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« Ce conflit familial n’aurait jamais dû arriver devant les tribunaux… »

Dans un procès, ce qui se joue réellement entre les parties n’a parfois pas grand-chose à voir avec ce qui est inscrit sur le rôle. Illustration la semaine dernière à la cour d’appel de Paris.

par Antoine Blochle 15 octobre 2020

Ce doit bien être la quatrième fois que le dossier est appelé dans le vide. Les deux avocats, qui ont visiblement envie de venir le plaider comme de se pendre, s’absentent à tour de rôle, de sorte qu’il en manque toujours un. Jusqu’ici, on ne les a d’ailleurs jamais vus en même temps dans la salle d’audience, mais l’éventualité qu’ils soient en fait une seule et même personne semble tout de même se heurter à un faisceau d’indices contraire : ils ont une trentaine d’années d’écart et ne sont pas du même sexe. Même si, comme les anges, la robe n’en a pas. Le président, qui siège à juge unique, intercale d’autres dossiers, d’abord de bonne grâce, puis beaucoup moins. Il fait même mine d’envisager une mesure de police de l’audience peut-être légèrement en marge des textes : « On va en attacher un et attendre l’autre, je ne vois que ça… ». Ce ne sera pas nécessaire : « Cette fois, on est au complet ! », lancent justement les avocats.

« Comment recevoir un message aussi cruel sans être infiniment meurtri ? »

Sur le banc des prévenus se tient le gendre ; sur celui des parties civiles, le beau-père. En cause, deux messages adressés par le premier au second, à plusieurs mois d’intervalle, et sur lesquels on reviendra. Le beau-père, Bernard, dépose une plainte, pour envois réitérés de messages malveillants par voie électronique (C. pén., art. 222-16). Le parquet ouvre une enquête préliminaire, mais classe rapidement, et Bernard se rabat sur une citation directe devant le tribunal correctionnel. « C’est moi qui lui ai conseillé de ne pas perdre de temps avec une plainte avec constitution de partie civile », précise son avocat. En première instance, Jacques, le gendre, est relaxé, mais Bernard est par la même occasion condamné à l’indemniser, pour abus de citation. Seul à interjeter appel de la décision, il doit, comme devant le tribunal correctionnel, prouver seul l’existence d’une infraction ; rôle qui revient habituellement, en premier lieu, au ministère public. Le président ne saisit vraiment pas le sens de cet acharnement : « En plus, pour une fois, on a somme toute une motivation, et pas seulement “attendu qu’il convient de relaxer […]”, comme on le voit souvent ».

C’est Jacques qui pose le décor de ce qu’il qualifie d’emblée de « drame familial » : les relations ont tourné au vinaigre « lorsque mon beau-père a décidé de s’expatrier au Maroc, pour défiscaliser, et de revendre la maison de famille dans laquelle ma compagne avait grandi ». Mais aussi de changer de régime matrimonial, de céder une partie de son patrimoine à une SCI… Sous son masque, on croit deviner que le président de la cour affiche soudainement une mine gourmande : à tous les coups, ce doit être un (ancien) civiliste. Il se lance dans de filandreuses digressions, saupoudrées de concepts un peu hermétiques, comme les penitus extranei. Mais passons, car l’essentiel est ailleurs : on comprend bien que, dans cette famille, on s’envoie de plus en plus d’assignations, et de moins en moins de cartes postales.

C’est dans ce contexte que leur fille et compagne fait plusieurs tentatives de suicide. À la suite de l’une d’elles, Jacques envoie le premier message à Bernard : « Tu es en train de la tuer ». Après la suivante, cinq mois plus tard, il lui adresse le second, accompagné de photos sur lesquelles on voit notamment un couteau de cuisine ensanglanté et plusieurs plaquettes (vides) de barbituriques : « Voilà le résultat de ton aveuglement. Elle avait laissé un mot pour chacun, sauf pour toi. Je répare donc cet oubli ». Prenant à son tour place à la barre, avec à la main une feuille de papier parsemée de notes, Bernard explique avoir cru que sa fille était vraiment morte : « Comment recevoir un message aussi cruel sans être infiniment meurtri ? Je suis tombé dans ma salle de bains, en pleurs, et ma femme a accouru en m’entendant crier ! »

« Je peux tout de même lui poser des questions ! »

Le président récapitule pour Bernard les éléments constitutifs de l’éventuelle infraction, puis entreprend de les passer en revue avec lui. Son avocat intervient sèchement : « L’analyse juridique, c’est moi qui vous en parlerai ! » Il se fait rabrouer tout aussi sèchement : « Je peux tout de même lui poser des questions à ce sujet ! D’autant que ce n’est pas le vulgum pecus… » Le magistrat reprend : « Avec seulement deux messages, on est quand même sur le minimum minimorum de la réitération. Pour nous, si vous voulez, ce sont plutôt des ex qui s’envoient quarante-sept messages orduriers par jour… » « À mon âge, j’espère bien ne pas en recevoir d’autres comme celui-ci », rétorque simplement Bernard.

Sur le caractère malveillant, son avocat avance que l’une des photos au moins (celle du couteau de cuisine et des barbituriques) pourrait n’être qu’une lugubre mise en scène : Jacques objecte que c’est le SAMU qui a disposé ainsi les éléments trouvés sur place. Un peu court sur l’élément intentionnel, l’avocat a pris le soin d’écumer patiemment tous les comptes rendus des travaux parlementaires (ou plus plausiblement de lancer une recherche automatique), et a fini par y dénicher plusieurs occurrences du terme « violence », laquelle n’implique pas nécessairement une intention, ou à tout le moins pas la même. Bernard en personne poursuit sur le même mode : ces messages constituent, selon lui, « une violence psychologique d’une rare gravité ».

Toujours selon Bernard, les deux messages sont indissociables, puisque le second (« Voilà le résultat […] ») renvoie nécessairement au premier (« Tu vas la tuer »). Comme la défense, le président semble surtout estimer que l’expression « Elle avait laissé un mot […] » indique bien que la tentative a échoué, ce qui n’aurait pas été le cas pour « Elle a laissé un mot […] ». Sans surprise, la partie civile soutient l’exact contraire sur ce point : « C’est un passé encore plus lointain, c’est donc qu’une chose est bel et bien terminée ». Bernard semble réaliser seulement maintenant, mais mieux vaut tard que jamais, que « ce conflit familial n’aurait jamais dû arriver devant les tribunaux ». « Ben… C’est justement ce que j’essaie de vous faire comprendre », répond le président.

« Il y a dans les conclusions de mon adversaire quelques petites errances… »

Lorsque ce dernier passe à la personnalité de Jacques, et notamment ses revenus, l’avocat de Bernard tonitrue de nouveau : « On n’est que sur les intérêts civils ! ». Le président explose : « Attendez, vous croyez vraiment que c’est le cas ? Vous êtes partie civile poursuivante ! » L’avocate générale, au chômage technique, opine du chef : « Je confirme, vous me substituez dans ce dossier… » « Mais… On est sur une faute civile… », insiste l’avocat. « Ça n’existe plus ! », évacue le magistrat sans davantage de précisions. On passe à la plaidoirie : « Quoi qu’on en pense, aller jusqu’à dire que la saisine est abusive… » Bernard réclame un euro symbolique.

La défense raille la stratégie consistant, en substance, à faire tout ce barouf pour une sanction aussi dérisoire. Le président se marre, avec un certain lyrisme : « En même temps, il en aurait demandé cinquante mille que vous parleriez de lucre. Alors que fallait-il qu’il fît ? » L’avocate poursuit : « Ce n’est qu’un outil de plus dans une guérilla judiciaire qui fait du mal à tout le monde. Au bout d’un moment, arrêtons ça. Être ici aujourd’hui, c’est encore une instrumentalisation de la justice. » Les magistrats, et même l’avocat adverse, n’en pensent visiblement pas moins, et hochent la tête d’un air entendu. Avec une pointe de perfidie, elle glisse : « Il y a dans les conclusions de mon adversaire quelques petites errances… »

Dans les siennes aussi, tacle justement le président : « Sans vouloir être encore plus désagréable que d’habitude, vous me demandez d’abord de confirmer le jugement entrepris, puis de statuer à nouveau en prononçant un doublement de la somme allouée… » Il cherche une solution : « Pourquoi ne pas simplement demander une nouvelle somme ? » Peut-être bien parce que le prévenu n’est pas appelant. « Alors, pourquoi pas au titre de l’article 475-1 ? » Peut-être bien parce que le prévenu est… prévenu. Pendant que l’avocate repatouille ses conclusions sur un coin de table, Jacques se lance dans un interminable dernier mot. Personne ne l’interrompt, puisqu’il agrémente un peu ce temps mort. La greffière propose un délibéré à deux mois mais, devant la mine défaite du président, elle monte à trois mois bien tassés : « Ouh là oui, au moins ! », s’exclame le magistrat. Ce qui laisse largement aux parties le temps de se croiser dans l’intervalle dans un autre prétoire.