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Brevet : sale temps pour la juridiction unifiée du brevet

Après l’annulation, le 20 mars, par la Cour constitutionnelle fédérale allemande de la loi ratifiant l’Accord sur la juridiction unifiée du brevet (JUB), un retour sur la construction de cette juridiction ainsi qu’un point sur ses perspectives s’imposent.

« C’est une erreur que de vouloir trop se projeter dans l’avenir. On ne peut saisir qu’un par un les maillons de la chaîne du destin ». Les auteurs du décret n° 2018-429 du 31 mai 2018 relatif au brevet européen à effet unitaire et à la JUB n’ont sans doute pas suffisamment médité cette prophétie de Churchill.

Caractéristique inhérente à toute législation d’anticipation, les dispositions de ce décret doivent entrer en vigueur à la même date que celle de l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2018-341 du 9 mai 2018 () relative au brevet européen à effet unitaire et à la JUB c’est-à-dire à la même date que celle de l’entrée en vigueur de l’Accord signé à Bruxelles le 19 février 2013.

Le décret précité traduit une forme légitime d’impatience quant à l’avènement concret du nouvel édifice bâtit depuis près de dix ans dans le cadre de la coopération renforcée au titre de l’article 20 du Traité de l’Union européenne, entre les vingt-six États membres de l’Union européenne. C’est d’ailleurs cette même coopération renforcée qui avait déjà abouti à l’adoption de deux règlements le 17 décembre 2012 : le règlement n° 1257/2012 créant une protection unitaire par brevet et le règlement n° 1260/2012 sur les modalités applicables en matière de traduction.

Évidemment ces deux règlements entrés en vigueur le 20 janvier 2013 sont, eux aussi, applicables à partir de la date d’entrée en vigueur de l’accord relatif à une JUB, événement décidément vécu très tôt, comme futur et incertain.

Au lendemain de l’annulation le 20 mars 2020 par la Cour constitutionnelle fédérale allemande de la loi ratifiant l’Accord sur la JUB, un retour sur la construction de cette juridiction ainsi qu’un point sur ses perspectives s’imposent.

Signé, le 19 février 2013, l’accord international établissant une juridiction unifiée du brevet commune aux États membres de l’Union européenne contractants, vise à assurer une protection unitaire dans ces États et de lutter contre la fragmentation du marché des brevets et les variations importantes entre les systèmes juridictionnels nationaux préjudiciables à l’innovation. L’ensemble des États membres participant à la coopération renforcée ont signé cet accord, à l’exception de la Pologne, de l’Espagne et de la Croatie qui n’a rejoint l’Union européenne qu’en juillet 2013.

En vertu de son article 89, l’entrée en vigueur de l’accord sur la JUB requiert treize ratifications, dont celles des trois États de l’Union européenne dans lesquels le plus grand nombre de brevets européens étaient en vigueur en 2012, c’est-à-dire la France (ratification notifiée le 14 mars 2014), l’Allemagne et le Royaume-Uni.

Le printemps 2018 prêtait à l’optimisme.

Bien qu’au début de l’été 2016, 51,9 % des Britanniques avaient choisi par référendum de quitter l’Union européenne, le Royaume-Uni rejoignait finalement le 26 avril 2018 la cohorte des pays ayant ratifié l’accord. Ceux-ci sont au nombre de seize à ce jour.

Mieux encore, le Royaume-Uni à qui l’Accord réservait une section de la division centrale de jugement comprenant les affaires relevant notamment des domaines des sciences de la vie et de la chimie, donnait encore des gages de confiance malgré le « blast » provoqué par le Brexit.

N’était-il pas écrit au point 151 du Livre blanc publié le 12 juillet 2018 () par le gouvernement anglais que le Royaume-Uni continuerait de travailler avec les autres États contractants pour s’assurer que l’accord sur la juridiction unifiée puisse perdurer sur des bases sûres [«The UK has ratified the Unified Patent Court Agreement and intends to explore staying in the Court and unitary patent system after the UK leaves the EU. The Unified Patent Court has a unique structure as an international court that is a dispute forum for the EU’s unitary patent and for European patents, both of which will be administered by the European Patent Office. The UK will therefore work with other contracting states to make sure the Unified Patent Court Agreement can continue on a firm legal basis»] ?

Ne manquait donc plus que la ratification de l’Allemagne, dont le gouvernement fédéral s’est toujours montré engagé à la mise en place d’un brevet unitaire.

La patience payait et le corpus de règles édictées avec la condition suspensive de l’entrée en vigueur de l’Accord sur la JUB trouverait à s’appliquer.

JUB plissée ?

Seule ombre au tableau, en Allemagne le processus de ratification était ralenti par un recours déposé début 2017 auprès de la Cour constitutionnelle fédérale allemande (Karlsruhe) contre la loi de ratification de l’accord sur la JUB.

Le requérant dénonçant notamment la perte de droits régaliens causée par l’accord international, et son adoption par une majorité non qualifiée au Bundestag, la Cour constitutionnelle fédérale avait, en conséquence, demandé au Président fédéral allemand de suspendre la procédure de ratification de l’accord sur la JUB.

Il est vrai que si le projet de loi de ratification avait été adopté à l’unanimité en troisième lecture par les députés présents au Bundestag, ceux-ci n’étaient alors qu’au nombre de trente-cinq… La décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande attendue pour le début 2020 était donc particulièrement redoutée.

Ce fut aussi la période choisie par le gouvernement anglais pour faire machine arrière puisque le 27 février dernier celui-ci annonçait officieusement que le Royaume-Uni ne participerait pas au système unifié. Un porte-parole du premier ministre ajoutant que participer à une juridiction appliquant le droit de l’Union européenne et liée par la Cour de justice de l’Union européenne serait contradictoire avec l’objectif de devenir une nation indépendante. Autrement dit, ratifier n’est pas consentir !

Ce coup de canif était ressenti le 4 mars comme une profonde déception par M. Antonio Campinos Président de l’Office européen des brevets (OEB) lequel se refusait toutefois d’y voir un « coup fatal » au projet de juridiction unifiée.

Le 20 mars suivant, la Cour constitutionnelle fédérale allemande venait doucher une nouvelle fois les espoirs d’une entrée en vigueur rapide de l’Accord.

Selon la Cour, la loi allemande approuvant la juridiction unifiée et le système unitaire de brevet est nulle et non avenue. Si le contenu des accords n’est pas remis en cause par la Cour, celle-ci critique, en revanche, la voie choisie pour le consentement du peuple allemand ainsi que les conditions de ratification de la loi critiquée. Autrement dit, Ratifier c’est Consentir mais en bonne et due forme.

Le raisonnement est assez simple. La Cour considère de fait la Loi de ratification comme un amendement constitutionnel. Indépendamment des règles spéciales de la juridiction unifiée, le fait de conférer à cette dernière des fonctions judiciaires qui remplacent les tribunaux allemands, s’apparente à un amendement important de la constitution allemande, et singulièrement du pouvoir judiciaire tel qu’établi à l’article 92 de la Constitution allemande. Or, en vertu de l’article 79 (2) de la Constitution, toute loi susceptible de constituer un tel amendement requiert pour être votée la majorité des deux tiers au Bundestag et au Bundesrat.

À titre de comparaison, rappelons qu’à l’inverse en France, la loi n° 2014-199 du 24 février 2014 autorisant la ratification de l’accord relatif à une JUB avait été adoptée par l’Assemblée nationale sans modification du projet adopté par le Sénat en première lecture et ce, après engagement de la procédure accélérée ! Ici Ratifier c’est ratifier.

N’en déplaise aux volontaristes, l’on observe que c’est finalement l’exigence démocratique nationale – respect de la vox populi au Royaume-Uni et respect de la constitution allemande – qui par deux fois vient bousculer le projet de construction européenne ici en matière de brevet…

Alors quel avenir pour la JUB ?

Le scénario le plus simple consiste à imaginer que le Parlement allemand pourrait se saisir une nouvelle fois de la ratification de l’Accord en veillant à l’obtention de sa majorité des deux tiers.

Reste que la question du Brexit et de la défection britannique obligera aussi à réformer l’architecture du projet qui attendait l’entrée en vigueur de la JUB pour s’appliquer. Sauf à compter sur la versatilité de nos amis anglais ce qui, sur le long terme, n’est peut-être pas un bon calcul pour la pérennité d’une institution judiciaire.

Sans parler du contexte actuel de crise sanitaire lié au covid-19 qui laissera des traces dans la construction européenne laquelle pourrait bien ne plus avancer sans respecter ces deux règles d’Airain pour asseoir sa légitimité : une solidarité exemplaire entre ses membres associée à un volontarisme doublé d’une exigence démocratique renforcée.

La convention relative au brevet européen pour le marché commun (convention sur le brevet communautaire), signée le 15 décembre 1975, prévoyait déjà la création d’un brevet unitaire. Mais à l’époque, cette convention n’a jamais pu entrer en vigueur, faute d’avoir atteint le nombre suffisant de ratifications.

Quarante-cinq ans plus tard l’on découvre que ratifier n’est sans doute même plus suffisant. 

La tâche immense consiste désormais rien de moins qu’à faire mentir Paul Morand pour qui l’histoire, comme une idiote, mécaniquement se répète.