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CEDH : appel au boycott des produits venant d’Israël et droit à la liberté d’expression

L’article 10, § 2, ne laissant guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général, la condamnation des requérants pour provocation à la discrimination pour avoir appelé au boycott des produits venant d’Israël, faute de reposer sur des motifs pertinents et suffisants, a violé le droit à la liberté d’expression.

par Sabrina Lavricle 17 juillet 2020

Le 26 septembre 2009, plusieurs personnes participèrent à une action à l’intérieur d’un hypermarché d’Illzach, appelant au boycott des produits israéliens, organisée par le collectif Palestine 68. Ils exposèrent des produits qu’ils estimaient être d’origine israélienne dans trois caddies placés à la vue des clients et distribuèrent des tracts appelant au boycott de ces produits, et ce pour « contraindre Israël au respect des droits de l’Homme ». Un événement similaire fut organisé au même endroit, par le même collectif, le 22 mai 2010, les participants ayant cette fois en outre présenté une pétition à la signature des clients de l’hypermarché invitant celui-ci à ne plus mettre en vente des produits importés d’Israël. Poursuivis pour provocation à la discrimination (art. 24, al. 8, de la loi du 29 juill. 1881), les prévenus furent relaxés (TGI Mulhouse, 15 déc. 2011, no 3309/2011 et no 3310/2011, D. 2012. 439, obs. G. Poissonnier ; Gaz. Pal. 16 févr. 2012, p. 9, note G. Poissonnier), mais la cour d’appel de Colmar infirma les deux jugements et condamna les requérants pour provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une race, une religion, une Nation (Colmar, 27 nov. 2013, n° 13/01122 et n° 13/01129, JCP 2014. 64, note F. Dubuisson et G. Poissonnier). La Cour de cassation, par deux arrêts du 20 octobre 2015 (Crim. 20 oct. 2015, no 14-80.021 et no 14-80.020, Dalloz actualité, 16 nov. 2015, obs. S. Lavric , note J.-C. Duhamel et G. Poissonnier ; ibid. 277, obs. E. Dreyer ; CCE 2015. Comm. 99, obs. A. Lepage), valida ces condamnations au double prix, dénoncé par certains, d’une interprétation extensive du délit de provocation à la discrimination et d’une interprétation restrictive de la liberté d’expression (J.-C. Duhamel et G. Poissonnier, préc.). Force est de constater que l’arrêt Baldassi et autres leur donne raison, en partie au moins, puisque la Cour européenne y reconnaît expressément que la condamnation des intéressés a enfreint leur droit à la liberté d’expression.

Les requêtes, jointes par la Cour en raison de leur similitude, invoquaient une double violation des articles 7 (principe de légalité) et 10 (droit à la liberté d’expression) de la Convention.

Sur le terrain de l’article 7, les requérants estimaient que l’article 24, alinéa 8, de la loi sur la presse, qui réprime le fait de provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, sans viser la discrimination économique, leur avait été appliqué de façon extensive. La Cour constate cependant, avec le gouvernement, qu’avant la date des faits, la Cour de cassation s’était prononcée dans le sens de l’application de l’article 24, alinéa 8, de la loi sur la presse en cas d’appel au boycott de produits importés d’Israël (une telle opération visant non pas les produits eux-mêmes mais ceux qui les produisent ou les vendent ; V. Crim. 28 sept. 2004, Dr. pénal 2005. Comm. 4, obs. M. Véron ; Bordeaux, 22 oct. 2010, no 10/00286, D. 2011. 931 , note G. Poissonnier , rendu dans le cadre de l’affaire Willem), de sorte que « les requérants pouvaient savoir qu’ils risquaient d’être condamnés sur le fondement de l’article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881 en raison de l’appel à boycott des produits importés d’Israël qu’ils ont proféré » (§ 40) et qu’il n’y a pas eu violation de l’article 7.

C’est sur le terrain de l’article 10 que les requêtes prospèrent. Sur ce point, les requérants soutenaient que leur appel au boycott, s’inscrivant dans le cadre d’une campagne internationale non violente (« BDS » pour « Boycott, Désinvestissement et Sanctions »), relevait de l’expression politique et militante sur un sujet géopolitique d’intérêt général majeur. Examinant les critères d’une atteinte justifiée à la liberté d’expression (légalité, légitimité, nécessité) selon les termes de l’alinéa 2 de l’article 10 de la Convention, la Cour retient que l’ingérence subie par les requérants était bien prévue par la loi (par l’art. 24, al. 8, de la loi du 29 juill. 1881) et qu’elle avait pour but de protéger les droits d’autrui (les droits commerciaux des producteurs ou fournisseurs de produits venant d’Israël d’accéder à un marché).

Elle estime ensuite, par référence à ses principes généraux d’interprétation (émanant de l’arrêt Perinçek c/ Suisse not. ; v. CEDH, gr. ch., 15 oct. 2015, no 27510/08, § 231), à la particularité du boycott comme mode d’expression et aussi à l’affaire Willem (dans laquelle elle avait estimé qu’un maire pouvait être condamné pour avoir appelé au boycott des produits agricoles en provenance d’Israël, CEDH 16 juill. 2009, no 10883/05, Dalloz actualité, 28 juill. 2009, obs. S. Lavric ), que le juge interne n’a pas établi en quoi la condamnation des requérants, dans les circonstances de l’espèce, était nécessaire dans une société démocratique (§ 77), et ce alors même qu’une « motivation circonstanciée » s’imposait dans ce cas où l’article 10 exigeait un niveau élevé de protection (§ 78) en raison tant de la nature des actions et propos reprochés (qui relevaient de l’expression politique et militante (V. par ex., CEDH 7 nov. 2006, Mamère c/ France, no 12697/03, § 20, D. 2007. 1704 , note J.-P. Marguénaud ; RSC 2008. 140, obs. J.-P. Marguénaud et D. Roets ) que de leur objet (concernant un sujet d’intérêt général et s’inscrivant dans un débat contemporain, ouvert en France notamment). Pour la Cour de Strasbourg, la condamnation des requérants ne repose pas sur des motifs pertinents et suffisants. Elle en déduit la violation de l’article 10.

Le message est désormais clair et il invalide la jurisprudence de la Cour de cassation sur ce point : l’appel au boycott appartient au discours politique et militant et le juge doit procéder, le cas échéant, à un contrôle rigoureux de la nécessité de l’ingérence en démontrant, au regard du contexte, en quoi les limites admissibles de la liberté d’expression ont été franchies.