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Cession d’un office notarial à 1 € et atteinte à l’ordre public

Est illicite, au regard de l’article 1162 du code civil, le contrat par lequel un notaire – nommé pour la création d’un office dans une zone d’installation libre à la suite d’un tirage au sort, sans avoir l’intention réelle de s’installer – cède pour un prix symbolique de 1 € son droit de présentation en faveur d’un notaire déjà en exercice mais qui n’a pas obtenu un rang suffisant. En ce qu’elle heurte les dispositions d’ordre public ayant pour objet de prévoir des modalités de départage entre des demandeurs disposant d’un égal droit à être nommé sur un office notarial nouvellement créé, la cession litigieuse est atteinte d’une nullité absolue que le garde des Sceaux, ministre de la Justice, est légitime à demander.

La lecture de cet arrêt est doublement intéressante car, sous un contentieux relatif à la procédure a priori très spécifique de cession d’un office notarial, c’est une question plus générale de conformité d’un contrat à l’ordre public qui se découvre.

L’affaire débuta sous les meilleurs auspices : un diplômé notaire eut la chance d’être tiré au sort à Paris. Or l’heureux lauréat n’entendait pas réellement profiter de cette opportunité et, pour permettre à un notaire déjà installé mais moins bien classé que lui de postuler à la reprise de cet office, il lui céda son droit de présentation pour la somme symbolique de 1 €. C’est alors que le cessionnaire demanda sa nomination pour occuper ce nouvel office, ainsi que la suppression de celui au sein duquel il exerçait jusque-là. Mais la direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la Justice ne répondit jamais à sa demande.

Ce silence opposé valant décision implicite de rejet de la demande, le cessionnaire saisit le Tribunal administratif de Paris aux fins d’annulation de cette décision de rejet et d’injonction au garde des Sceaux de supprimer, sous astreinte, son office initial et de le nommer sans délai dans le nouveau. La juridiction administrative décida de surseoir à statuer sur cette requête jusqu’à ce que le Tribunal judiciaire de Paris se soit prononcé sur la licéité du contrat.

Toute la question était de savoir si la cession du droit de présentation pour un prix symbolique en vue d’accéder à la titularité d’un office notarial nouvellement créé ne réalisait pas une activité contrevenant aux dispositions des articles 1128 et 1169 du code civil, ou à toute autre disposition de ce code.

La réponse du juge judiciaire – statuant en dernier ressort – ne tarda pas à venir : la cession litigieuse fut reconnue contraire à l’article 1162 du code civil et, conséquemment, le traité de cession fut déclaré nul (TJ Paris, 11 mai 2021). Sans doute déçu par ce jugement, le cessionnaire forma un pourvoi en invoquant plusieurs moyens, tous rejetés par la Cour de cassation.

Représentation obligatoire par avocat

Observant que devant le tribunal judiciaire, le garde des Sceaux, ministre de la Justice, avait conclu sans ministère d’avocat, le notaire évincé tentait d’invoquer une violation de l’article 5 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice relatif à l’extension de la représentation obligatoire par avocat, et les articles 760, 761 et 762 du code de procédure civile, issus du décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019. En cas de rejet de cet argument, il demandait à la Cour de cassation de requérir à titre préjudiciel le Conseil d’État pour apprécier la légalité du dernier alinéa de l’article 761 du code de procédure civile au regard notamment de l’article 5 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019, conformément au principe de séparation des pouvoirs, ensemble les lois des 16-24 août 1790 et du 16 fructidor an III et l’article 49 du code de procédure civile.

L’argumentation, principale comme subsidiaire, est repoussée par la Cour de cassation qui, pour ce faire, livre une réponse particulièrement développée (v. réc., M. Dugué et J. Traullé, La motivation enrichie des arrêts rendus par la Cour de cassation, LexisNexis, 2023). Il est d’abord rappelé, à l’appui de divers textes, que « sous réserve des dispositions particulières, l’État, les régions, les départements, les communes et les établissements publics peuvent se faire représenter ou assister par un fonctionnaire ou un agent de leur administration ». Cependant, la Cour de cassation remarque – en se fondant sur les travaux préparatoires de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 – que « si l’objectif poursuivi par la réforme (…) a été d’étendre le principe de la représentation obligatoire par avocat, il n’a pas été envisagé de limiter la faculté pour l’État, les régions, les départements, les communes et leurs établissements publics de se faire représenter ou assister par un fonctionnaire ou un agent de leur administration aux seuls cas où la représentation par avocat n’est pas obligatoire ». De sorte que cette « faculté (…) n’est pas retreinte aux seules matières dans lesquelles les parties sont dispensées de constituer avocat », mais « elle s’applique également lorsque la représentation est, en principe, obligatoire, sauf disposition particulière présentant alors un caractère dérogatoire ». Au bout du raisonnement, la Cour de cassation retient que « les conclusions du ministre de la Justice, dispensé de l’obligation d’être représenté par un avocat, étaient recevables ». Partant, il est jugé que le moyen n’est pas fondé et la demande subsidiaire de renvoi préjudiciel devant le Conseil d’État est rejetée. Mais le cœur de l’arrêt est sans doute ailleurs.

Contrariété à l’ordre public

La Cour de cassation revient utilement sur les réformes opérées par la loi dite « Macron » qui a profondément marqué le notariat (Loi n° 2015-990 du 6 août 2015, pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques). L’arrêt rappelle que ce texte a consacré un principe de « liberté d’installation » dans les zones où l’implantation d’offices apparaît utile pour renforcer la proximité ou l’offre de services (V. Avena-Robardet, N. Fricero et A. Tani, Les nouveautés de la loi Macron, AJ fam. 2015. 430 ). Chacun se souvient que le législateur a prévu que lorsque le nombre de demandes de création d’office est supérieur, pour une même zone, aux recommandations, les candidats sont départagés par tirage au sort (même si on peut se demander si le « mérite » n’aurait pas été préférable à « l’aléa »). Le procédé fut validé par le Conseil d’État (CE 18 mai 2018, n° 400675, Dalloz actualité, 24 mai 2018, obs. E. Maupin ; Lebon avec les concl. ; AJDA 2018. 1011 ; ibid. 1212 , chron. S. Roussel et C. Nicolas ; RFDA 2018. 728, concl. L. Dutheillet de Lamothe ; JCP N 2018, n° 21-22. Act. 478, C. Dauchez ; JCP A 2018. 2186, C. Giraud ; Defrénois 21 juin 2018, p. 1, édito S. Becqué-Ickowicz. Plus largement, P. Noual, Le tirage au sort, chimère ou réalité ?, RRJ 2019-2, p. 529).

Mais quoi qu’on puisse penser de ces règles, on ne saurait évidemment les détourner. En l’espèce, les juges ne furent pas dupes du jeu de chaises musicales permettant à un notaire évincé par le tirage au sort de malgré tout remporter la mise en devenant titulaire de l’office nouvellement créé pour un prix symbolique d’1 €.

Aux yeux des magistrats, le traité de cession masquait difficilement l’imposture de la situation.

D’un côté, il fut remarqué que le notaire-cessionnaire qui convoitait de s’installer à Paris n’avait en réalité que peu de chances d’y parvenir car, s’il avait certes déposé une demande portant sur l’office créé, le tirage au sort ne lui avait pas été favorable : classé en rang 1677, pour un objectif de création de 96 offices, ses espoirs étaient minces.

De l’autre côté, le notaire-cédant ne semblait pas dans une démarche sincère d’installation : il n’avait reçu aucun acte depuis sa prestation de serment, il n’avait ouvert aucun compte auprès de la Caisse des dépôts et consignations, il n’avait pas demandé de clé « Real ». Dans ces conditions, aucun fonctionnement de l’office n’était concevable puisque aucun flux financier ne pouvait être versé ou attribué à un client et qu’aucun acte authentique ne pouvait être dressé. De plus, l’heureux tiré au sort avait clairement indiqué à la chambre des notaires qu’il n’avait aucune intention réelle de s’installer car, même dans l’éventualité où la cession de son office serait refusée, il demanderait sa suppression pure et simple. Sans compter que la signature du contrat de cession était suffisamment proche de la date de nomination pour apparaître suspecte. Ainsi, bien que rien ne permette de dire en l’espèce que la manœuvre était le fruit d’une entente anticipée des parties – l’un aurait très bien pu accepter d’horodater pour multiplier les chances de l’autre –, les faits n’en sont pas moins têtus : la demande d’installation du cédant apparaissait d’autant plus fictive que le tirage au sort profitait finalement à celui qui, sans cela, aurait dû être évincé.

Après avoir énoncé qu’aux termes de l’article 1162 du code civil, le contrat ne peut déroger à l’ordre public ni par ses stipulations ni par son but, que ce dernier ait été connu ou non par toutes les partie, la Cour de cassation conforte le tribunal d’avoir « exactement déduit que le contrat, qui avait pour effet de contrevenir aux dispositions d’ordre public ayant pour objet de prévoir des modalités de départage entre des demandeurs disposant, en vertu de la loi, d’un égal droit à être nommé, était illicite ». En déclarant ces règles d’ordre public, il ne restait plus qu’à reconnaître que la convention tentait, « par son but » – on aurait dit anciennement « par sa cause » (subjective) –, de s’en détourner. Où l’on voit que c’est la notion d’ordre public qui est convoquée ici, même si l’on aurait tout aussi bien pu mobiliser la fraude, suivant l’adage fraus omnia corrumpit (v. réc., une autre affaire où l’ordre public fut préféré à la fraude, G. Drouot, Contrôle des motifs de la révocation d’une donation : un arrêt à blanc sur fond de fraude ?, RJPF 2023/1, n° 29, obs. sous Civ. 1re, 30 nov. 2022, n° 21-11.507, Dalloz actualité, 3 janv. 2023, obs. Q. Guiguet-Schielé ; D. 2023. 215 , note C. François ; AJ fam. 2023. 58, obs. N. Levillain ).

Nullité absolue pour violation de l’intérêt général

La suite logique du raisonnement tenu par la Cour de cassation – au visa des articles 1179, alinéa 1er et 1180, alinéa 1er du code civil – se comprenait aisément : le tribunal fut pareillement conforté d’avoir « retenu, à bon droit, que les règles violées par le contrat de cession du droit de présentation, lesquelles régissaient les conditions d’accès aux fonctions de notaire, avaient pour objet la sauvegarde de l’intérêt général, en a exactement déduit que l’acte était atteint d’une nullité absolue que le garde des Sceaux, ministre de la Justice, avait un intérêt à soutenir ».

L’ordonnance du 10 février 2016 a consacré la théorie moderne des nullités, à laquelle l’école dijonnaise de René Japiot et Eugène Gaudemet est à jamais associée (R. Japiot, Des nullités en matière d’actes juridiques. Essai d’une théorie nouvelle, thèse, Dijon, 1909, rééd. Paris, La Mémoire du Droit, 2017 ; E. Gaudemet, Théorie générale des obligations, Dalloz, 1937, réed. Dalloz, 2004 ; v. not. dossier spécial, Les nullités absolues quel avenir ?, RDC 2019-3, p. 127). On sait désormais que la « nullité est absolue lorsque la règle violée a pour objet la sauvegarde de l’intérêt général » (C. civ., art. 1179, al. 1er) et que celle-ci peut dès lors « être demandée par toute personne justifiant d’un intérêt (…) » (C. civ., art. 1180, al. 1er).

Contrôle judiciaire de la licéité des conventions

Il est vrai que les règles d’installation des notaires ont été largement assouplies, au point d’ailleurs que les mouvements dans les panonceaux (que chacun peut constater à lecture des avis de nomination au Journal officiel ou dans les revues notariales) donnent parfois le tournis et chamboulent les repères. Mais on voit que la Cour de cassation, par le contrôle de la licéité des conventions, s’assure que cette procédure, si elle est désormais marquée par une plus grande liberté, ne s’en trouve pas pour autant complètement dévoyée. C’est bien au juge que revient la charge de veiller à ce qu’un candidat évincé ne puisse pas, par une attitude de pur cynisme, tourner les règles à son avantage et ainsi forcer le destin. Au fond, il n’y a sans doute rien de très extraordinaire à montrer qu’en dépit de la dérégulation portée par l’esprit libéral (sinon disruptif) de certaines réformes, la jurisprudence maintient une certaine part de régulation.