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Un avertissement requis contre l’avocat lillois Frank Berton

Le conseil régional de discipline des barreaux du ressort de Douai s’est réuni lundi 25 juin en formation plénière pour examiner l’affaire Berton. Le délibéré aura lieu le 5 juillet.

par Marine Babonneaule 27 juin 2018

L’avertissement. C’est la plus légère des sanctions qu’un conseil de discipline puisse prononcer à l’encontre de l’un des siens mais la saga disciplinaire de l’avocat Frank Berton est ailleurs. En 2014, Kazim Genc est jugé en appel aux assises de Saint-Omer pour meurtre. Le climat du procès y est décrit comme « délétère » entre l’avocat général Luc Frémiot et l’un des avocats de la défense, Éric Dupond-Moretti. La Voix du Nord est témoin des algarades. Les deux s’affrontent, leur histoire est ancienne. Un procès « âpre » dit aujourd’hui Frank Berton, l’autre avocat de Kazim Genc. « Au bout de trois jours, on a la sensation que le procès bascule, il y a des incidents avec des témoins, des incidents entre Frémiot et Dupond-Moretti, qui bougonne, ça agace la cour. Nous sommes à la veille des plaidoiries, à quelques encablures du réquisitoire, Frémiot se lève, désigne Dupond-Moretti et dit quelque chose du genre "Mais vous, on sait que vous n’aimez pas les jurés de Saint-Omer". Nous sommes assez stupéfaits. Nous estimons ne plus être en l’état de plaider. Il y a comme une altercation, j’en suis témoin. (…) Après cet incident terrible, nous décidons d’appeler la bâtonnière de Lille. Le procès s’arrête, la présidente des assises Sophie Degouys comprend d’elle-même qu’il y a un souci. L’audience devient invivable, Éric Dupond-Moretti menace Luc Frémiot de poursuites ».

Le lendemain, les deux avocats déposent des conclusions faisant savoir qu’ils quittent le procès car, selon eux, les conditions nécessaires à la tenue d’un procès équitable ne sont pas réunies. « Le bâtonnier de Lille lui-même nous demande de ne pas plaider », ajoute Frank Berton. Le procès est renvoyé, les avocats ne veulent pas d’un renvoi, ils exigent un dépaysement pur et simple du procès. Ce qu’ils n’auront pas. Le 10 janvier 2014, le greffe informe Me Berton et Me Dupond-Moretti que l’audience se tiendra en mai, toujours à Saint-Omer, sous la présidence de Mme Degouys, avec l’avocat général M. Frémiot et les mêmes deux assesseurs. « Qui est l’avocat de M. Genc ? », interroge lundi la présidente du conseil régional de discipline (CRD), l’avocate Dominique Vanbatten. Les deux ténors, même si la présidente des assises a envoyé, à leur insu, une convocation à Patrick Delbar, qui représente le bâtonnier. Me Delbar ne viendra pas. « Tout cela, on va le découvrir le jour de l’audience, s’agace Frank Berton (…) C’est assez fort de café car nous sommes déjà deux avocats ! ». Il y a aussi cet « audiencement dans le dos », et cette rentrée solennelle en présence de Christiane Taubira pendant laquelle le procureur général se plaint « de ces avocats en mal de publicité », raconte Me Berton. Bref, il « y a un climat délétère favorable à une requête en dépaysement », continue-t-il. Elle sera rejetée le 2 mai 2014.

À l’ouverture du procès, Frank Berton dépose de nouvelles conclusions. Son confrère Dupond-Moretti, qui n’a pas été consulté pour l’audiencement, est indisponible. Il ne reste qu’une matinée. La défense est bancale. La cour d’assises rejette les demandes : M. Genc peut parfaitement être défendu par un seul avocat et si elle fait droit à la demande de la défense, l’accusé ne sera pas jugé dans un délai raisonnable. « C’est le client qui fait le choix de ses avocats, la cour lui dit ‘C’est pas grave, vous vous débrouillerez avec l’autre’ Nous nous inscrivons dans une succession d’événements… ». Frank Berton dépose de nouvelles conclusions, un jeu sur le retrait de la défense et l’autre sur une demande de renvoi du procès. Le procès est à nouveau suspendu. À son retour, la présidente de la cour, puisque la loi le lui permet, le commet d’office. Me Berton refuse. « Je préviens que je vais déposer une requête en récusation sur la base de ce manque d’impartialité et je dis : "Je ne veux pas plaider cette affaire devant cette cour d’assises, devant Mme Degouys, devant l’avocat général et à Saint-Omer !" », raconte l’avocat. L’ordonnance de commission d’office – il y en aura une seconde – est prise mais il est trop tard, Frank Berton, seul, ne reviendra plus au procès. Il invoque sa clause de conscience comme motif d’excuse. Son client, absent également, sera condamné à 25 ans de réclusion criminelle, contre 29 ans en première instance. « Comme quoi, les avocats ça sert pas forcément à grand chose », ironise Frank Berton, lundi, avant d’ajouter « je n’ai jamais quitté la défense de M. Genc. J’ai quitté l’audience ».

« Frank Berton a pris sa responsabilité en privant son client de sa présence alors qu’il risquait la perpétuité »

Les ennuis disciplinaires débutent. La première présidente saisit le parquet général pour qu’une enquête déontologique soit ouverte à l’encontre de Me Dupond-Moretti pour son manquement à la délicatesse et à l’honneur et une seconde à l’encontre de Frank Berton pour son refus d’assurer la défense d’un accusé en tant que commis d’office. Le parquet général, c’est peut-être l’ironie de cette affaire, ne retiendra que le second fondement. Me Berton se retrouve seul à nouveau.

Pouvait-il refuser cette commission d’office ? Selon lui et ses avocats, oui et ce, malgré la loi. Pour la cour d’appel, c’est non : en quittant l’audience, il a commis une faute déontologique. Me Hubert Delarue et Me François Saint-Pierre, en charge de défendre leur confrère, présentent, lors de la première audience disciplinaire du 13 novembre 2017, une QPC portant sur l’article 9 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, au terme duquel « l’avocat régulièrement commis d’office par le bâtonnier ou par le président de la cour d’assises ne peut refuser son ministère sans faire approuver ses motifs d’excuse ou d’empêchement par le bâtonnier ou par le président ». Les requérants contestent le pouvoir discrétionnaire reconnu au président de la cour d’assises et qui, selon eux, est contraire aux droits de la défense, à l’indépendance de l’avocat, au droit à un recours juridictionnel effectif et au principe d’impartialité de la juridiction. La QPC sera transmise à la Cour de cassation, puis jugée sérieuse et renvoyée devant le Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 4 mai, ce dernier va estimer que l’obligation découlant de l’article 9 est conforme à la Constitution (v. Dalloz actualité, 7 juin 2018, art. L. Dargent isset(node/130109) ? node/130109 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>130109), avec une nuance que François Saint-Pierre va relever.

Lundi, la procureure générale de Douai, Marie-Suzanne Le Quéau, a requis en reprenant les mêmes arguments qu’en novembre 2017. « Pour refuser sa présence, les arguments de Frank Berton ont toujours été les mêmes. L’agenda de Me Dupond-Moretti, l’attitude de la présidente et celle de l’avocat général, l’audiencement… Or il ne s’agit jamais d’éléments confidentiels couverts par le secret professionnel (…) » L’animosité entre Dupond-Moretti et l’avocat général ? « Un prétendu règlement de compte avec une personne qui n’est plus là ». Le calendrier ? « Je ne vois pas comment elle aurait pu savoir que Me Dupond-Moretti était pris à la cour d’assises de l’Essonne » Le délai raisonnable ? « M. Genc était en détention depuis 6 ans ». La cour a voulu écarter Éric Dupond-Moretti et Frank Berton de ce procès ? « Aucune volonté de la cour qui a au contraire voulu faire face à un jeu trouble de M. Genc et désigner un avocat pour que son second procès soit respectueux des droits de la défense. La présidente de la cour d’assises n’a jamais confirmé à Me Delbar sa désignation en qualité d’avocat d’office. Vous devrez écarter les motifs d’excuse de Me Berton », estime la magistrate.

Après avoir rappelé « la jurisprudence constante de la Cour de cassation » en la matière, la procureure générale va également citer – avec une certaine gourmandise –  l’ouvrage-référence Règles de la profession d’avocat des éditions Dalloz. Selon les auteurs du livre, l’avocat dessaisi par son client mais commis d’office par le président des assises ne peut refuser cette mission et « ne peut plus dès lors quitter la barre et ce, même au cas où l’accusé, ayant renoncé à se défendre lui a interdit de demeurer à la barre. Toutefois, dans ce dernier cas, l’avocat ne peut plaider, il doit demeurer silencieux pour ne pas contredire la volonté de l’accusé, seul maître d’organiser sa propre défense. L’avocat doit alors, au moment où la parole lui est donnée, se lever, expliquer qu’il ne peut rien dire et se rasseoir sans rien ajouter. Il doit se contenter d’être présent à la barre et d’offrir son ministère par une assistance silencieuse ». L’assistance silencieuse, celle que Frank Berton aurait dû avoir et celle qui fait qu’il n’aurait pas dû quitter la salle d’audience. « Il a pris sa responsabilité en privant son client de sa présence alors qu’il risquait la perpétuité. Il a affirmé "Je refuse qu’un magistrat juge ma clause de conscience". Le Conseil constitutionnel lui a donné tort. Je requiers un avertissement », termine la magistrate.

« Qui sème le vent récolte la tempête. Mais pardon, la tempête, ici, c’est vous ! »

Les avocats dans la salle lèvent les yeux vers elle. Hubert Delarue bondit et rebondit à l’écoute des réquisitions. « Après la décision du Conseil constitutionnel, j’ai pensé que le parquet général en serait resté là… À son bâtonnier, l’avocat peut tout dire mais avec l’article 9, on l’a évincé (…) Je trouve incroyable cette fascination que vous avez pour l’avocat muet, qui se rassoit après avoir dit qu’il n’y à rien à dire. C’est quoi ? Une espèce d’avocat, une potiche, un taisant, un alibi qui n’a rien à dire ! Mais moi, cet avocat, je le déteste ! », cingle Me Delarue. Demander à un magistrat de se prononcer sur les motifs d’excuse qu’un avocat ne donnera pas, car soumis au secret professionnel, n’a aucun sens. Il s’agace. « Qui sème le vent récolte la tempête. Mais pardon, la tempête, ici, c’est vous ! (…) Frémiot fait une énorme faute, dont acte, mais si au moins on en avait tiré les conséquences ! Or, non. Après le renvoi, c’est la même présidente, les mêmes assesseurs, la même cour d’assises, les mêmes jurés et le même avocat général ! On pense avec une naïveté mal feinte que ça va mieux passer en 2014 qu’en 2013. Vous êtes passée rapidement, et on le comprend, sur toutes ces fautes. N’aurait-il pas été judicieux de dépayser ce procès sans même qu’on vous le demande ? » Pour Me Delarue, son confrère Berton n’a jamais abandonné la défense de Genc, la clause de conscience de l’avocat « n’est pas une posture », le délai raisonnable invoqué sans cesse par la juridiction « c’est quand ça vous arrange ! Il avait pris 29 ans, on n’est plus à trois mois prêt ». Bref, pour la défense de Frank Berton, « c’est un honneur cette récusation car il nous dit "c’est tellement vilain ce qui se passe". Que faire d’autre ? Faut-il accepter ce qui devient inacceptable ? Faut-il être complice d’une telle procédure ? Faut-il être un avocat potiche ? Quelle image vous donnez de la justice ! Je comprends que Berton se révolte. Le courage, pour un avocat, c’est l’essentiel. Je cite Badinter. Mais sans le courage, au moment décisif, il n’y a plus que des mots, des phrases, qui se suivent, qui brillent et qui meurent ».

François Saint-Pierre va rappeler le droit et démontrer qu’il n’y a, dans toute cette affaire, aucune infraction disciplinaire. « Mme la procureure générale requiert une sanction. Certes, elle atténue son réquisitoire en demandant un avertissement. Cette modération ne doit pas nous induire en erreur car on souhaite criminaliser la défense (…) D’autres avocats seront par la suite intimidés et c’est un problème considérable ». Il y a, selon lui, trois « bonnes raisons » à une relaxe : la jurisprudence européenne, la jurisprudence de la Cour de cassation et la décision du Conseil constitutionnel. « Il se trouve que la CEDH s’est attachée à la défense du statut juridique des avocats (…) Si Berton a un avertissement, c’est toute la jeunesse du barreau qui est visée ! La Cour a déjà condamné la France pour avoir sanctionné un avocat, d’un avertissement. Pour les juges, cette sanction avait un effet inhibant et intimidant sur l’ensemble du barreau. (…) La CEDH nous invite à mener ces actions disciplinaires ou pénales avec prudence. (…) On peut discuter de la manière dont un procès d’assises est mené sans qu’immédiatement la menace d’une sanction soit brandie. Le comportement de Frank Berton n’a pas dépassé les bornes », détaille l’avocat qui rappelle toutes les demandes de renvoi, tous les dépôts de jeux de conclusions « lisibles », « écrits à la main », « charpentés », « argumentés ». Voilà, pour Me Saint-Pierre, « un avocat à la manœuvre ». Ce n’est pas un avocat qui a abandonné son client.

Deuxième motif de relaxe : l’évolution de la jurisprudence nationale, essentielle. Pendant des années, la chambre civile jugeait que le départ d’un avocat impliquait l’arrêt du procès et impliquait une sanction disciplinaire. Mais la chambre criminelle est venue dire, en 2014, que le départ d’un avocat de la cour d’assises n’impliquait pas la nullité de la procédure sauf s’il était le fait du président ou de l’avocat général. « Désormais, qu’un avocat soit là ou pas, cela ne change rien (…) Si vraiment la présence de l’avocat est inutile à ce point, en quoi son absence devient objet à sanction disciplinaire ? (…) À chacun ses responsabilités. Si l’avocat ne veut pas remplir ce rôle d’alibi, c’est son choix mais alors il n’y a pas de sanction. Si les avocats ne sont pas nécessaires, ils ne le sont simplement pas ».

Ensuite, le Conseil constitutionnel. Il a validé l’article 9 mais certains considérants sont « essentiels », pour François Saint-Pierre. Et notamment le considérant n° 9 qui donne « une nouvelle compétence juridictionnelle » aux commissions disciplinaires : le contrôle de la régularité du refus de commission d’office leur est transféré. « Nous sommes dans une situation dans laquelle, pour des motifs avérés, ces avocats se sont retrouvés dans une situation extrêmement conflictuelle : Luc Frémiot, le jeu trouble avec Me Delbar, la question de la date fixée abruptement, les mêmes assesseurs… Il y a délibérément une volonté d’engager un bras de fer (…) Votre problème n’est pas de savoir si le choix était celui à faire mais si ce choix-là s’est fait dans les règles du métier. La question que vous devez vous poser est de savoir si l’avocat était dans son périmètre, ce n’est pas de vous mettre à la place du président d’assises ».

Dernier point. Me Saint-Pierre a toute l’attention de ses pairs et le regard méfiant de l’avocate générale. Il y a une appréciation formelle du rejet du motif d’excuses à opérer. « Quand le Conseil constitutionnel confie aux conseils régionaux de discipline ce pouvoir de contrôle, cela signifie qu’il faut aller au fond des choses : la présidente de la cour d’assises a-t-elle commis un excès de pouvoir ou n’a-t-elle pas exercé son pouvoir ? Lors de l’instruction, la présidente de la cour d’assises a été d’une franchise remarquable et a expliqué qu’elle n’avait pas voulu juger les motifs d’excuse de Frank Berton. C’est un aveu selon lequel elle n’a pas voulu exercer ses motifs d’appréciation. Tout le procès s’en retrouve vicié ! La procédure est illégale car elle a violé justement l’article 9. La procédure disciplinaire manque de base légale ».

Les avocats demandent la relaxe. Délibéré le 5 juillet.