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L’exclusion d’une justiciable – simple citoyenne, ne représentant pas l’État – de la salle d’audience d’un tribunal en raison de son refus d’ôter son hijab constitue une « restriction » dans l’exercice par cette dernière du droit de manifester sa religion. Cette restriction poursuit cependant comme but légitime la « protection de l’ordre », afin notamment de prévenir les comportements irrespectueux à l’égard de l’institution judiciaire et/ou perturbateurs du bon déroulement d’une audience. À défaut de comportement irrespectueux ou ne constituant pas – ou ne risquant pas de constituer – une menace pour le bon déroulement de l’audience, la nécessité de la restriction litigieuse ne se trouve pas établie et l’atteinte portée au droit de la requérante à la liberté de manifester sa religion n’est pas justifiée dans une société démocratique.
par Valérie-Odile Dervieuxle 26 septembre 2018
Bruxelles, le 20 juin 2007. Mme Hagar Lachiri, partie civile, se rend à une audience la tête couverte d’un hijab (foulard couvrant les cheveux et la nuque tout en laissant le visage apparent). L’huissier audiencier, au nom de la présidente de chambre, lui enjoint de se découvrir avant d’entrer dans la salle d’audience. Mme Lachiri refuse. La présidente fonde sa décision sur les dispositions de l’article 759 du code judiciaire belge : « Celui qui assiste aux audiences se tient découvert, dans le respect et le silence ; tout ce que le juge ordonne pour le maintien de l’ordre est exécuté ponctuellement et à l’instant ».
Un raisonnement et une décision de non-conformité conforme à la jurisprudence de la CEDH
(V. CEDH 5 déc. 2017, Hamidović c. Bosnie-Herzégovine, n° 57792/15, § 21, AJDA 2018. 1595, étude F.-X. Bréchot .)
Dans son arrêt du 18 septembre 2018, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) estime que l’État belge a porté atteinte au droit de religion de Mme Lachiri en violation de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme en ce que :
1. « le foulard islamique n’est pas un habit qui dissimule entièrement le visage » (CEDH 1er juill. 2014, n° 43835/11, S.A.S. c/ France, Dalloz actualité, 3 juill. 2014, obs. M.-C. de Montecler ; ibid. 1763, chron. L. Burgorgue-Larsen ; ibid. 1866, étude P. Gervier ; D. 2014. 1451, et les obs. ; ibid. 1701, chron. C. Chassang ; ibid. 2015. 1007, obs. REGINE ; Constitutions 2014. 483, chron. M. Afroukh ; RSC 2014. 626, obs. J.-P. Marguénaud ; RTD civ. 2014. 620, obs. J. Hauser ; RTD eur. 2015. 95, chron. P. Ducoulombier ), son port peut être considéré comme « un acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction religieuse » (CEDH 10 nov. 2005, n° 44774/98, Sahin (Mme Leyla) c/ Turquie, AJDA 2006. 315, et les obs. , note G. Gonzalez ; ibid. 2005. 2149 ; ibid. 2006. 466, chron. J.-F. Flauss ; D. 2006. 1717 , obs. J.-F. Renucci ; 4 déc. 2008, n° 27058/05, Dogru c/ France, Dalloz actualité, 12 déc. 2008, obs. Z. Aït El Kadi ; ibid. 2009. 872, chron. J.-F. Flauss ; D. 2009. 103, obs. Z. Aït-El-Kadi ; Constitutions 2010. 73, obs. L. Burgorgue-Larsen ; RTD civ. 2009. 285, obs. J.-P. Marguénaud ; 4 déc. 2008, n° 31645/04, AJDA 2009. 872, chron. J.-F. Flauss ; RTD civ. 2009. 285, obs. J.-P. Marguénaud ) ;
2. La « restriction » dans l’exercice, par la requérante, de son droit de manifester sa religion doit donc, pour être compatible avec l’article 9 de la Convention :
-
être « prévue par la loi » c’est-à-dire fondée sur une norme interne, accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (CEDH 27 juin 2017, n° 931/13, AJDA 2017. 1768, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2018. 1033, obs. B. Fauvarque-Cosson et W. Maxwell ; Dalloz IP/IT 2017. 604, obs. D. Forest ) ;
-
être inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes visés par l’article 9, § 2, de la Convention européenne ;
- être « nécessaire […] dans une société démocratique », à la poursuite de ce ou ces buts.
Or, en l’espèce, si la règle interne existe (c’est l’article 759 du code judiciaire belge) :
• l’objectif poursuivi au travers de l’exclusion litigieuse n’est pas, selon l’État défendeur lui-même, la préservation de la neutralité de l’espace public mais le maintien de l’ordre dans le cadre du pouvoir de police du président de l’audience. Il appartenait donc au défendeur de rapporter en quoi le port du voile litigieux aurait pu troubler l’audience, ce qu’il ne fait pas, se contentant de mettre en avant l’expression littérale d’une norme interne ;
• la requérante, « simple citoyenne », n’est pas soumise à l’obligation de neutralité des agents publics (CEDH 23 févr. 2010, n° 41135/98, Ahmet Arslan c/ Turquie, AJDA 2010. 362 ; ibid. 997, chron. J.-F. Flauss ; D. 2010. 682 , note J.-P. Marguénaud ; ibid. 561, édito. F. Rome ; RFDA 2011. 987, chron. H. Labayle et F. Sudre ), elle ne peut donc fonder son éviction de la salle d’audience ;
• en conséquence :
-
la lettre de la norme interne (« Celui qui assiste aux audiences se tient découvert ») destinée à assurer l’ordre lors d’une audience ne suffit pas à justifier la nécessité de la restriction litigieuse, en l’absence de risque avéré/allégué pour le maintien de l’ordre ou de manque de respect envers la juridiction de jugement ;
- l’atteinte portée au droit de la requérante à la liberté de manifester sa religion n’est pas justifiée.
En l’espèce, la CEDH, estimant que seule la première condition est remplie, juge la restriction litigieuse non conforme à l’article 9 de la Convention européenne.
Une décision qui pourrait ouvrir des possibilités de régulations spécifiques pour les « lieux de justice » que sont les tribunaux
La Cour européenne paraît préciser deux cadres susceptibles de permettre aux États membres de réguler les manifestations de conviction des usagers des « tribunaux » : la neutralité des ces lieux publics spécifiques et la nécessité d’y maintenir « l’ordre », sauf à motiver, en amont (pour la neutralité, v. CEDH 1er juill. 2014, n° 43835/11, préc.) ou in concreto (comme en l’espèce) la pertinence de la mise en œuvre de la règle interne au regard du but recherché.
La spécificité des lieux de justice
Se référant à la jurisprudence Sahin (CEDH 10 nov. 2005, n° 44774/98, préc.), la CEDH reconnaît que, comme pour les établissements d’enseignement, le caractère spécifique des « palais de justice » est de nature à justifier une exigence de « neutralité » visant, au-delà des professionnels, les usagers : « La requérante fait valoir que la mesure litigieuse lui a été imposée dans le palais de justice de Bruxelles qui est un lieu public, et ouvert à tous. Si un tribunal peut faire partie de l’“espace public”, par opposition aux lieux de travail par exemple, la Cour ne saurait toutefois considérer qu’il s’agit d’un lieu public similaire à une voie ou une place publique. Un tribunal est en effet un établissement “public” dans lequel le respect de la neutralité à l’égard des croyances peut primer sur le libre exercice du droit de manifester sa religion, à l’instar des établissements d’enseignement publics ».
La CEDH paraît ainsi affirmer la possibilité de régulations différenciées de la liberté d’exprimer ses convictions en fonction des « espaces publics » concernés et, au-delà, de la particularité non seulement des salles d’audience mais aussi des « tribunaux ».
La légitimité du « pouvoir de police »
La CEDH retient, au-delà même de la lettre de l’article 9, § 2, de la Convention européenne, la possibilité de retenir comme un « motif légitime » de restriction du droit, pour les usagers, de manifester leurs convictions, le « maintien de l’autorité du pouvoir judiciaire » visé à l’article 10 de la Convention, qu’elle estime inclus dans la « protection de l’ordre » visé par l’article 9.
C’est l’objet même du pouvoir de police du président d’audience !
Loin donc d’invalider cette « police », la Cour européenne estime que, sans être absolu, le pouvoir de police exercé par le président d’une audience n’est conforme que s’il est exercé dans des conditions permettant de vérifier que sa mise en œuvre est conforme à l’objectif voulu par le législateur, en l’espèce, assurer le bon déroulement des débats judiciaires.
On peut donc en déduire que si le gouvernement belge avait soutenu et démontré, au-delà d’une application littérale du texte interne, que la restriction litigieuse était soit inscrite soit dans le cadre de la sauvegarde des valeurs laïques et démocratiques liée au but légitime de la protection des droits et libertés d’autrui (v. Hamidović), soit dans le cadre de la préservation effective, concrète du bon déroulement de l’audience, la décision de la CEDH eût été différente…
Quelles incidences pour « nos » juridictions ?
Le cadre légal global de nos juridictions ne fait pas débat. Il s’agit de la loi du 9 décembre 1905, des principes conventionnels et constitutionnels posant la liberté d’exprimer ses convictions (DDHC, art. 10 ; Conv. EDH, art. 9 et 14 ; Préambule de la Constitution du 27 oct. 1946, 5e al.), du statut de la fonction publique d’État (L. 2016-483, 20 avr. 2016, et circ. du 15 mars 2017), du statut de la magistrature et des règles de chaque profession du droit.
L’arrêt Lachiri pourrait néanmoins servir de base à l’ouverture d’une réflexion officielle sur la mise en œuvre de l’obligation de neutralité au sein de nos juridictions, voire à l’élaboration d’une régulation spécifique – circulaire, directive – des audiences et notamment des plus médiatisée : les assises.
L’obligation de neutralité au sein des juridictions : à la recherche des règles
Contrairement à ce qui existe depuis fort longtemps au sein des directions de réseau du ministère de la justice (Direction de l’administration pénitentiaire et Direction de la protection judiciaire de la jeunesse) et des autres administrations (les guides laïcité déjà publiés concernent notamment les collectivités locales, les structures socio-éducatives, les établissements publics de santé, l’éducation nationale, l’enseignement supérieur), la question de la mise en œuvre du principe de laïcité au sein des juridictions n’est pas (encore) un « sujet » (V.-O.Dervieux, Audience et laïcité, Gaz. Pal. 19 sept. 2015, n° 236x9, p. 6 et La laïcité dans les enceintes de justice, Gaz. Pal. 20 févr. 2018, n° 311a7, p. 16).
Méconnue des responsables de service, souvent « polluée » par l’actualité et la lutte contre l’islamisme radical, la problématique donne souvent lieu à des confusions à l’origine de décisions divergentes – parfois au sein de la même juridiction – sur le traitement de situations pourtant récurrentes : port de signes religieux par les professionnels et les usagers, statut des jurés, stagiaires et contractuels, gestion des renvois pour des motifs religieux, traitement juridique d’exigences – fondées sur des motifs religieux – de justiciables, notamment lorsqu’ils comparaissent alors qu’ils sont placés sous main de justice…
L’absence de recueil de données ne permet aucune évaluation fiable sur l’importance – ou non – des difficultés.
Néanmoins, dans un arrêt inédit du 2 mai 2018 (Versailles, 18e ch., 2 mai 2018, n° 17/04172, Gaz. Pal. 12 juin 2018, n° 323q0, p. 15, comm. V.-O. Dervieux), une cour d’appel confirme, pour la première fois, l’importance de la maîtrise de ces règles dans le déroulé de l’audience correctionnelle comme fondement du droit à un procès équitable (Conv. EDH, art. 2).
La cour d’appel de Versailles a ainsi estimé que le président d’une chambre correctionnelle qui, dans le cadre de son pouvoir de police, avait exigé et obtenu, lors des débats, d’une requérante le retrait d’un hijab, puis avait exigé quelques minutes plus tard qu’elle s’en défasse à nouveau pour entendre le prononcé de la décision à l’issue du délibéré, puis avait ordonné son expulsion face à son refus, avait porté atteinte au droit à un procès équitable au sens de l’article préliminaire du code de procédure pénale et de l’article 6, § 1er, de la Convention.
La cour d’appel, pour annuler le jugement, a basé son raisonnement sur des attendus très proches de ceux de l’arrêt Lachiri :
-
le port du voile relève de la liberté d’exprimer ses convictions, droit qui ne peut être limité que par la loi et notamment le pouvoir de police, légalement fondé, du président de la formation de jugement ;
-
la loi qui impose la neutralité du service public ne s’applique pas aux usagers du service public que sont les justiciables ;
-
la loi qui interdit la dissimulation du visage dans les espaces publics ne s’applique pas en l’espèce ;
- la loi qui organise le pouvoir de police au service de la sérénité des débats ne trouve pas ici de justification en l’absence d’incident ou de risque d’incident.
L’arrêt Lachiri, au-delà de la lettre du texte de droit interne, paraît conforter cette jurisprudence encore isolée sur plusieurs points et notamment :
-
la liberté pour un justiciable de manifester ses convictions par le port d’un signe ostensible ne peut, en soi, être considérée comme troublant une audience et, par là même, systématiquement réduite ;
-
cette liberté ne peut être régulée que par la loi ;
- à cet égard, le pouvoir de police, dont les règles sont fixées pour toutes les audiences par le code de procédure civile et le code de procédure pénale, n’est pas absolu : il ne s’exerce légitimement que pour assurer son objet. Le bon déroulement des débats doit pouvoir être sanctionné.
L’obligation de neutralité rationae personae au sein des juridictions
-
Les professionnels
L’obligation de neutralité s’impose aux magistrats, greffiers, fonctionnaires, chefs de service, agents contractuels et à toute personne travaillant ou se formant au sein des juridictions en application du statut de la fonction publique d’État (L. n° 2016-483 et circ. du 15 mars 2017) et du statut de la magistrature.
Les experts qualifiés sont assermentés et soumis à une stricte obligation d’impartialité (C. pr. civ., art. 237). En ce qui concerne l’avocat, la question se pose autour du délicat équilibre entre liberté et indépendance.
L’arrêt Lachiri vise, en creux, cette obligation de neutralité des professionnels de la justice lorsqu’il rappelle que la requérante est « un simple citoyen » pour en déduire qu’elle n’est pas soumise à cette obligation de neutralité.
-
Les usagers
Le Conseil d’État et le ministère de la justice rappellent que le non-professionnel conserve sa liberté d’exprimer ses opinions et croyances (C. pr. pén., art. 437 s. ; C. pr. civ., art. 323 s.) sauf restriction légale (L. n° 2010-1192, 11 oct. 10, interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public ; circ. du 13 avr. 2011) et, durant l’audience, respect des prescriptions posées par le président d’audience dans le cadre du pouvoir de police (C. pr. pén., art. 401, 404, 405 et 309, 321, 322, 675 à 678 ; C. pr. civ., art. 438 et 439) qui n’est pas absolu (v. supra).
-
La problématique particulière du juré
L’arrêt Lachiri pourrait changer les choses…
En tout état de cause, beaucoup de questions se posent.
Choisi par tirage au sort, le juré participe, en vertu d’une obligation légale sanctionnée, au service public de la justice. Ni le guide pratique du juré d’assises ni la vidéo de présentation, élaborés par le ministère de la justice à destination du public, n’évoquent la question de son éventuelle neutralité. Seul le terme « impartialité » est utilisé.
Si sa liberté de manifester ses croyances paraît réduite en application de l’article 304 du code de procédure pénale puisque le juré prête serment et doit se décider « avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre », cela induit-il l’interdiction de porter des signes de conviction ?
L’article 304 du code de procédure pénale, qui impose que le serment se prête « découvert », empêche-t-il le port d’un signe religieux sur la tête et autorise-t-il les autres ?
L’arrêt Lachiri n’impose-t-il pas désormais, au-delà de la seule lettre de l’article 304 du code de procédure pénale, d’accepter un serment prêté par un citoyen portant turban, kippa ou voile ?
Quid si le juré, après avoir prêté serment, découvert ou non, revêt ensuite un signe ostensible de ses croyances ? Peut-il être récusé en application des dispositions de l’article 297 du code de procédure pénale ?
Plus tard, devenu membre du jury, s’il manifeste ses croyances en cours de session, peut-il être considéré comme « empêché » et remplacé par un juré supplémentaire (Crim. 15 juin 2000, n° 99-87.795, Bull. crim. n° 228) ?
C’est en tout cas ce qu’estime le Conseil d’État, dans son étude du 19 décembre 2013.
Mais la question n’est pas tranchée et la solution pourrait évoluer, sauf texte dédié, avec l’arrêt Lachiri !
D’ailleurs, certains praticiens et universitaires (v. G. Gonzalez, professeur de droit public à l’Université de Montpellier, « La déontologie des acteurs de la justice à l’épreuve de la laïcité », Lyon 3 Journée d’étude et de formation, 25 mai 2018) estiment déjà qu’un juré doit pouvoir manifester ses convictions religieuses, politiques ou philosophiques en portant notamment un voile, une kippa, un turban, un tee-shirt à message, une barbe non taillée, etc., en ce que, choisi pour représenter la société civile, il en reflète la diversité.
Mais admettre que le juré puisse manifester ses convictions, n’est-ce pas prendre le risque de jeter la suspicion sur l’impartialité du tribunal (CEDH : les propos de l’avocat sur le « jury exclusivement blanc », v. CEDH 19 avr. 2018, n° 41841/12, D. 2018. 894, et les obs. ; AJ pénal 2018. 310, obs. J.-B. Thierry ; D. avocats 2018. 275, obs. G. Deharo ) ?
À l’heure où de plus en plus de jurés se présentent voilées, alors que les pratiques des cours d’assises divergent et que les médias se font l’écho de chaque incident, n’est-il pas temps de poser une règle pour des impératifs de « prévisibilité » (v. arrêt Lachiri : lire les développements dans les opinions concordantes des juges Vučinič et Griţco) ?
Les conséquences de la jurisprudence Lachiri appellent, en toute occurrence, à poursuivre la réflexion sur ces sujets passionnants…
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