivé aux relevés bancaires, déclarations de soupçon (68 661 en 2017), notes confidentielles (+ 57 % depuis 2015), parmi tant d’éléments qui leur ont permis de réaliser 12 518 enquêtes l’an passé, transmises pour certaines à la justice ou aux administrations. Mais ils n’attendent pas que les « sources » se manifestent. D’initiative, ils puisent dans les bases de données fiscales, sociales, douanières. S’ils repèrent un infime indice d’arnaque, ils ont recours à la procédure dite « flash fiscal » qui informe le service compétent, à charge pour lui de confirmer ou non le délit. La plus petite des six cellules1 de renseignement est ainsi devenue la terreur des fraudeurs.

Quand elle n’est pas à l’origine d’affaires d’envergure, elle y a de toute façon pris part : les « biens mal acquis », l’escroquerie aux certificats d’économie d’énergie, les dossiers Tapie, Balkany, Cahuzac, Alliot-Marie père et fille, Thomas Fabius ou les jumeaux Bogdanov. Tracfin agit en amont, dans la détection, avec un temps d’avance car les technologies déployées sont pointues : « Nous sommes une start-up administrative », se plaît à dire Bruno Dalles, référence à la diversité humaine, à la moyenne d’âge de 40 ans et aux outils. Les informations ne proviennent pas d’anonymes, de particuliers, mais de professionnels assujettis au dispositif de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (C. mon. fin., art. L. 561-2), d’organismes publics et des cellules étrangères.

Parmi les « déclarants », les établissements de crédit ou de paiement sont en tête du palmarès. Dans la liste des professions non financières, on relève un effort des notaires, mandataires judiciaires, experts-comptables. Mais les avocats demeurent en bas de tableau : pas une déclaration de soupçon l’an passé ! « Le dispositif ne peut pas être efficace puisqu’il a été juridiquement construit pour ne pas l’être. Le champ d’assujettissement des avocats est très limité, la loi exclut ce qui relève des droits de la défense. Pour améliorer la situation, il faut renforcer la coopération avec la caisse des règlements pécuniaires des avocats (CARPA). Il y a eu une avancée, la transposition de la quatrième directive européenne antiblanchiment, fin 2016, a ouvert un droit de communication de Tracfin auprès de la CARPA. Lors des discussions avec le Conseil national des barreaux (CNB), la Conférence des bâtonniers, le barreau de Paris, j’ai noté moins de réticences qu’auparavant. Nous travaillons avec l’UNCA pour envisager des perspectives d’évolution visant à assujettir la CARPA aux déclarations de soupçon d’ici à 2020. » L’échéance sera marquée par la nouvelle évaluation de la France par le groupe d’action financière (GAFI). En 2011, « l’insuffisante participation des professionnels du droit et du chiffre » avait été stigmatisée. Bruno Dalles veut que cette mention disparaisse.

Son parcours atypique a facilité ses relations avec le monde judiciaire, autant que son adaptation au microcosme du renseignement, qu’il n’avait jamais exploré de l’intérieur. En juin, la rumeur l’annonçait au parquet de Paris, en remplacement de François Molins, attendu à la Cour de cassation. Il n’était pas candidat car il est « heureux » à son poste, obtenu après une carrière déjà très riche et un cursus qui lui a ouvert divers horizons. Le droit, Sciences Po (finances publiques), concours d’entrée à l’ENA (raté), à l’ESSEC et à l’ENM (réussis). Il choisit la magistrature. Juge d’instruction après un service militaire dans la gendarmerie, il est nommé au ministère de la justice en 1997. À la direction des affaires criminelles, il passe deux ans aux affaires générales puis, en 2000, devient chef du bureau chargé de la criminalité organisée, du terrorisme et du blanchiment d’argent. Avant le 11 septembre 2001, Bruno Dalles rédige des notes recommandant la prise en compte du financement du terrorisme : « Il faut créer un délit spécifique », préconise-t-il. On lui oppose une fin de non-recevoir. Le 12 septembre, on lui demande s’il a des idées et, le 15 novembre, un amendement à la loi « sécurité au quotidien » instaure ledit délit. En 2003, il créé la Douane judiciaire, puis la quitte en 2010, direction Melun où il dirige le parquet. Et de procureur, le voici directeur du renseignement financier à 51 ans.

Le service n’a depuis cessé de se développer et de s’ouvrir à l’extérieur, jusqu’aux facultés et grandes écoles où il a instauré des partenariats. Tracfin part également à la pêche au renseignement hors des frontières, grâce à l’entraide formalisée par le groupe Egmont. Créé en 1995, il rassemble 155 pays, dont certains, réticents à collaborer, sont maintenant pourvoyeurs de secrets : « Nous avons d’excellents échanges avec Singapour, les États-Unis, le Luxembourg, la Suisse. La Russie nous aide beaucoup dans la lutte antiterroriste, y compris dans la transmission de dossiers financiers », précise Bruno Dalles. La coopération s’améliore à Hong-Kong, aux îles Caïmans, elle demeure difficile en Chine, en Iran. Il faut mettre de l’huile dans les rouages, ce qui l’oblige à souvent rendre visite à ses homologues. Il faut en permanence consolider la task force internationale.

« Les grandes oreilles de Bercy », ainsi qu’on les désigne, sont indépendantes. Si le patron rend compte de l’activité dans sa globalité, il n’informe ni le ministre ni aucune autorité avant les transmissions à la justice ou aux administrations. C’est le GAFI qui a imposé ces critères d’autonomie, soucieux que le pouvoir politique n’interfère jamais dans les enquêtes. Le GAFI encore, qui dira en 2020 si la France mérite des lauriers. À Bruno Dalles de convaincre les professionnels circonspects, voire indifférents, d’enfin s’impliquer pleinement.

 

 

1 Avec la DGSI, la DGSE, la DRSD, la DRM et la DNRED.