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Au procès d’un médecin qui avait « mis en vente » une radiographie d’une victime du Bataclan

Un chirurgien, intervenu à la suite des attaques du 13 novembre, comparaissait cette semaine devant le tribunal correctionnel de Paris, pour avoir mis en ligne (et plus ou moins en vente) une radiographie d’une jeune femme blessée au Bataclan. Le parquet a poursuivi en cumulant trois préventions. Jugement le 30 novembre.

par Antoine Bloch, Journalistele 30 septembre 2022

Chirurgien orthopédiste, Emmanuel M. opéra une jeune femme blessée par balle au Bataclan. À cette occasion, il prit avec son mobile une photo de la radio pré-opératoire alors disposée sur le négatoscope du bloc, et laissant apparaître le contour d’un projectile de kalachnikov. En janvier 2022, soit en plein procès « V13 », il mit cette image en ligne, sous forme de jeton cryptographique (NFT), avec un court texte comportant un certain nombre d’indications biographiques sur sa patiente, texte qui se terminait par les mots « Hope you’ll like it », soit « J’espère que vous aimerez ça », en VF. Suivait une estimation ou une mise à prix, en l’espèce une unité de la cryptomonnaie Ethereum, à laquelle le site avait adjoint une contre-valeur en dollars au cours du jour (de l’ordre de 2 500 €), mais aussi un bouton « Buy now » (« Acheter maintenant »). Rapidement repérée par d’autres victimes des attaques, puis par nos confrères de Mediapart, la page web en question déclencha l’ire du patron de l’AP-HP, Martin Hirsch, lequel fit part de sa « plus vive indignation » face à un « comportement odieux » et « d’une gravité exceptionnelle », avant de lancer plusieurs signalements « article 40 ». Dans l’intervalle, le chirurgien présenta ses excuses pour cette « démarche inepte et déplacée », et fit retirer du site ce qu’il persistait dans le même temps à considérer comme son « œuvre ». Après avoir été suspendu par arrêté, Emmanuel M. fit l’objet de plusieurs procédures administratives et ordinales, toujours en cours. Puis fut poursuivi au pénal, sur un triple fondement : violation du secret professionnel (c. pén., art. 226-13), détournement de finalité de traitement (C. pén., art. 226-21) et divulgation de données nuisibles (C. pén., art. 226-22).

In limine litis, ses deux avocats soulèvent, outre l’irrégularité de la mesure de garde à vue, la question du rôle de la CNIL dans le déroulement de l’enquête préliminaire, pointant notamment que le parquet a lancé une réquisition « aux fins de voir quelle infraction est constituée ». Ils considèrent que, ce faisant, les magistrats ont « délégué la qualification et l’opportunité des poursuites, […] leur cœur de métier, […] à une autorité administrative », ce qui dénoterait « une incompétence négative du parquet et une incompétence positive de la CNIL », en plus d’entraîner « un fort déséquilibre au niveau de l’égalité des armes ». La procureure s’étonne pour sa part qu’on lui reproche à la fois d’avoir demandé l’avis de la CNIL et de ne l’avoir finalement pas suivi. Joint au fond. En avançant à la barre, la partie civile explique que « j’étais en souffrance psychologique au moment où j’ai fait cette radio. […] J’allais enfin mieux, j’avais témoigné dans le cadre du procès et je pouvais enfin me dire que c’était peut-être derrière moi. […] Pour moi, c’est du voyeurisme et c’est tout ». Un avocat de la défense la questionne sur un article du quotidien Le Monde en vue duquel elle avait accepté de se confier : « Pourquoi reprochez-vous au professeur le fait d’être extraordinairement identifiable […] alors que vous-même aviez consenti un portrait peu de temps auparavant ? ». « Vous noterez qu’il y a quand même une différence », rétorque la jeune femme : « Là, ce n’est pas moi qui décide ».

« Je ne me considère pas victime, mais en partie oui »

Prenant sa place, Emmanuel M. indique qu’il n’a pas diffusé la radiographie elle-même, mais « une photographie d’une partie d’une radiographie, sans nom, sans date de naissance. […] Une partie très minime, sans le poignet, sans le coude, ce qui, pour moi, représente un prélèvement d’une expérience ». Il précise que la même image avait déjà été reproduite, à son initiative, dans un article scientifique : « Ce qu’on apprend, c’est qu’à la première publication, ça passe dans le domaine public ». Un argument qui semble peu compatible avec le principe même des NFT, à savoir une forme d’appropriation, mais passons. Il faut dire que les réponses du médecin ne sont pas toujours très heureuses, par exemple : « On entend la souffrance des victimes, mais il y a aussi la souffrance des soignants ». Bref, il raconte qu’avec son fils, passionné par le sujet des NFT, il était « dans une optique d’expérimentation », et cherchait avant tout à « raconter une histoire », à « rappeler la force des évènements » par le biais « d’une forme d’hommage », et donc de « cette image qui est abstraite ». Il explique ensuite que c’est également sa descendance qui a ajouté la dernière phrase de la description, ainsi que la mise à prix, même si lui-même en « assume la responsabilité », enfin plus ou moins : « Une responsabilité morale, [mais pas] juridique ou déontologique ». Il conteste toute visée mercantile : « Je n’y ai jamais pensé, ce n’était pas un sujet pour moi ». En tirant des taffes imaginaires sur son bic, la présidente passe à la personnalité, glissant un « vous n’avez jamais été condamné… enfin jusqu’à ce jour ». Les réponses d’Emmanuel M. sont du même tonneau que sur le fond : « Je ne me considère pas victime, mais en partie oui ».

« Il dit tout assumer, et en même temps, il y a des points du dossier importants sur lesquels il n’a pas l’air d’assumer », persifle l’avocat de l’AP-HP, à propos notamment du caractère foncièrement mercantile du site utilisé. Il considère que le préjudice de l’établissement public découle du « message de défiance adressé au grand public ». Celle de l’Ordre des médecins évoque de la même manière une atteinte à « la confiance à l’égard de la profession », et insiste surtout surtout sur le commentaire : « C’est un peu du sensationnalisme, de la médecine-spectacle ». Elle estime qu’Emmanuel M. « a oublié qu’il y a vingt-six ans, il acceptait de devenir à lui tout seul les trois petits singes de la sagesse » : « Les moments-clés de sa carrière, il [peut] les raconter en salle de garde, éventuellement à la maison, mais pas en ligne ». Celle de la jeune femme ajoute que « vous avez un médecin qui connaît les règles déontologiques, qui sait qu’un dossier médical appartient au patient. […] Il vous dit que tous les médecins ont des tas de photos dans leurs portables, mais c’est ça qu’il faut arrêter, en fait. […] Il est dans une toute-puissance qui fait qu’aujourd’hui, il ne peut pas reconnaître sa responsabilité ». Non sans avoir fait une petite blague sur une éventuelle obligation de soins pour le médecin, elle tacle le fait que ce dernier soit arrêt-maladie depuis neuf mois et mentionne pour l’expliquer une forme de « stress post-traumatique » : après les attaques du 13 novembre, « ma cliente, elle a pris une semaine ». Elle réclame 40 000 € de dommages-intérêts.

« Personne n’a envie de voir sa coloscopie dans la presse »

La procureure souligne que « ce n’est pas une erreur d’un adolescent dans sa chambre, mais d’un professionnel ». Intercale que « personne n’a envie d’avoir les résultats de sa coloscopie […] dans la presse, sous prétexte qu’un médecin considère que c’est une œuvre d’art ». Pour désamorcer la question du non bis in idem, elle met en avant des valeurs sociales distinctes, à savoir « la déontologie médicale, la protection des données personnelles et [celle] de la vie privée ». Elle cite légalement le serment d’Hippocrate, puis le code de déontologie, puis celui de la santé publique, et enfin le RGPD. De manière sans doute un peu faiblarde, elle considère que la question de l’automatisation du traitement ne se pose en aucun cas, « puisqu’il existait un traitement automatisé au sein de l’AP-HP ». « Une dispense de peine ne peut être envisagée », ajoute-t-elle, arguant que « je ne suis pas certaine que cette audience ait eu une quelconque vertu pédagogique ». Elle requiert notamment douze mois de sursis simple, un an d’interdiction professionnelle avec exécution provisoire, 15 000 € d’amende, avant de s’opposer à une dispense d’inscription au B2. Le premier avocat de la défense commence par digresser longuement sur l’époque : « Chaque rentrée littéraire est emplie de livres de témoignages. […] Vous n’avez pas un policier ou un juge qui ne livre pas ses souvenirs, et je ne parle même pas des avocats. […] Nous savons bien qu’il y a une forme de tolérance [sur la violation du secret], même si nous savons bien que ce n’est pas orthodoxe ». Sur cette première prévention, justement, il estime qu’Emmanuel M. « n’avait pas conscience de commettre une infraction. […] Il est certain que le secret professionnel est absolu, et il est certain qu’il a reçu des informations dans le cadre de ce secret, […] mais nous pensons que, sans publications [de presse] antérieures, la patiente n’était pas reconnaissable ».

Le second avocat de la défense, pour sa part, concède à demi-mots la constitution de cette première infraction, mais pour mieux plaider le non bis in idem pour les deux autres, lesquelles ne pourraient à l’en croire concerner que les personnes qui ne sont soumises à aucun secret. Or, « c’est un fait unique et une intention unique que vous avez à juger, et ce sont les mêmes valeurs sociales qui sont protégées » : il en veut pour preuve le fait que les trois dispositions se trouvent « dans le même [chapitre] du code ». Pour lui, la raison d’être de ces deux infractions relatives aux données personnelles est simple : « Qui les souffle à l’oreille des enquêteurs ? L’AP-HP, parce qu’elle ne pouvait pas se constituer partie civile pour une violation du secret professionnel ». Au cas où, il plaide aussi le non-cumul entre les deux dernières seulement : « la CNIL proposait les deux, mais elle indiquait de choisir. […] Et on a choisi de ne pas choisir, au niveau du ministère public. [Or], l’une et plus spéciale que l’autre », et y dérogerait donc. Sur la notion d’identification « directe ou indirecte », il considère « qu’on n’est même plus dans une identification indirecte, [mais] dans une identification par Google interposé : […] il faut se mettre dans les chaussures d’une personne qui verrait la publication, prendrait les éléments, les entrerait dans Google, tomberait sur des résultats, etc. ». Enfin, il déplore « qu’on [vienne] lui dire que ce n’est pas son histoire à lui. […] Dans un acte terroriste, au-delà des victimes directes, on vise toute une population. […] Cette balle dans cet avant-bras résumait la violence si particulière de cet attentat, [et] le fait que chacun ait pu se sentir touché ».

Le jugement sera rendu le mercredi 30 novembre 2022.