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« C’est un crime passionnel, ça se plaide très bien au tribunal »

Charles S., 34 ans aujourd’hui et ancien avocat en droit public, est accusé d’avoir tué François I., 22 ans, qu’il a découvert dans son lit, en présence de sa compagne.

par Julien Mucchiellile 10 octobre 2019

Lorsqu’il aperçoit dans la pénombre un homme nu assis au bord de son lit, Charles S. ressent une immense douleur. François I. agite vainement les bras alors que Charles S. s’abat sur lui et plante un couteau dans son thorax jusqu’aux vertèbres. Un coup, vif et brutal : François I. s’effondre dans un râle, son agonie est rapide. Sur le seuil de la chambre, Paolina B., entièrement nue, observe avec effroi Charles S., couvert de sang. De profil, il tourne la tête vers elle. Les deux lits simples qui, collés, forment leur lit conjugal, sont en grand désordre dans l’appartement du 53, rue Rameau. La lumière allumée du salon permet à Paolina de distinguer nettement le regard froid et vide et chargé de haine. Elle lui dit qu’il est fou, qu’il faut appeler la police. Elle entend Charles lui dire que c’est un crime passionnel, que ça se plaide très bien au tribunal, mais il lui dit également qu’il passera sa vie en prison, et qu’il s’en fout. Il pose le couteau, ne s’approche pas de sa compagne, toujours nue et pétrifiée, dans un état de panique. Il paraît très calme, mais il est en proie à un grand désordre mental. Il divague quelques mètres, avant de s’écrouler, rue Sainte-Anne, devant un passant à qui il apprend, ce 5 janvier 2016 vers 00h30, qu’il vient de tuer un homme.

Dans le box de la cour d’assises de Paris, vendredi 4 octobre, Charles S., 34 ans, a toujours une mèche blonde qui coiffe un front large, et sa barbe a légèrement poussé. Il est bavard, pose des questions, discute chaque point et utilise trop d’adverbes : c’est bien un avocat de profession que la cour juge du 4 au 11 octobre pour le meurtre de François I., 22 ans, breton expatrié à l’école normale supérieure, dont la famille nombreuse peuple les rangs de la salle.

« Avant ce soir-là, dit Charles S., il s’était passé des choses qui m’avaient un peu cabossé. » Charles a 3 ans, il marche dans la rue en compagnie de sa mère, qui pousse son petit frère Édouard, presque 2 ans. Ils traversent la rue, le feu pour les piétons est rouge, une voiture ne peut éviter la poussette d’Édouard, qui meurt sur le coup. La famille est endeuillée, le traumatisme est grand.

Charles a 23 ans, en 2009, lorsqu’il noue une relation avec Paolina. Ils se connaissaient de l’enfance, la petite sœur de Charles et Paolina étaient amies. Rien qu’une amourette estivale au Cap Ferret, où ils ont leurs habitudes, avant qu’ils ne se retrouvent en 2014, et débutent une relation et les tribulations. « Nous avions posé comme principe que nous n’étions pas un couple mais que notre relation était un plan cul, mais je me suis rendu compte que Paolina ne supportait pas que j’aille voir ailleurs, alors qu’elle-même faisait usage de cette liberté, c’est alors que je lui ai proposé une relation exclusive », dit Charles S. « Est-il possible d’avoir des plans culs sans dommage collatéral ? » demande le président. « On peut aimer quelqu’un et lui être infidèle par faiblesse, mais il ne faut pas pour autant lui mettre sous le nez – J’ai été frappé par une phrase que vous avez écrite : “ce qui m’a blessé, c’est qu’elle m’a imposé son infidélité”. » Paolina, elle ne s’en cachait pas, elle envoyait souvent des photos d’elle nue, en petit tenue, dans des positions suggestives voire carrément lubriques, à des hommes de son entourage (« J’ai besoin d’être rassurée sur mon apparence physique »). Cette habitude tapait sur les nerfs de Charles S, provocation, irrespect d’imposer ainsi ses infidélités, alors que lui fait ça discrètement. Il ne l’a trompée qu’à deux périodes : au début de leur relation, lorsque le fait était admis, et à l’été 2016, alors qu’elle passait du temps chez ses parents, à Aix-en-Provence, et qu’elle le trompait aussi. Entre-temps, ils s’installent dans l’appartement de la rue Rameau, dans le 2e arrondissement de Paris. Ils évoquent leur avenir et le mariage. Charles est avocat collaborateur en droit public et Paolina, quatre ans plus jeune, achève de se former aux métiers de la comptabilité et de la gestion. À en croire l’accusé, la légèreté de sa compagne, qui se moque de l’effet produit par son attitude, est le poison qui ronge le couple.

La situation empire le 16 septembre 2016. Lors d’une fête organisée dans un bar par sa petite sœur Mathilda, Paolina « met le grappin » (car Paolina ne séduit pas, elle ne charme pas, elle agrippe ses proies sans crier gare) sur François I. C’est un jeune homme brillant qui débute sa thèse à l’école normale supérieure, dépeint par Mathilda comme quelqu’un pétri de toutes les qualités que l’on souhaite voir chez un être cher. Charles n’est pas resté longtemps à cette soirée. Il ne sait pas ce qui se trame, jusqu’au lendemain, 15 heures, où Paolina, qui a découché, rentre enfin. Elle nie avoir passé la nuit avec un homme, mais il ne la croit pas. Charles S. est déchiré « Je voulais partir, mais Paolina revenait en me promettant mieux. » Le 20 décembre 2016, après avoir dîner avec un ami, Paolina rejoint François et ne rentre pas au domicile conjugal. Il ne s’agit pas d’une passade : elle est amoureuse de François, mais elle n’est pas claire avec Charles, qu’elle laisse mijoter pendant les vacances de Noël, qu’ils passent chacun de leur côté. Elle revoit François plusieurs fois tout en discutant par messages avec Charles, à qui elle cache ses infidélités. Il découvre cela le 1er janvier, force Pauline à envoyer un message d’adieu à son amant. Elle s’exécute de mauvaise grâce, plongeant François dans la confusion. Entre Paolina et Charles, la rupture est proche, bien que Charles, aidé par l’ambivalence de Paolina, s’accroche à un vain espoir. « Cette relation amoureuse m’a malmené, m’a coûté. Elle fonctionnait dans un effet pervers de surenchère, avec un taux d’hypothèque sentimentale qui dépassait mes capacités de remboursement », c’est l’analyse de sa débâcle amoureuse. La psychiatre qui l’a examiné fait jaillir le frère de son analyse : sa relation avec Paolina et les femmes en général serait bâtie sur le surgissement du rival, « et je le répète, du frère », soutient-elle. « Et on ne peut rivaliser avec le frère disparu. » Voilà le traumatisme, dans lequel réside la cause de son « immaturité affective et de sa jalousie morbide ».

« Et quand je vois le couteau, je vois que j’ai tué un homme »

Il est 19 heures, lundi 4 janvier 2016, Charles rentre du travail, « dépité de constater l’absence de Paolina ». Elle prétexte un pot à son ancien travail où elle est passée récupérer des papiers, mais Charles ne la croit pas. Il fait son sac, dans lequel depuis des mois se trouve une bague de fiançailles, une bague qui n’en sortira pas, et se rend à Arcueil chez sa tante, en proche banlieue. Paolina rentre. Elle était avec François, mais a décidé de rentrer pour apaiser la situation. Ne trouvant pas Charles, elle lui écrit. « J’ai la faiblesse de lui répondre, mais je me dis que je ne vais pas me laisser embobiner. » Il lui fait des reproches, Paolina lui lance : « Je croyais que tu m’avais pardonnée ? » Elle écrit des mots gentils, il se montre sceptique. Elle lui dit aussi : « Sois pas parano, reviens, je t’attends. Tu me fais du mal inutilement, j’espère que tu vas reprendre tes esprits », mais il tient bon : il lui demande simplement de ne pas faire venir son amant chez eux avant qu’il n’ait récupéré ses affaires. Elle finit par lui souhaiter une bonne nuit, apparemment déçue qu’il ne rentre pas. « Là, je me dis que ça lui fait du mal, et puis j’ai quitté l’appartement car j’avais peur qu’elle découche, comme le 20 décembre, alors je me dis que je suis débile de lui en vouloir. »

« Je rentre. Je ne sais pas combien de temps je mets. Il fait froid. Je ne pense pas trouver quelqu’un là-bas, je me dis que ça va être un bon moment, que l’on va se réconcilier. On va même peut-être faire l’amour. De la rue, je vois la lumière du salon. Je monte sans me poser de question. Je m’attends au sourire de Paolina. J’ouvre. Pendant une seconde, je ne vois rien. Puis, la porte de la chambre s’ouvre sur une chambre noire. Je vois Paolina, je devine sa nudité. Elle se retourne, je me retourne et je vois le présentoir à couteaux. Je suis sur le seuil qui sépare la cuisine du salon, je vais vers Paolina, le bras en retrait pour ne pas la blesser avec le couteau, elle m’agrippe, je l’écarte. Je n’ai pas le souvenir de ce que je pensais faire, il n’y avait pas une pensée formulée dans mon esprit. Là, je fais le pas qui me sépare du seuil de la chambre, dont la lumière est éteinte. Je suis K.O. debout. C’est comme si je me prends un coup mortel. Je crois qu’au moment où j’ai pris le couteau, j’avais deviné. J’avais peur. Une peur viscérale, primitive. Je ne veux pas ce que je crois savoir, ce qu’il y a là. Je voulais croire qu’au fond, ça allait être le fruit de cette paranoïa. Mais il y a un homme dans le lit. J’ai ce couteau et j’ai mal, j’ai mal. Je comprends qu’il y a vraiment quelqu’un, et ça se déclenche. Je m’attaque à cette source de douleur. Je saute au-dessus du lit, je retombe. Il a levé les bras – Et là, dit le président, vous allez planter ce couteau. Violemment. Très violemment. »

Charles, qui pleurait déjà depuis quelques phrases, explose en sanglot. Il plaque ses mains sur la vitre du box et se tourne vers la famille de la victime : « Je suis désolé ! Je sais que je vous ai fait du mal, je vais payer, je vais aller en prison, je vous jure ! – Vous avez commis une énorme bêtise, poursuit le président – J’ai jamais pensé que j’allais tuer un homme. Et quand je vois le couteau, je vois que j’ai tué un homme. » Paolina, nue, est sur le seuil. « Elle a reculé un tout petit peu. On s’est croisés. » Puis il est parti s’effondrer rue Sainte-Anne.

« L’entourage de Charles la trouvait stupide, superficielle, vide de sentiment »

Au procès du meurtre de son amant, Paolina B. est partie civile, mais son attitude, dans le prétoire, est hautement désapprouvée par le président et l’accusation, si bien qu’il n’est pas inutile de rappeler, de temps à autre qu’elle ne risque rien sur le plan pénal. « Mais moralement ? » Dans l’enchaînement logique des événements, Paolina joue un rôle crucial. Sa personnalité déroute l’esprit suranné des robes rouges et noires qui mènent les débats : infidélités, plans culs, Tinder et Snapchat, échangisme, ce n’est pas le monde des boiseries et de la bienséance, mais celui de la frivolité 2.0. Avant d’être jugé en droit, Charles est jugé en morale ; puisque Paolina ne peut être jugée sur le plan pénal, son immoralité lui est jetée à la figure. Charles est traîné dans la boue pour avoir tenu une liste de ses conquêtes dans un tableau Excel, découverte par son ex Fanny, et qui contient des détails sexuels. Leur libertinage confus n’est pas compris, et, comme si cela avait de l’importance, il est commenté au-delà du nécessaire pour appréhender les faits, ad nauseam, et Paolina est en première ligne.

S’il n’avait qu’un seul mot pour définir Paolina, Charles la qualifierait d’égoïste. Le père de l’accusé, ancien juge d’instruction, la dit « insaisissable comme des bulles de Champagne », et la formule n’est pas prise au hasard, tant Paolina est dépeinte en bimbo superficielle aux goûts de luxe. Une amie de l’accusé : « L’entourage de Charles la trouvait stupide, superficielle, vide de sentiment. » La psychologue qui l’a examinée a décelé en elle une faille narcissique, une insécurité affective, une peur de l’abandon, et ainsi, la nécessité impérieuse de tester sa séduction, sans comprendre ce que cela pouvait avoir d’intolérable sur Charles S. Ses comportements volages et son inconstance déroutent ses proches. Bien qu’ils fassent bloc aujourd’hui autour de Paolina, sa famille n’a pas toujours approuvé ses choix. Mathilda, amie de François (ils ont fait les mêmes études), très attachée à lui, est littéralement furieuse que sa grande sœur se soit entichée de son parfait camarade. Pendant les vacances de Noël 2016, elle l’incendie par SMS : malade psychiatrique, tu n’as que des relations malsaines, relation toxique, honte à toi, tu es dans une phase maniaque, je te pète la gueule si tu continues. Insultes et menaces, Mathilda désespère de voir sa sœur entamer une relation avec François, et l’exprime avec une virulence qui appelle des explications. « J’étais en colère. Le fait qu’il soit mort et qu’on ressorte ça, ça fait ressortir la honte d’avoir écrit tout cela. Aujourd’hui, Paolina s’est ouverte à nous. On sait que si elle était comme ça, c’est qu’il savait la manipuler. »

Frêle et apeurée, elle se présente à la barre. Sa version des faits diverge peu : elle l’aurait entendu prononcer « crève charogne » au moment de tuer François : il le nie, ainsi que sa phrase sur le crime passionnel. Le président revient spécifiquement sur l’échange de SMS. Il ne l’interroge pas, il la gronde pour son ambiguïté à l’égard de Charles et souligne l’indécision coupable qui transparaît des messages envoyés. Le président se demande où se trouve la sincérité. Elle ne peut dire autre chose qu’elle était amoureuse de François et qu’elle voulait le voir, mais que, c’était plus fort qu’elle, elle voulait convaincre Charles de revenir.

À 22h30, elle écrit : « reviens, je j’attends », et dans le même temps, elle discute avec François. Elle insiste pour le voir. À 23h09, après avoir souhaité une bonne nuit à Charles, visiblement dépitée qu’il persiste à rester chez sa tante, elle écrit à François : « Préviens-moi quand tu sors du métro. » Au même moment, Charles quittait la maison de sa tante.

Il quitte la maison de sa tante « en catimini », dit l’avocate générale en ses réquisitions. « À quel moment prend-il conscience de la présence d’un autre que sa jeune compagne dans l’appartement ? De nombreux éléments conduisent à se demander s’il n’a pas réalisé bien avant ce qu’il pouvait se passer dans cet appartement. Dans la rue, il indique qu’il remarque lui-même que le salon est allumé. Il ne peut pas ne pas avoir à l’esprit cette hypothèse (la présence d’un amant), car l’infidélité de Paolina l’obsède depuis trois semaines. »

L’avocate générale adhère à la thèse de la partie civile selon laquelle, s’il y a des traces de sang sur le chambranle de la porte, c’est parce qu’il n’avait pas fermé la porte en entrant, pour aller plus vite, comme il n’a pas pris le temps d’ôter sa doudoune. Il serait étonnant que dans cette scène, il n’y ait eu aucune parole, comme l’accusé le prétend, alors que c’est dans son caractère d’aimer parler, et que Paolina lui prête des mots. Aurait-il dit, ou Paolina l’a inventé « Crève charogne » à François en le tuant ? « Le mot charogne renvoie à cet aspect bestial, animal. Et c’est un mot désuet, suranné, je ne vois pas Paolina employer spontanément ce mot – il n’appartient pas à son registre lexical, alors que Charles S., si. Et quand on lui a demandé si la phrase a été prononcée, il n’a pas hurlé son innocence », ce qui paraît suspect. L’accusation fait sienne la théorie des psychiatres selon laquelle il souffre d’un complexe d’infériorité qui remonte à un traumatisme survenu à 13 ans, lorsqu’il est ignoré par une jeune fille pour laquelle il a le béguin.

« Le passage à l’acte ne procède pas d’un moment de colère et de douleur, il procède d’un sentiment de haine qui trouve sa source non pas uniquement le 4 janvier mais depuis le 16 décembre et entretenu depuis lors par l’incessante recherche de preuves, jusqu’à ce que surgisse la preuve par l’image, l’incarnation par la photo d’un jeune homme, qu’il voit le 2 janvier. » Ce geste n’est pas un geste « de folie ». Elle requiert 20 ans de réclusion criminelle. 

« S’il avait voulu surprendre un adultère répond l’avocat de la défense, il se serait posté dans un hôtel en face », pense-t-il logiquement. Mais, dit-il : Charles, s’écroule sur la chaussée après les faits. Il est hospitalisé : angoisse massive, charge émotionnelle élevée, situation de crise et de détresse depuis trois semaines. L’accusation lui prête les pires dessins, mais « on oublie que c’est quelqu’un qui tentait de se suicider, c’est inadmissible ».

L’avocat interroge le comportement de Paolina, qui fait revenir Charles, les SMS sont univoques, et fait venir son amant. « Est-ce de l’imprudence ? La volonté d’offenser ? De la perversité ? » Il penche pour la troisième option, tout comme le serait l’invention, selon lui, des paroles de Charles que ce dernier nie avoir tenues. Crève charogne ? Vu dans un film, Mars Attack, peu auparavant. Un crime passionnel, ça se plaide bien ? « C’est un lieu commun ». Quand il rentre, il prend le plus gros couteau, car il a peur. « Ce n’est pas la peur d’un rival, c’est une peur existentielle. Est-ce que j’existe, quand la femme que j’aime m’a demandé de revenir, et qu’en même temps, elle a convoqué un autre ? N’allez pas me dire que ce geste est accompagné de ces phrases odieuses qui n’ont été prononcées que par Paolina B. »

Puis, Charles S. a ajouté : « Avant d’aller en prison, je voulais faire comprendre mes remords sincères. Je ne sais pas si je peux demander le pardon, alors je demanderai simplement la justice. »