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Bygmalion : la mécanique de la fraude

L’audition de Nicolas Sarkozy et le réquisitoire à deux voix du parquet ont été les moments forts de la quatrième semaine d’audience du procès Bygmalion. Si l’ancien chef de l’État a dénoncé la fable de l’emballement de sa campagne, contestant toute mise en cause pénale, une peine d’un an, dont la moitié avec sursis, et de 3 750 € d’amende a été requise par le ministère public.

par Pierre-Antoine Souchardle 18 juin 2021

Les absents ont toujours tort, c’est bien connu. Lors de son audition comme témoin, Jean-François Copé, l’ex-président de l’UMP (aujourd’hui Les Républicains), a incité le tribunal correctionnel à chercher à qui le système de fausse facturation (42,8 millions d’euros, soit près du double du plafond légal, 22,5 millions), mis en place pour masquer le dépassement du plafond légal des dépenses de campagne, a pu profiter. Sur le banc des prévenus, tous ont compris, sans que son nom soit prononcé à ce moment précis, que M. Copé vise Nicolas Sarkozy. Ce dernier a choisi de ne pas assister aux audiences avant son audition prévue le mardi 15 juin. Mais rien de ce qui se dit au tribunal ne lui échappe.

Lorsqu’il prend place à la barre, vêtu d’un costume sombre, masque noir, chemise blanche et cravate noire, Nicolas Sarkozy est tendu. Qui ne le serait pas ? Mais au fil des minutes, ses tics corporels reprennent le dessus. Une épaule monte quand l’autre descend, ses bras battent l’air, les mains moulinent, les doigts pointent. Il tourne sa tête à droite, à gauche, derrière, se hausse sur la pointe des pieds, plie les genoux, se redresse. « Je suis devant un tribunal. Je défends mon honneur avec passion, c’est pas un show », se défend-il.

La tension est aussi palpable dans la voix de la présidente, Caroline Viguier. D’emblée, la magistrate l’interroge sur cette élection qui lui vaut d’être renvoyé pour financement illégal de campagne de campagne électorale, un délit pour lequel il encourt un an d’emprisonnement et 3 750 € d’amende. Alors que ses treize co-prévenus risquent jusqu’à cinq ans d’emprisonnement pour usage de faux, abus de confiance, recel de ce délit et complicité de financement illégal de campagne électorale. « J’ai envie de dire qui, quoi, comment ? », cadre-t-elle. Nicolas Sarkozy promet « d’être le plus précis possible ».

La machine à remonter le temps est lancée. Nicolas Sarkozy plonge l’auditoire dans la genèse de sa seconde candidature à la magistrature suprême. « Tout président sortant a vocation à être candidat. Tout le monde n’est pas M. Hollande », ironise-t-il à l’endroit de son successeur. « En janvier 2012, ma priorité est de savoir comment je vais rentrer en campagne ». Une fois trouvée « la mélodie », la mise en musique l’intéresse moins. « Ce n’est pas à moi de faire l’organisation ».

Il en vient à la constitution de son équipe de campagne. Sa seconde priorité est de « rassembler sa famille politique », tiraillée par les ego des uns et des autres : François Fillon, Alain Juppé et Jean-François Copé. Un rassemblement consensuel. Il choisit son chef de cabinet à l’Élysée, Guillaume Lambert comme directeur de campagne. Un « non politique » pour être « tranquille ». Comme président de l’association de financement de sa campagne, « un chiraquien notoire », questeur à l’Assemblée nationale, Philippe Briand. Comme directeur adjoint de campagne, Jérôme Lavrilleux. Son profil, dit-il, présente un double avantage. « Je ne le connais pas » et c’est « le plus proche collaborateur de Jean-François Copé. Par gravité, il l’attrayait (sic) dans la campagne ».

Campagne en or massif

Il conteste l’idée selon laquelle il aurait souhaité une campagne avec peu de meetings. « Je n’ai jamais eu l’intention, ce serait faire insulte à mon expérience, de faire une campagne à cinq meetings ». Comme il conteste que celle-ci se soit emballée. « Ma campagne de 2012 ressemble comme une sœur à celle de 2007. En 2007, j’ai fait une campagne très dynamique. En 2012, j’ai fait une campagne très dynamique mais avec un mois et demi de moins ». Avec le même nombre de meetings. La seule différence notable remarque-t-il, « en 2007, la campagne est menée par l’UMP (qu’il préside, ndlr). En 2012, il y a mon équipe de campagne et l’UMP dirigée par Jean-François Copé, avec le talent qu’on lui connaît ».

« Il va falloir m’expliquer pourquoi ces meetings ont coûté le double. C’est pas une inflation, c’est une explosion », tempête-t-il. « Elle est où ma campagne en or massif ? ». Sa seule préoccupation à l’époque, qu’il relaie à son équipe de campagne, c’est d’avoir une bonne sono et de belles images. « Je leur disais ne me faites pas casser la voix, je ne suis pas Patrick Bruel. À la télévision, je ne veux pas apparaître blafard ».

Les factures, les devis, les prestataires, ce n’était pas à lui de s’en occuper. Il a, rappelle-t-il à la présidente, participé à de nombreuses campagnes électorales. « J’ai jamais vu Chirac viser une facture, j’ai jamais vu Balladur viser une facture ». Bygmalion, il ne connaissait pas. Il a appris l’existence de ce prestataire en 2014 lorsque l’affaire a éclaté.

Interrogé sur la première note d’alerte du 7 mars, rédigée par l’expert-comptable Pierre Godet, sur le banc des prévenus, sa mémoire est floue. Cette note informant de possibles dépassements avant le premier tour a été transmise à Guillaume Lambert, assis sur le même banc. M. Lambert a affirmé au tribunal en avoir informé M. Sarkozy dès le 8 mars. « Si Guillaume Lambert dit qu’il m’en a parlé, c’est qu’il m’en a parlé. Je lui ai dit « faites exactement ce qu’il nous dit de faire ». Son entourage lui a-t-il caché les dépenses excessives ? « C’étaient pas des vestales paralysées par le tigre Sarkozy », raille-t-il.

Il précise avoir demandé la suppression de deux meetings. « On ne peut pas me dire “vous n’avez rien fait”, c’est trop injuste. Ça ne correspond pas au dossier. » Oui, il a signé les comptes de campagnes. « Les experts-comptables me disent “c’est d’équerre, vous pouvez signer” et moi je vais pas signer ? », s’étrangle-t-il. « Ces 20 millions ne sont pas passés dans ma campagne. Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible. Et c’est une injustice de le dire », poursuit-il.

Responsabilité pénale

Dans l’ordonnance de renvoi, le juge d’instruction considère que M. Sarkozy « a incontestablement bénéficié des fraudes révélées par l’enquête, qui lui ont permis de disposer, lors de sa campagne de 2012, de moyens bien supérieurs à ce que la loi autorisait, sans subir de sanctions en proportion avec les montants dissimulés. Toutefois, l’enquête n’a pas établi qu’il les avait ordonnées, ni qu’il y avait participé, ni même qu’il en avait été informé ».

Alors où se situe sa responsabilité pénale ? « Devant le tribunal correctionnel, il faut une intention. Est-ce que j’ai eu l’intention de frauder, de falsifier des fausses factures, des fausses conventions ? Est-ce que j’ai été imprudent, négligent ? Je réponds par un non le plus formel à tout ça », assure l’ancien président de la République.

« S’il faut mettre les points sur les i, on va mettre les points sur les I. Ceux qui ont fait appel à un prestataire, c’est l’UMP dirigé par Jean-François Copé. Un prestataire fondé par deux de ses anciens chefs de cabinet. On est loin de l’engagement militant. Mais on va s’arrêter là », fulmine l’ancien chef d’État. Les absents ont toujours tort. C’est bien connu.

Jeudi, il a préféré ne pas assister aux réquisitions. Le choix de l’abstention. Cinq heures durant, les deux représentants du ministère public ont taillé en pièces les versions des prévenus, dont certains maintiennent qu’ils n’ont ni mis en place, ni participé au système de fraude pour masquer la dérive des dépenses. « Ce n’est pas de leur responsabilité mais de celle des autres », grince Vanessa Perrée. « Les fraudes ne peuvent se faire sans une interaction des uns et des autres », glisse-t-elle. « Le candidat et ses complices ne peuvent s’exonérer de leurs responsabilités » dans ce qu’elle qualifie de « tricherie collective ».

Les mots les plus durs sont destinés à Nicolas Sarkozy, même si celui-ci encourt la peine la plus faible dans ce procès.« En tout cas, Nicolas Sarkozy ne regrette visiblement rien. Il est venu à une seule audience alors que toutes les infractions commises par tous ceux qui sont là l’ont été pour sa campagne », relève Vanessa Perrée. « Ce choix de ne pas se considérer comme un justiciable comme les autres, comme un citoyen parmi les citoyens » montre, selon la magistrate, une « désinvolture pour ses co-prévenus, une désinvolture dans la gestion de sa campagne ».

Responsabilité collective

Quatre prévenus ont reconnu, à des degrés divers, leur participation dans ce système de fraude. Trois anciens responsables de Bygmalion et l’ancien directeur adjoint de la campagne, Jérôme Lavrilleux.

« Nous n’avons pas tous les éléments du dossier. La vérité judiciaire de ce dossier ne sera pas la Vérité avec un grand V. La justice a fait son travail avec les éléments qu’on a bien voulu lui donner », a-t-elle admis. « Qui a ordonné le système ? Nous n’avons pas assez d’éléments pour le démontrer », poursuit-elle. Pour qui ? Cela a été fait, aucun doute, Nicolas Sarkozy, continue la magistrate.

« L’important n’était pas le plafond légal de campagne mais de gagner l’élection », assène-t-elle. Un plafond légal fixé à 22,5 millions d’euros. L’enquête a montré que les dépenses se sont élevées à près de 42,8 millions d’euros.

Absent, Nicolas Sarkozy a été un prévenu central. Les treize autres « se sont impliqués à 100 % dans cette campagne pour leur candidat qui aujourd’hui ne les accompagne pas » et leur a délivré des « des bons et mauvais points », constate-t-elle.

Une campagne qui a donné lieu à « des dérives financières majeures, des conventions fictives, un système opaque, un financement illégal » pour contenir l’emballement de la campagne. Les quatorze prévenus ont donc une « responsabilité collective », souligne le ministère public.

Pas seulement celle de la société Bygmalion, dont le nom reste associé à cette affaire. Mais aussi celle de l’équipe de campagne, celle de l’UMP et celle du candidat. « Quatorze prévenus et presque autant de versions. Ces multiples versions et leurs impossibles combinaisons montrent qu’il y a nécessairement des mensonges », relève le second magistrat du parquet, Nicolas Baïetto.

Mécanique de la fraude

La responsabilité des protagonistes de Bygmalion et de ceux de sa filiale Event est plus simple à décortiquer pour le parquet. Trois des quatre dirigeants, à l’exception de Bastien Millot, le fondateur de Bygmalion, ont reconnu avoir accepté le système de fausses factures à la demande de l’équipe de campagne et de l’UMP.

« Je trouve qu’il est frappant de constater que dans ce dossier, les moins malhonnêtes sont les hommes d’affaires », dit-il. Quant à savoir comment le système a pu se mettre en place, comment la mécanique de fausse facture et de dissimulation s’est mise en place, c’est moins évident. « Ils ont fait le choix en commun d’accepter le système, c’est-à-dire d’accepter le risque, donc le profit », souligne-t-il. Ce circuit de dérivation « a permis de conserver l’apparence de normalité du compte de campagne de Nicolas Sarkozy », soutient-il.

Le parquet a requis dix-huit mois d’emprisonnement avec sursis à l’encontre de Franck Attal, Guy Alves, et Sébastien Borivent, assortis pour les deux premiers d’une amende de 100 000 € et 3 000 € pour le troisième ainsi qu’une interdiction de gérer durant trois ans. Contre Bastien Millot, le fondateur de Bygmalion, aujourd’hui avocat, une peine de deux ans, dont un avec sursis probatoire, ainsi qu’une amende de 150 000 € a été requise. Ils étaient poursuivis notamment pour complicité d’escroquerie, complicité de financement illégal de campagne électorale.

Après les prestataires, l’UMP. Ils sont quatre. Éric Cesari, ex-directeur général, Fabienne Liadzé, ex-directrice des Ressources, Pierre Chassat, ex-directeur de la Communication et Jérôme Lavrilleux, l’ancien directeur de cabinet de Jean-François Copé, l’homme par qui le scandale est arrivé. Les trois premiers s’abritent derrière un « déni absolu », selon la procureur. Leur confiance a été abusée. Par qui ? Un certain « on ». Ils ont signé des engagements de dépense, mais les yeux fermés, car ils faisaient confiance. À qui ? À « on ». Ou Jérôme Lavrilleux, leur seul coupable.

« Ils travaillent dans la politique depuis des années mais ne connaissent pas le prix d’un meeting », ironise-t-elle. Ils signent des engagements de dépenses et des devis, mais leur signature n’a, selon leur défense, aucune valeur. Ils n’étaient au courant de rien. Ce ne sont pas de simples exécutants, rappelle-t-elle. Éric Cesari, le directeur général, est celui dont on retrouve la signature sur 84 devis et 11 engagements de dépenses. Il participe à la mise en place du système de fausse facturation. « Il n’a donc pas du tout le rôle en retrait qu’il espère nous faire croire. Il était la pierre angulaire. Il était au milieu de tout ». Contre M. Chassat, une peine de deux ans avec sursis, 25 000 € d’amende a été requise, trois ans avec sursis et 40 000 € d’amende contre Mme Liadzé et quatre ans contre M. Cesari et 50 000 € d’amende. Le parquet a requis une peine complémentaire de cinq ans d’interdiction de droit de vote et d’inéligibilité.

Jérôme Lavrilleux est le seul à avoir reconnu « un rôle dans le système de fraude […]. Il a participé à l’instauration et à l’organisation du système de fausses factures ». Il était pourtant informé des difficultés financières de l’UMP et n’aurait pas dû signer, lui aussi, des engagements de dépense. « Loin de nous l’idée de lui faire porter seul le chapeau. Il n’est sans doute pas le seul à avoir initié le système. C’est une décision collective », rappelle la procureure. Compte tenu de ses « aveux », une peine de trois ans avec sursis et 50 000 € est requise à son encontre.

Le réquisitoire n’épargne pas l’équipe de campagne : Guillaume Lambert, le directeur de campagne, Pierre Briand, le président de l’AFCNS, son trésorier, Philippe Blanchetier, et les deux experts-comptables, Pierre Godet et Marc Leblanc. Aucun, selon le parquet, n’a su arrêter le « train fou » décrit par Jérôme Lavrilleux. Ils « sont informés des dérives en cours et du système de falsification », insiste Nicolas Baïetto, malgré les dénégations de la tête des intéressés. Les petits meetings, vantés par M. Lambert (v. Dalloz actualité, 11 juin 2021) après la note d’alerte du 7 mars 2012 de Pierre Godet, « ne sont jamais devenus la norme », assure le procureur. Quant au président de l’AFCNS, « il a participé à des réunions budgétaires, il était informé de la situation financière (…) Il ne peut être considéré comme le simple gérant de paille d’une association éphémère ».

Contre ces cinq hommes « qui ont concouru à la fraude de manière active », le parquet a requis deux et trois ans avec sursis contre MM. Leblanc et Godet ainsi qu’une amende et 30 000 € pour le premier et 60 000 pour le second. Trois ans avec sursis contre M. Blanchetier, 40 000 € d’amende et une interdiction d’exercer la profession d’avocat pendant deux ans. Une peine de trois ans avec sursis a été demandée contre M. Briand, l’ancien député, 80 000 € d’amende et une interdiction de droit de vote et d’éligibilité. Quant à Guillaume Lambert, préfet hors cadre, le parquet a requis quatre ans avec sursis et 50 000 € d’amende.

Reste la situation de M. Sarkozy. Il est « le seul responsable de ses comptes de campagne. Ce n’est pas moi qui le dis mais la loi du 6 novembre 1962 [relative à l’élection du président de la République, ndlr] », a rappelé Mme Perrée. M. Sarkozy a été informé dès le 8 mars « que sa campagne était dans le rouge » et pourtant, il mène « une campagne en or massif ». Il a, martèle-t-elle, « participé au dépassement en augmentant le nombre de meetings, en augmentant le coût des meetings ».

La procureure tente le parallèle entre le sport de haut niveau et une campagne électorale où la victoire se joue sur le fil. Si des sportifs se dopent pour améliorer leurs performances et gagner, les politiques peuvent avoir recours au financement illégal. « M. Sarkozy, en dépassant le plafond de ses dépenses électorales, en connaissance de cause, en dopant sa campagne, s’est éloigné du chemin de l’État de droit, n’a pas respecté le principe d’égalité entre les candidats. La société doit se défendre contre ce type de comportements », cingle-t-elle.

Son collègue requiert une peine d’un an d’emprisonnement, dont six mois avec sursis puisque son casier est vierge, et six mois ferme assortis d’une amende de 3 750 €. La fonction de M. Sarkozy, au moment des faits, président de la République, « exigeait une probité irréprochable ». Il a « porté atteinte aux valeurs démocratiques républicaines et à la transparence de la vie publique », a conclu le parquet. Les absents ont toujours tort.

Place aux plaidoiries de la défense à compter de vendredi, jusqu’à mardi.

 

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