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Brevets : tournant décisif dans l’application incidente de la règle de compétence exclusive

La juridiction de l’État membre du domicile du défendeur demeure compétente pour connaître de l’action principale en contrefaçon d’un brevet délivré ou validé dans un autre État membre, même si le défendeur conteste, par voie d’exception, la validité de ce titre. En revanche, l’article 24, § 4, du règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 dit règlement « Bruxelles I bis », ne s’applique pas et n’attribue aucune compétence exclusive à une juridiction d’un État tiers. Par conséquent, si la validité d’un brevet délivré dans un État tiers est contestée par voie d’exception devant le tribunal de l’État membre du domicile du défendeur saisi de l’action principale en contrefaçon, ce dernier peut, en principe, connaître à la fois de l’exception de nullité et de cette action en contrefaçon.  

Très attendue, la décision de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire Electrolux n’a pas manqué de surprendre certaines expectatives quant à l’articulation entre la compétence des juridictions du domicile du défendeur (Règl. Bruxelles I bis, art. 4, § 1) et la règle de compétence exclusive en matière de propriété industrielle (Règl. Bruxelles I bis, art. 24, § 4). L’importance des enjeux soulevés justifiait pleinement la saisine de la grande chambre. Parmi les questions abordées, la plus marquante demeure sans doute celle de l’effet réflexe de la règle de compétence exclusive, à laquelle la Cour apporte une réponse peut-être inattendue, mais solidement motivée. En outre, cet arrêt bouleverse la portée de l’application incidente de cette règle de compétence exclusive aussi bien lorsque le titre en cause a été déposé ou validé dans un autre État membre que dans un État tiers. Destiné à faire date, comme l’arrêt GAT (CJCE 13 juill. 2006, aff. C-4/03, Rev. crit. DIP 2006. 777, étude M. Wilderspin ; RTD eur. 2007. 679, obs. J. Schmidt-Szalewski ), l’arrêt de la grande chambre de la Cour de justice dans l’affaire Electrolux marque une nouvelle étape dans l’évolution du droit international privé de la propriété intellectuelle.

L’affaire portait sur un brevet délivré par l’Office européen des brevets (OEB) et validé dans plusieurs États membres de l’Union européenne, notamment en Allemagne, en France, en Grèce, en Espagne, en Italie, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, en Autriche et en Suède, ainsi que dans un État tiers : la Turquie. Il convient de rappeler que l’OEB regroupe aujourd’hui trente-neuf États, dont les vingt-sept de l’Union européenne. Ainsi, il n’est pas rare qu’un brevet délivré par l’OEB soit validé à la fois dans des États membres et dans des États tiers. Tel fut le cas de la Turquie, car les effets du Brexit n’avaient pas encore impacté l’application du règlement Bruxelles I bis au moment de la saisine des juges suédois.

En février 2020, le titulaire de ce brevet européen a intenté une action en contrefaçon devant le Tribunal suédois de la propriété industrielle et du commerce, juridiction d’un État membre de l’Union européenne compétente en raison du domicile du défendeur. Cependant, la société défenderesse a invoqué l’article 24, § 4, du règlement Bruxelles I bis pour contester la validité du brevet et la compétence de la juridiction suédoise pour statuer sur les actions en contrefaçon concernant des brevets validés hors de Suède. Selon elle, les questions de validité et de contrefaçon étaient indissociables. Dès lors, en vertu des articles 24, § 4, et 27 du règlement, la juridiction du domicile du défendeur ne pouvait connaître d’une action en contrefaçon portant sur un brevet étranger si la validité de ce dernier était contestée.

Cet argument retenu par les juges en première instance, a toutefois soulevé des interrogations légitimes devant la cour d’appel, laquelle a décidé de soumettre trois questions préjudicielles majeures à la Cour de justice.

La Cour examine conjointement les première et deuxième questions afin de déterminer si la règle de compétence exclusive, et plus précisément les expressions « en matière d’inscription ou de validité des brevets, […] que la question soit soulevée par voie d’action ou d’exception », s’opposent à ce qu’une juridiction de l’État membre du domicile du défendeur, saisie d’une action en contrefaçon d’un brevet délivré dans un autre État membre en vertu de l’article 4, § 1, du règlement Bruxelles I bis, demeure compétente pour statuer sur cette action lorsque le défendeur conteste la validité du brevet par voie d’exception. Par ailleurs, la reformulation de la troisième question amène la Cour à s’interroger sur la compétence de ce même tribunal pour statuer sur la validité d’un brevet déposé dans un État tiers.

La règle de compétence exclusive prévue à l’article 24, § 4, du règlement Bruxelles I bis façonne le droit international privé de la propriété intellectuelle depuis plusieurs décennies. Pourtant, l’analyse des questions qu’elle a suscitées révèle que, mis à part les célèbres arrêts GAT (CJCE 13 juill. 2006, aff. C-4/03, préc.) et Solvay (CJUE 12 juill. 2012, aff. C-616/10, D. 2013. 1503, obs. F. Jault-Seseke ; Rev. crit. DIP 2013. 472, note E. Treppoz