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Charlie Hebdo : sanction d’un enseignant pour violation de son devoir de réserve

La CEDH rejette à l’unanimité pour irrecevabilité la requête adressée par un professeur belge de religion islamique qui invoquait sa liberté d’expression pour contester la sanction dont il avait fait l’objet. Celui-ci était l’auteur d’une lettre ouverte adressée à la presse portant notamment sur les attentats de Paris de janvier 2015, visant en particulier le journal Charlie Hebdo.

par Charlotte Collinle 16 septembre 2020

Le requérant, un ressortissant belge, était professeur de religion islamique dans des établissements l’enseignement de la Communauté française de Belgique à Bruxelles. Le 4 février 2015, il communique à la presse une lettre ouverte dans laquelle il s’exprime sur les attentats à Charlie Hebdo, sur l’homosexualité, les médias, les responsables politiques et les autorités judiciaires. Il se réfère par ailleurs au philosophe négationniste Roger Garaudy, auteur condamné en France pour négationnisme, qu’il considère comme son « maître à penser ».

En réaction à la lettre ouverte, le Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations affirma rapidement, dans un avis du 13 mars 2015, que les propos du requérant ne contrevenaient aux législations antidiscrimination. Il fit toutefois part de sa préoccupation. Le gouvernement de la Communauté française décida d’aller plus loin. Le 31 octobre 2017, estimant que les propos du requérant contrevenaient à son devoir de réserve, le gouvernement lui infligea une sanction de déplacement disciplinaire vers un autre établissement. Le requérant introduisit alors un recours en annulation contre cette décision, qui fut toutefois rejeté par le Conseil d’État belge dans un arrêt du 16 mai 2019.

Le requérant décida ensuite de saisir la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), sur le fondement de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, qui protège la liberté d’expression.

La disposition prévoit en particulier que :

1. « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».

Le 3 septembre dernier, la CEDH a décidé à l’unanimité de considérer cette demande irrecevable. Elle juge en particulier que la sanction disciplinaire infligée au requérant a certes constitué une ingérence dans l’exercice du droit de ce dernier à la liberté d’expression, mais que celle-ci s’explique par le devoir de réserve que fait peser le droit belge sur les enseignants (arrêté royal du 22 mars 1969, art. 5 et 7).

Il restait donc à la Cour à déterminer si, conformément à l’article 10, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, cette ingérence pouvait être considérée comme nécessaire « dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui ». Sur ce point, la Cour précise que, dès l’instant où le droit à la liberté d’expression des fonctionnaires se trouve en jeu, les « devoirs et responsabilités » visés à l’article 10, § 2, de la Convention revêtent un « sens spécial » qui justifie qu’on laisse aux autorités de l’État une certaine marge d’appréciation pour déterminer si l’ingérence est proportionnée au but énoncé.

La Cour ajoute par ailleurs que les enseignants sont un symbole d’autorité pour leurs élèves dans le domaine de l’éducation. Ils ont par conséquent des devoirs et responsabilités particuliers, et ce dans leurs activités dans et en dehors de l’école. Or, selon le Conseil d’État belge, les propos du requérant ne pouvaient être considérés comme dépourvus de lien avec sa qualité d’enseignant et sont donc incompatibles avec ses « devoirs et responsabilités », même s’ils ne sont pas pénalement répréhensibles.

Le requérant justifiait par ailleurs ses propos par la nécessité de répondre à des accusations qui lui avaient été faites dans les médias quant à la survenance de troubles au sein de l’établissement scolaire dans lequel il enseignait, à la suite des attentats terroristes de janvier 2015 à Paris (attaques des élèves de cet établissement contre un autre professeur du même établissement qui avait défendu Charlie Hebdo et par des agressions contre un élève qui avait refusé de signer une pétition contre ce professeur). Sur ce point, la Cour refuse de considérer que ces accusations constituent une justification suffisante à la violation du devoir de réserve. L’enseignant aurait au contraire dû, compte tenu du contexte particulier, faire preuve de modération dans l’exercice de sa liberté d’expression. La Cour relève par ailleurs qu’il ne s’agissait pas d’une réaction spontanée dans le cadre d’un échange oral mais d’assertions écrites, rendues largement publiques et accessibles à ses élèves. En outre, l’ensemble de ces éléments pouvaient conduire à l’exacerbation des tensions au sein de l’établissement scolaire.

C’est ainsi en raison de l’impact potentiel des propos du requérant sur ses élèves que la Cour considère que les autorités belges ont fourni des raisons pertinentes et suffisantes à l’appui de l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression du requérant, laquelle n’était pas disproportionnée.

Alors que se déroule depuis début septembre le « procès Charlie Hebdo » devant les juridictions pénales françaises, cette décision vient confirmer l’encadrement strict par le juge des propos tenus dans un contexte de tension, en particulier dans le milieu scolaire (v. dossier : Liberté d’expression et religion, Légicom 2015. 3  s. ; L. Walgrave, La croisée des savoirs - Le terrorisme intérieur - Un défi pour la justice restaurative, Cah. just. 2015. 423 ).