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CEDH : condamnation pour diffamation d’un employeur contraire à la Convention

Dans une affaire concernant la Grèce, la Cour européenne juge que la condamnation pour diffamation d’un employeur pour des propos visant une ancienne collaboratrice dans le cadre d’un litige du travail a enfreint son droit à la liberté d’expression.

par Sabrina Lavric, MCFle 6 avril 2021

En novembre 2007, le requérant fut nommé PDG d’une entreprise. Il demanda alors à l’ensemble des employés de lui communiquer toute information pertinente relevant de leur champ de compétences au sein de la société. Sollicitée dans ce cadre, la conseillère juridique de l’entreprise délivra des informations que le CEO jugea parcellaires. Ce dernier décida de mettre un terme à ses fonctions et exigea la restitution de ses dossiers. Estimant qu’il n’avait pas été pleinement informé, notamment sur les procédures judiciaires en cours contre la société, il adressa à la juriste, le 6 février 2008, un courrier lui reprochant d’avoir fait preuve d’un « comportement non professionnel et contraire à l’éthique » procédant d’« une intention malveillante de [sa] part de nuire aux intérêts de la société », en fournissant des informations « incomplètes et erronées ». Le 22 avril suivant, l’ex-collaboratrice déposa une plainte pour diffamation calomnieuse (slanderous defamation, sorte de diffamation aggravée faisant encourir une peine comprise entre trois mois et deux ans d’emprisonnement d’après les articles 362 et 363 du code pénal grec) à l’encontre du requérant. Celui-ci fut reconnu coupable en première instance et en appel, puis la Cour de cassation rejeta son pourvoi. Condamné à cinq mois de prison avec sursis, il saisit la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) d’une requête fondée sur une violation de l’article 10 de la Convention.

Le gouvernement grec soutenait que la requête était irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, dès lors que le requérant ne se serait pas plaint explicitement d’une violation de la Convention devant la Cour de cassation. La CEDH rejette l’exception et estime qu’en fournissant à la Cour de cassation un compte rendu complet de la procédure qui s’était déroulée devant les juges du fond, il a soulevé, au moins en substance, un grief tiré de l’article 10 de la Convention européenne devant la Cour de cassation, auquel celle-ci a répondu. Ce faisant, il a bien fourni aux autorités nationales la possibilité de remédier aux violations alléguées à leur encontre (§ 27 ; v. CEDH, gr. ch., 20 oct. 2016, Muršić c. Croatie, n° 7334/13, § 72, AJDA 2017. 157, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2015. 866, obs. J. Falxa ; ibid. 1122, obs. J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon ; AJ pénal 2017. 47, obs. A.-G. Robert ).

Sur le fond, la Cour européenne constate une ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant, dont elle doit rechercher l’éventuelle justification au sens de l’article 10, paragraphe 2, de la Convention. Déroulant les critères fixés par ce texte (légalité, légitimité, nécessité), elle constate que ladite ingérence était « bien prévue par la loi » (la condamnation étant fondée sur les articles 363 et 367 du code pénal grec) et qu’elle poursuivait le « but légitime » de protection de la réputation ou des droits d’autrui. Sur le caractère « nécessaire dans une société démocratique », la CEDH rappelle notamment que lorsque le droit à la liberté d’expression entre en conflit avec le droit au respect de la réputation (protégé par l’art. 8), elle peut être amenée vérifier si les autorités internes ont ménagé un juste équilibre en cherchant à protéger deux valeurs garanties par la Convention qui ont pu entrer en conflit l’une avec l’autre, en appliquant les critères pertinents dégagés par sa propre jurisprudence pour opérer cette mise en balance (v. not. CEDH, gr. ch., 10 nov. 2015, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, n° 40454/07, § 93, Dalloz actualité, 27 nov. 2015, obs. J. Gaté ; AJDA 2016. 143, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2016. 116, et les obs. , note J.-F. Renucci ; Constitutions 2016. 476, chron. D. de Bellescize ; RTD civ. 2016. 81, obs. J. Hauser ; ibid. 297, obs. J.-P. Marguénaud , pour les critères : contribution à un débat d’intérêt public ; notoriété de la personne concernée ; sujet du reportage ; comportement antérieur de la personne ; contenu, forme et les conséquences de la publication des éléments en question ; manière dont les informations ont été obtenues et véracité de celles-ci ; sévérité de la sanction infligée).

En l’espèce, la Cour européenne des droits de l’homme relève que les allégations en cause étaient suffisamment graves pour mettre en jeu le droit garanti par l’article 8. Elle note aussi que l’hypothèse à traiter est particulière, s’agissant d’une diffamation découlant de déclarations figurant dans des documents privés entre particuliers, qui n’étaient pas destinées à être diffusées publiquement mais portées à la connaissance d’un nombre restreint de personnes. Cependant, l’hypothèse n’est pas totalement inédite puisqu’elle revient à apprécier des allégations incluses dans des documents qui n’ont pas été rendus publics (comp. CEDH 5 oct. 2006, Zakharov c. Russie, n° 14881/03, pour des propos dénigrants tenus à l’encontre d’agents publics dans des plaintes écrites adressées aux autorités). La Cour choisit d’examiner quatre critères en particulier : la nature et le mode exact de communication des déclarations, le contexte dans lequel elles ont été proférées, la portée des déclarations pour la personne concernée et la sévérité des sanctions imposées.

Ainsi, la CEDH note que les juridictions internes n’ont pas examiné attentivement les arguments présentés par le requérant concernant ses déclarations, exprimées en des termes ni vexatoires ni immodérés, dans une correspondance restée privée (§ 55), pas plus qu’elles n’ont pris en compte le contexte spécifique (litige du travail) dans lequel elles sont intervenues (§ 57) ou correctement évalué l’impact (limité) du document sur la réputation de la salariée (§ 58). Pour finir, concernant la sanction infligée (cinq mois avec sursis pour une diffamation privée en réalité), la Cour européenne estime que les circonstances de l’espèce ne présentaient aucune justification pour l’imposition d’une peine d’emprisonnement (§ 60). Il en découle que la condamnation, qui ne reposait pas sur des motifs pertinents et suffisants, n’était pas nécessaire dans une société démocratique et qu’il y a eu violation de la Convention européenne (§ 61).