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Cabinets d’avocats et covid-19 : des leçons à tirer

Que cela soit en termes d’organisation ou de management, le monde feutré des cabinets d’avocats a été chamboulé par la crise sanitaire. En première ligne, les office managers qui tentent aujourd’hui de rétablir l’équilibre tout en intégrant les nombreux enseignements de cette période… Témoignages.

par Chloé Enkaoua, journalistele 12 juillet 2021

Marcher sur une ligne de crête, les office managers et secrétaires généraux des cabinets d’avocats d’affaires en ont l’habitude. Eux qui, depuis leur installation pérenne dans le paysage des petits et moyens cabinets en France, doivent faire le lien entre toutes les individualités qui les composent et jongler entre les différences de règles des salariés et des avocats libéraux. Véritables clés de voûte du bon fonctionnement de leur structure, c’est souvent sur leurs seules épaules que reposent des tâches qui, dans les plus grands cabinets, sont réparties entre plusieurs corps de métier : communication, ressources humaines, administratif, marketing, comptabilité, informatique, etc. Et, depuis le début de la crise sanitaire, ils ont plus que jamais été sur le pont. En plus de leurs missions habituelles, c’est en effet à eux qu’ont incombé la coordination et la fédération des équipes à distance, la gestion des outils informatiques, du chômage partiel et du prêt garanti par l’État (PGE) et, depuis peu, la reprise de l’activité et l’organisation du télétravail. « Tous les secrétaires généraux et office managers se sont investis pleinement pour mettre en place le travail à distance et un certain nombre d’outils permettant de gérer cette nouvelle organisation », affirme Ève-Marie Davy, directrice des opérations au sein du cabinet Bignon Lebray depuis janvier 2021. Le début de la crise, elle l’a vécu dans un plus petit cabinet, Toison & Associés, dont les transformations ont été sensiblement les mêmes que dans l’actuel. « La principale évolution est liée à la technologie et à l’utilisation des outils numériques, notamment de communication », témoigne-t-elle. « Nous avons fait un grand bond en avant, et énormément gagné en agilité. »

Télétravail versus vivre ensemble

Au sein de Com’SG, le cercle créé en 2006 en vue de favoriser les échanges de bonnes pratiques entre les office managers et secrétaires généraux de cabinets d’avocats d’affaires parisiens et de province, le constat est le même. « Nous avons indéniablement gagné en flexibilité, avec aujourd’hui la possibilité d’intégrer le télétravail de façon pérenne au sein des cabinets, à raison d’un ou deux jours par semaine en moyenne », constate Angela Trivisonno, présidente de Com’SG. « La crise sanitaire a eu un impact positif sur la vision de l’efficacité à distance. Les avocats se sont aperçus que l’un n’empêchait pas l’autre. C’est une transformation importante. » Pas de quoi, en revanche, aller jusqu’à bouleverser l’organisation immobilière des cabinets selon Mireya Berteau, membre du board de Com’SG et directrice du développement clients pour Paris et l’Europe continentale de la firme Hogan Lovells. « On aurait pu imaginer que les espaces allaient être réduits dans les grands cabinets. Ce n’est pas le cas, au contraire, au vu des mouvements actuels. Les cabinets se dirigent davantage vers une notion de confort au travail. »

Si le rapport au travail à distance semble donc aujourd’hui plus apaisé dans les cabinets, à quelques exceptions près, les débuts ont toutefois été laborieux avec l’urgence liée au premier confinement du printemps 2020. « Nous avons dû déployer et apprivoiser les outils de visioconférence à la vitesse de l’éclair », se souvient Raphaelle Le Dieu de Ville, secrétaire générale du cabinet Earth Avocats, qui compte une trentaine d’avocats. « Teams est entré dans nos habitudes en quarante-huit heures, et n’en sortira plus. Par ailleurs, en dehors des associés qui avaient déjà tous leurs ordinateurs portables professionnels, il a fallu au départ répartir les quelques “nomades” qui étaient mis à disposition des collaborateurs en déplacement, et ceux qui n’en avaient pas étaient en télétravail depuis leur propre poste. Il a fallu nous adapter très vite en termes d’outils, et le service informatique a heureusement été très réactif. » Après le mois de mai 2020, l’accent a plutôt été mis sur les retrouvailles en présentiel, sans toutefois de règle prédéfinie et « dans le respect des règles sanitaires ». « En tant que “cheville ouvrière administrative” du cabinet, je trouve que le télétravail est compliqué. Pas tant en termes de business, car tout le monde est efficace à distance, qu’en termes d’échanges, de disponibilité et de vivre ensemble », glisse à ce sujet Raphaelle Le Dieu de Ville. Laquelle planche actuellement sur une charte de télétravail cadrée et équilibrée, avec la possibilité pour ceux qui le souhaitent de travailler à distance quatre jours par mois, non cumulables et toutes castes confondues. « On a bien conscience que l’on ne peut pas faire comme si tout cela n’avait jamais existé », reconnaît-elle. « Tout l’enjeu repose désormais sur la manière de maintenir l’esprit collectif et le sentiment d’appartenance avec cette nouvelle organisation. On ne peut pas se dispenser de faire des choses ensemble. »

Une nouvelle génération à satisfaire

Pour Ségolène Dugué, directrice générale du cabinet de trente avocats Cohen Amir-Aslani, cette question du vivre ensemble et du sentiment d’appartenance ne s’est posée que très marginalement. Depuis le 11 mai 2020, le cabinet a en effet privilégié le présentiel, « dans le respect des gestes barrières », y compris pour les stagiaires. « Nous nous sommes un peu sentis comme le village d’Astérix, qui résistait au plus fort de la crise », sourit-elle. « Nous n’avons donc pas connu de bouleversement organisationnel, hormis pendant les deux premiers mois de la pandémie. Et comme nos bureaux sont assez spacieux et qu’il n’y a pas d’open space, personne ne se sentait en danger sanitairement parlant, d’autant que la plupart ont délaissé les transports en commun pour se mettre au vélo. D’ailleurs, lorsque le deuxième confinement a été annoncé à l’automne dernier et que la question du télétravail s’est à nouveau posée, nous avons eu une levée de boucliers ! » L’impact se situe pour elle davantage à titre personnel, sur des prises de conscience. Et notamment sur le fait que les recrutements par visioconférence sont difficilement compatibles avec le métier d’avocat. « Rien ne remplace un contact humain, surtout dans une profession où voir l’attitude d’une personne compte », assure-t-elle. « Par ailleurs, être filmé chez lui peut être assez redoutable pour un candidat. C’est un peu comme faire irruption dans sa vie privée. »

Le cabinet Racine, lui, compte plus de deux cent trente avocats répartis dans sept bureaux en France. Dans le cadre des bilans annuels, Laurence Jaskulké, directrice des ressources humaines et de l’organisation de la structure, souhaite désormais accorder davantage d’importance à la capacité à communiquer, à transmettre des informations et à alerter sur les éventuelles difficultés rencontrées, même à distance. « Les critères d’autonomie vont, par conséquent, également ressortir plus souvent », souligne-t-elle. Concernant les recrutements, après l’attentisme vient la reprise et le retour à une certaine normalité, avec dans la plupart des cabinets d’affaires une recherche accrue d’avocats en contentieux, droit social et corporate. « La grande différence, c’est qu’aujourd’hui les candidats, notamment les plus jeunes, vont porter davantage d’attention au télétravail et le mettre dans la balance », indique Ève-Marie Davy. « Ils vont revendiquer cette souplesse d’organisation, alors même que certains cabinets sont encore un peu fermés à ce sujet. Je vais pour ma part militer fortement pour que l’on avance sur cette question du télétravail, qui peut sinon être un point discriminant pour les embauches. » Parmi les projets de la directrice des opérations de Bignon Lebray, celui de mettre en place un questionnaire pour tenter de mieux comprendre les attentes des jeunes collaborateurs, avec l’aide d’un partenaire spécialisé dans l’intelligence artificielle. « Le but est de travailler sur notre marque employeur et de comprendre les ressorts de cette nouvelle génération, en vue de proposer une offre de collaboration plus adaptée et en phase avec leurs attentes. »

Valued & loved

Les cabinets d’affaires ayant été pour la plupart assez épargnés par les difficultés financières, activité oblige, peu de pertes sont à déplorer en termes d’encaissement, d’honoraires et de rémunération. Et la baisse de certaines charges a été réelle en 2020, avec notamment la chute des budgets événementiel et communication. « Même si ce n’est pas pérenne, tout cela a contribué à améliorer les résultats des cabinets en 2020 », observe Ève-Marie Davy. « Cela pourrait amener à une réflexion plus globale : si l’on a réussi à travailler avec un certain nombre de charges diminué, ne pourrait-on pas poursuivre de cette manière ? Et est-ce que cela pourrait se traduire par une diminution des taux horaires ? Certains cabinets feront sûrement ce travail. » Le budget informatique, lui, a au contraire littéralement explosé. « Si nous avons fait beaucoup d’économies en termes de papier, de sociétés de ménage, de déplacements et de consommables divers et variés, notre poste informatique, lui, s’est envolé de plus de 30 % en 2020 », détaille Raphaelle Le Dieu de Ville. Ségolène Dugué témoigne pour sa part d’une année 2020 assez complexe d’un point de vue financier, avec un quasi-gel des rémunérations à ce moment-là, hormis sur les plus petites, et de la grande solidarité qui en a découlé. « Tout le monde s’est retroussé les manches. Cela a d’ailleurs été l’occasion de calculer la rentabilité des dossiers en termes de temps passé/temps facturé, et de s’imposer un seuil en dessous duquel on doit laisser un dossier qui n’est pas rentable », précise-t-elle. « Cela a été compliqué de le faire accepter par les avocats, qui sont très attachés à leurs clients et prennent parfois plus de plaisir sur les plus petits dossiers. Nous avons également coupé les budgets qui nous paraissaient moins essentiels. »

Après plus d’un an de crise, chacun s’accorde à dire que la transformation la plus flagrante au sein des cabinets s’est opérée sur le management. Une stratégie managériale qui, selon les offices managers, sera davantage tournée vers l’humain et la culture que vers le chiffre dans les mois et les années à venir. « Le management a dû intégrer des notions de psychologie, de flexibilité et de confiance », souligne Angela Trivisonno. « L’idée est de renforcer le sentiment d’appartenance et de motivation, tout en veillant à une écoute attentive des équipes à distance. » Au centre des priorités, la rétention des équipes et la nécessité de reconnaître la valeur de chacun, qui doit selon elle se sentir « valued & loved ». « Le “on n’est pas là pour être aimé” n’a plus de sens aujourd’hui », estime-t-elle. « Il faut que cette tendance se pérennise, et que l’on continue à faire en sorte de mieux se connaître. Quelqu’un qui est heureux est quelqu’un qui produit. » Pour Mireya Berteau, pour qui tout l’enjeu managérial a consisté à se rendre plus visible et plus proche malgré la distance et les outils informatiques, « ce côté plus "affectif" a été fondamental ». « Les cabinets ont dû porter une attention particulière à leurs troupes pour les motiver, mais aussi les garder. Il a fallu se réinventer sans cesse. Les cabinets qui, en plus de l’innovation, ont intégré cette composante humaine dans leurs réflexions ont su tirer leur épingle du jeu et s’en sortent aujourd’hui renforcés », assure-t-elle.

Défis à venir

Laurence Jaskulké se souvient également de ces moments où, alors que tout le monde était en télétravail, elle décrochait son téléphone pour garder le contact et prendre le pouls du stress des salariés en chômage partiel. Aujourd’hui, le cabinet songe notamment à mettre en place un mentoring des avocats juniors par les plus seniors, notamment sur les aspects d’organisation du travail et de gestion des priorités. Mais pour l’heure, le principal défi pour elle est de parvenir à organiser une charte de télétravail qui soit satisfaisante pour chacun. « On revient dans une période d’équilibre, mais il est encore difficile de faire revenir tout le monde », glisse-t-elle en souriant. « C’est à nous désormais d’animer des échanges et de démontrer tous les intérêts que l’on a à se croiser. Et ce même si nous sommes prêts à augmenter les jours de télétravail des salariés de un à deux jours par semaine. Pour les avocats, en statut libéral, l’idée est de se coordonner au sein de leur équipe en fonction des impératifs de leurs dossiers. » Outre le télétravail et les outils de communication, pour Ève-Marie Davy, un certain nombre de cabinets vont également se poser la question d’une plus grande numérisation de leurs dossiers. « Le vrai sujet pour les avocats, au-delà de leur prestation intellectuelle, c’est l’accès aux données, tant au niveau de leurs dossiers que des bases de données juridiques. C’est un milieu qui travaille encore beaucoup avec du papier, mais la transformation est en cours… »

De manière globale, les office managers sortent de cette période éprouvante avec une confiance accrue en leurs aptitudes… et de nombreuses convictions. « Au final, nous avons toujours besoin de contact humain malgré l’existence d’outils technologiques performants », résume Mireya Berteau. Pour Angela Trivisonno, les maîtres-mots sont solidarité et résilience. « Les secrétaires généraux et office managers ont dû faire preuve d’encore davantage d’agilité intellectuelle et d’anticipation. C’est là l’essence même de ce métier. Malgré cette époque compliquée, nous en retirons des enseignements positifs et des méthodes managériales et de travail qui, on l’espère, se pérenniseront, quelles que soient la nature et la taille du cabinet », conclut-elle. « Le marché du droit sera demain plus flexible et innovant, mais aussi davantage tourné vers le sociétal et le sens, seule manière de retenir et d’alimenter les nouvelles générations. » Reste à savoir si, dans un milieu où les habitudes ont souvent la peau dure, chacun acceptera de jouer le jeu…