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CEDH : la France condamnée pour des mauvais traitements subis par un détenu

Par un arrêt du 5 décembre 2019, la Cour européenne des droits de l’homme estime qu’un détenu a subi, la veille d’un transfert d’établissement et au cours de celui-ci, des traitements inhumains et dégradants contraires à l’article 3 de la Convention et n’a pas bénéficié d’une enquête effective.

par Sabrina Lavricle 6 janvier 2020

Le 5 juillet 2007, le requérant, qui souhaitait être transféré vers un autre établissement plus proche de sa famille, se scarifia l’avant-bras devant un surveillant et fut conduit à l’infirmerie. Devant son refus de réintégrer sa cellule, il fut envoyé en quartier disciplinaire (QD). Au cours de l’opération, des agents recoururent à la force pour le faire entrer dans un ascenseur et il fut blessé à l’épaule et à l’œil. Une fois dans la cellule disciplinaire, le requérant détruisit les installations sanitaires. Il fut alors placé, avec son accord, dans une cellule du quartier d’isolement en attente de son transfert vers un autre établissement pénitentiaire programmé pour le lendemain et son paquetage lui fut remis. Durant la nuit, le requérant mit le feu à des papiers dans sa cellule. Les surveillants intervinrent avec une lance à incendie et inondèrent la pièce. Le requérant, trempé, fut alors de nouveau transféré dans une cellule du QD. Le lendemain matin, vers 7 heures, la première surveillante, accompagnée de quatre surveillants équipés en tenue d’intervention, vint le chercher. Il fut pris en charge par les agents désignés pour l’accompagner lors de son transfert, entravé et menotté. Comme il était vêtu d’un seul tee-shirt, un surveillant lui donna un drap pour se couvrir avant qu’il soit placé dans le fourgon cellulaire mobilisé pour le transfert. Arrivé à destination, les surveillants de l’établissement d’accueil découvrirent qu’il était pratiquement nu (le drap couvrant ses épaules ayant glissé) et ils constatèrent la présence de diverses contusions sur son visage, son cou et son buste. Le requérant allégua avoir subi des violences de la part des surveillants. La direction de l’établissement d’accueil alerta le parquet. Une enquête de flagrance fut diligentée le jour même, le requérant entendu par les gendarmes ; il fut ensuite examiné par un médecin qui constata différentes contusions mais prononça un seul jour d’incapacité totale de travail (ITT).

Le 10 juillet, le procureur d’Aix-en-Provence (compétent territorialement au regard de la localisation de l’établissement d’origine) se saisit des faits. Les membres du personnel pénitentiaire mis en cause furent interrogés, tous décrivirent le comportement très agité et violent du requérant dans les vingt-quatre heures précédant son transfert et la nécessité, à plusieurs reprises, d’user de la force proportionnée pour le maîtriser. L’enquête conclut à un classement sans suite. Une enquête interne mit en lumière une faute disciplinaire dans la mise en œuvre du transfert (le chef d’escorte fut condamné à une exclusion temporaire de ses fonctions pour une durée de cinq jours, dont trois avec sursis). Une enquête de l’inspection générale des services pénitentiaires conclut à un usage disproportionné de la lance à incendie dans la nuit du 5 au 6 juillet, à un manque de professionnalisme dans l’opération menée pour sortir le détenu de sa cellule le 6 au matin et au fait que le chef d’escorte aurait dû attendre l’ouverture du vestiaire indigent et la remise de vêtements avant de procéder au transfert.

Le requérant déposa une plainte avec constitution de partie civile le 8 janvier 2009 pour actes de tortures et de barbarie commis avec usage d’une arme par personnes dépositaires de l’autorité publique. Il joignit à sa plainte, outre un rapport médical faisant état d’un traumatisme physique et surtout psychologique important, le courrier d’un surveillant répondant à sa direction qui évoquait le « passage à tabac » d’un détenu, sa mise à nu au QD et son transfert du QD au vestiaire « le sexe à l’air ». Le 4 juillet 2012, la juge d’instruction rendit une ordonnance de non‑lieu, considérant que l’information n’avait pas permis de caractériser l’infraction dénoncée. La chambre de l’instruction confirma cette décision puis la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant fondé notamment sur une violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Devant la Cour européenne, le requérant prétendait avoir subi des traitements inhumains et dégradants de la part des surveillants dans la journée et la nuit du 5 juillet 2007, ainsi que le 6 juillet au matin. Il se plaignait également de l’absence d’enquête effective sur ces faits à la suite de sa plainte avec constitution de partie civile.

Sur le volet matériel de l’article 3, la Cour rappelle le caractère absolu de la prohibition des mauvais traitements ainsi que « l’apha et l’oméga » de son appréciation en la matière : l’exigence d’un seuil minimum de gravité, l’application du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » et le renversement de la charge de la preuve au profit de la victime quand les événements dommageables, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités (v. J.-F. Renucci, Droit européen des droits de l’homme, LGDJ, nos 129 et 141). Au passage, elle rappelle utilement que, si « le recours à la force peut parfois être nécessaire pour assurer la sécurité dans les prisons, maintenir l’ordre ou prévenir la criminalité dans les lieux de détention », « lorsqu’une personne est privée de sa liberté, tout usage de la force physique qui n’est pas rendu strictement nécessaire par le propre comportement de cette personne porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 » (§ 87, citant CEDH, gr. ch., 28 sept. 2015, Bouyid c. Belgique, n° 23380/09, § 88, Dalloz actualité, 12 oct. 2015, obs. L. Sadoun-Jarin ; D. 2013. 2774, obs. F. Laffaille ; RSC 2016. 117, obs. D. Roets ; RTDH 2016. 106, note F. Sudre ; 20 oct. 2011, Alboreo c. France, n° 51019/08, § 87, AJDA 2012. 143, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2012. 1294, obs. J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon ; AJ pénal 2012. 175, obs. M. Herzog-Evans ; RSC 2012. 263, obs. J.-P. Marguénaud ).

En l’espèce, la Cour relève qu’il n’est pas contesté que les surveillants pénitentiaires ont, à plusieurs reprises, entre le 5 et 6 juillet 2007, usé de la force à l’encontre du requérant et qu’il peut être retenu que « le traitement auquel il a été soumis a engendré peur, angoisse et souffrance mentale » (§ 91). Recherchant dès lors l’adéquation entre la force employée et le comportement de l’intéressé, elle note que « le requérant était dans un état d’extrême agitation » (§ 93). Au demeurant, « en raison de ses troubles psychiques et de sa privation de liberté, [il] était […] particulièrement vulnérable (CEDH 16 oct. 2008, Renolde c. France, n° 5608/05, § 84, Dalloz actualité, 23 oct. 2008, obs. M. Léna ; AJDA 2008. 1983 ; D. 2008. 2723, obs. M. Léna ; ibid. 2009. 123, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé et S. Mirabail ; ibid. 1376, obs. J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon ; AJ pénal 2009. 41, obs. J.-P. Céré ; RDSS 2009. 363, obs. P. Hennion-Jacquet ; RSC 2009. 173, obs. J.-P. Marguénaud ; ibid. 431, chron. P. Poncela ). En outre, sauf pour le risque d’incendie (à propos duquel elle note le « manque de discernement du surveillant » qui « a eu pour conséquence un arrosage intempestif du requérant et de son paquetage, le contraignant à passer la nuit avec pour seul vêtement un tee-shirt mouillé, générant ainsi un sentiment d’humiliation », § 96), il ne s’agissait pas d’interventions nécessaires pour maîtriser une personne qui constituait une menace pour la vie ou l’intégrité physique d’autres personnes. Pour les violences subies, la Cour européenne « s’interroge sur le crédit à accorder aux déclarations des surveillants affirmant qu’ils ont fait un usage de la force strictement proportionné » (§ 97) au regard de la contradiction entre ces témoignages et les constatations médicales notamment. Enfin, pour le transfert de près de quatre heures subi par le requérant, « vêtu uniquement d’un tee-shirt et muni seulement d’un drap pour tenter de cacher sa nudité », elle « ne doute pas qu’un tel traitement a provoqué chez le requérant des sentiments d’arbitraire, d’infériorité, d’humiliation et d’angoisse » (§ 99). Constituant « un grave manque de respect pour sa dignité humaine » (ibid.), ce traitement est qualifié de dégradant. Dans l’ensemble, la Cour européenne des droits de l’homme conclut à l’existence de traitements inhumains et dégradants et constate la violation de l’article 3 dans son volet matériel (§ 100-101).

Sur le volet procédural de l’article 3, l’analyse de la Cour est plus rapide. Après avoir rappelé l’obligation positive des États, dans de telles circonstances, de mener une enquête officielle effective de nature à identifier et punir les responsables (v. J.-F. Renucci, op. cit., n° 142), elle relève que, si des enquêtes indépendantes ont été menées avec célérité et qu’une instruction a été conduite par un juge, les responsables n’ont pas été identifiés (§ 106). La Cour s’interroge en particulier sur le poids accordé aux versions des surveillants, ces derniers n’ayant notamment jamais été confrontés à leur collègue qui avait suggéré à sa direction l’hypothèse d’un « passage à tabac ». Enfin, aucun acte d’instruction n’a permis d’élucider les origines de la marque de strangulation présente sur le cou du requérant (§ 108). La Cour européenne des droits de l’homme conclut ainsi à l’absence d’enquête effective et à la violation du volet procédural de l’article 3 (§ 109).