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Les centres de rétention se vident, l’administration persiste

Depuis le début du confinement, des avocats, dans toute la France, demandent la liberté de retenus, en raison de la crise sanitaire liée à l’épidémie de covid-19. Les décisions demeurent fluctuantes d’une juridiction à l’autre, d’un degré de juridiction à l’autre, alors qu’associations et syndicats de professionnels ont saisi le Conseil d’État en référé-liberté, pour obtenir que les centres de rétention administrative (CRA) soient intégralement vidés.

par Julien Mucchiellile 25 mars 2020

Puisqu’il a été décidé que le contentieux de la liberté et de la détention des étrangers retenus dans les centres de rétention administrative était, en période de confinement consécutif à la pandémie du virus covid-19 qui touche le monde, un contentieux « essentiel », des audiences se tiennent dans les juridictions. À Paris, une note du 18 mars de la vice-présidente du tribunal judiciaire, juge des libertés et de la détention (JLD), a établi que les retenus ne comparaîtraient plus, « afin de limiter la propagation de l’épidémie aux étrangers retenus au CRA de Paris-Vincennes et à autrui notamment aux personnes chargées de transferts ». À Lyon, dit Me Nathalie Louvier, « toutes les audiences JLD depuis lundi 16 mars se tiennent sans les retenus et sans visioconférence », tout comme à Paris, où tous les moyens techniques à disposition sont accaparés par les JLD chargés des audiences pénales.

Alors que des associations, un syndicat de magistrats et le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) ont exhorté les autorités à vider intégralement les centres de rétention administrative, c’est au compte-gouttes que les juges dépeuplent ces centres. « Il est regrettable que l’autorité administrative se déporte sur les JLD, reporte les mises en liberté sur les juges, eux-mêmes en sous-effectif, alors qu’il existe des contentieux autrement plus essentiels », estime Nathalie Louvier. À Lyon, la situation est la suivante : « Les juges de première instance nous suivent, c’est par dizaines qu’ils libèrent », rapporte Me Louvier. Les ordonnances de mise en liberté reposent sur les arguments liés à l’épidémie : il existe des risques de contamination des retenus au sein des CRA, où les règles sanitaires ne sont pas strictement respectées ; il n’y a pas de perspective raisonnable d’éloignement des retenus vers les pays ayant fermé leurs frontières, pour les autres pays, il est devenu très difficile d’obtenir des laissez-passer consulaires car les personnels nécessaires à l’éloignement des personnes ne travaillent plus ; le trafic aérien est fortement perturbé et, dans de nombreux cas, les liaisons aériennes n’existent tout simplement plus.

Mais, « paradoxalement, le parquet a décidé de faire des appels suspensifs » et, malheureusement, « la cour d’appel a une position bicéphale », explique Me Louvier. Vendredi 20 mars, deux conseillers ont rendu des décisions contradictoires. Le premier a suivi le raisonnement de ses collègues de première instance et a confirmé la mise en liberté, la seconde, en revanche, a estimé que la preuve que le centre de rétention n’était pas adapté à la sécurité sanitaire requise n’était pas rapportée et qu’en tout état de cause, l’administration disposait d’un délai de quatre-vingt-dix jours pour éloigner la personne retenue. « Les JLD sont excédés, ils attendaient une clarification qui n’est pas venue », explique l’avocate.

Désormais, la préfecture ne place en rétention que les sortants de maison d’arrêt, ces personnes incarcérées pour des délits, dont la peine prévoit une interdiction du territoire français. Après leur mise en liberté décidée en première instance, certains voient l’ordonnance qui les relâche frappée d’un appel du parquet, d’autres non. « Comment expliquer qu’un Albanais sorte tout de suite, alors que, pour un Angolais, la faudra aller jusqu’en appel ? », déplore Nathalie Louvier, pour qui ce manque de cohérence instaure une insécurité juridique.

En Île-de-France, les CRA de Vincennes (55 retenus encore) et du Mesnil-Amelot (25 retenus restant, mardi 24 mars, pour le plus grand CRA du pays) se dépeuplent petit à petit par la voie judiciaire. Là aussi, les sortants de prison sont placés en rétention par la préfecture, rétention prolongée par les juges de première instance et d’appel. En l’absence de perspective d’éloignement à court terme, ces retenus devraient donc attendre la fin du délai de vingt-huit jours pour espérer voir leur rétention prendre fin.

Car la cour d’appel de Paris, elle non plus, ne libère pas les retenus en raison des conditions sanitaires, puisqu’elle considère qu’aucune preuve du non-respect des règles n’est rapportée. « Il n’est pas démontré qu’en fonction des modalités d’organisation et de fonctionnement du centre de rétention administrative, qui n’accueille plus qu’un nombre fortement réduit de retenus, répartis dans plusieurs unités séparées, et qui comporte un service de santé, le risque de santé y soit plus élevé que dans toute autre collectivité », est-il écrit dans une ordonnance rendue le 21 mars par la cour d’appel de Paris, qui rejette la demande de mise en liberté d’un retenu marocain (alors même que celui-ci ne peut plus être reconduit au Maroc, pays ayant fermé ses frontières). « Le juge d’appel, dans cette décision, part d’un axiome de base qu’il a décrété seul dans son coin : nul doute que la préfecture fait tout pour éviter la propagation en rétention, car elle doit préserver la santé des retenus mais surtout des fonctionnaires de police. C’est une tautologie ! On est en matière civile et c’est à la préfecture de rapporter la preuve des mesures prises. Et non pas à la cour de les imaginer », proteste Ruben Garcia, avocat au barreau de Paris. La semaine dernière, le ministère de l’intérieur affirmait, en dépit des constatations faites sur place notamment par des avocats, que les fonctionnaires de police disposaient du matériel de protection en dotation.

À Rouen, la situation est désarmante, pour l’avocat Vincent Souty : « Hier (lundi 23 mars, ndlr), la cour d’appel a libéré trois personnes, on pense qu’aujourd’hui, elle va infirmer une ordonnance de mise en liberté. Nous faisons face à une jurisprudence extrêmement fluctuante », rapporte-t-il. La plupart des personnes retenues, au nombre de quinze au CRA d’Oissel, sont des sortants de prison. Tout comme au CRA de Bordeaux, qui est un lieu presque désert désormais, un lieu en déshérence qui n’est plus nettoyé ni entretenu depuis une semaine, où les associations, comme partout, ont disparu. Trois retenus y demeurent, amenés lundi par la préfecture des Landes et celle des Pyrénées-Atlantiques, sur le sort desquels le JLD statuera ce mercredi. Dimanche, un JLD de Bordeaux a libéré trois retenus, mais les ordonnances ont été immédiatement frappées d’un appel (non suspensif, les retenus sont donc libres), vain, car la cour d’appel a confirmé leur mise en liberté, en l’absence de toute perspective d’éloignement. Me Victoire Sirol, avocate à Bordeaux, rappelle que chaque audience implique le déplacement de plusieurs personnes et des risques inévitables pour tout le monde. Au-delà du désaccord juridique, elle brocarde l’attitude de l’administration : « Jamais la préfecture ne se déplace aux audiences : elle nous impose un risque qu’elle ne fait pas encourir à ses agents », déplore-t-elle.

Les CRA se vident lentement par la voie judiciaire mais, en parallèle, des associations comme l’ADDE (Association pour le droit des étrangers), le GISTI, le Syndicat des avocats de France, la Cimade et le Conseil national des barreaux ont saisi le Conseil d’État d’un référé-liberté, afin qu’il enjoigne à l’administration de vider les CRA. L’audience aura lieu jeudi 26 mars, à 11 heures.