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Chronique CEDH : bienveillance envers le conservatisme bioéthique à la française

En 2003, la première phase automnale de l’activité de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) aura été particulièrement riche et déjà plusieurs commentaires publiés dans les colonnes électroniques de Dalloz actualité en ont donné une idée. Dans cette chronique bimestrielle à vocation synthétique, on mettra en avant les arrêts et décisions qui révèlent une volonté de lutter contre les dérives probatoires ; qui témoignent de la compréhension envers le conservatisme des règles françaises en matière de procréation médicalement assistée ; qui apportent un soutien aux femmes qui insistent paradoxalement pour partir à la retraite à un âge aussi avancé que celui des hommes ; qui influencent tant bien que mal le droit des étrangers. La Cour s’est évidemment attaquée à d’autres questions de première importance par des arrêts et décisions dont il sera rendu compte sous une forme plus ramassée.

La lutte contre les dérives probatoires

C’est autour de l’idée de lutte contre les dérives probatoires que l’on peut regrouper les importantes innovations relatives à l’application des articles 6, § 1er, 7, 11 et 46 de la Convention européenne des droits de l’homme apportées par le seul arrêt de grande chambre de la série, Yüksel Yalçinkaya c/ Turquie du 26 septembre (n° 15669/20). L’affaire concernait la condamnation d’un enseignant à une peine de six ans et trois mois d’emprisonnement pour appartenance à une organisation terroriste armée à laquelle les autorités turques imputent la responsabilité de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 qui avait fait trembler le pouvoir du président Erdogan. La condamnation à cette lourde peine présentait la particularité de reposer dans une mesure déterminante sur l’utilisation par l’accusé de l’application de la messagerie cryptée intitulée ByLock que les juridictions internes considéraient avoir été conçue pour l’usage exclusif des membres de l’association litigieuse. Autrement dit, le juge interne avait attaché à l’utilisation de la messagerie cryptée une responsabilité objective qui dispensait d’établir l’appartenance de l’utilisateur à une organisation terroriste. Cette démarche a valu à l’État défendeur un constat de violation de l’article 7 de la Convention qui pose le principe de la légalité des délits et des peines. Même si elle se dit tout à fait consciente des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme et des défis auxquels les États sont confrontés du fait du caractère changeant des méthodes et des tactiques employées pour la commission d’infractions terroristes, la Cour souligne en effet que les exigences de la lutte contre ce fléau ne sauraient justifier une application moins stricte des garanties fondamentales consacrées par l’article 7 qui protège un droit non susceptible de dérogation résidant au cœur du principe de la prééminence du droit, en sorte que la responsabilité objective attachée à l’utilisation de ByLock avait indûment écarté les éléments constitutifs de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée toujours définie de la même manière par le droit turc.

Les données concernant l’utilisation de la messagerie cryptée ayant constitué la preuve déterminante de sa condamnation, le requérant s’était également plaint d’une violation de son droit à un procès équitable consacré par l’article 6, § 1er, de la Convention d’abord parce que, obtenues de manière illicite, elles auraient dû être jugées irrecevables, ensuite parce que, ne lui ayant jamais été communiquées, il n’avait jamais pu les discuter contradictoirement. La Cour était donc invitée à préciser au regard des exigences du droit à un procès équitable les conditions d’utilisation de preuves électroniques. La Cour reconnaît que ces preuves « sont désormais omniprésentes dans les procès pénaux en raison de l’importance croissante du numérique dans tous les aspects de la vie ». Elle note que, « élément plus pertinent encore, le recours aux éléments de preuve électroniques attestant qu’un individu fait usage d’un système de messagerie cryptée spécialement conçu pour une organisation criminelle et exclusivement utilisé par elle aux fins de sa communication interne peut s’avérer très important pour la lutte contre la criminalité organisée ». Elle rappelle également que « les éléments de preuve électroniques sont différents à bien des égards des preuves classiques, notamment en ce qui concerne leur nature et les technologies spéciales qui sont requises pour leur collecte, leur sécurisation, leur traitement et leur analyse » ; que « ce type de preuve soulève des problématiques de fiabilité distinctes car il est intrinsèquement plus susceptible de destruction, de dégradation, d’altération ou de manipulation » ; que « l’utilisation d’éléments de preuve électroniques non vérifiés dans une procédure pénale peut aussi poser des difficultés particulières pour les juges car la procédure et les technologies appliquées à la collecte de ces preuves sont complexes et peuvent dès lors diminuer la capacité des juges nationaux à établir leur authenticité, leur exactitude et leur intégrité » et enfin que « le maniement de preuves électroniques, en particulier lorsque les données sont cryptées, volumineuses ou d’une grande envergure, confrontent les autorités répressives et les organes judiciaires à d’importantes difficultés pratiques et procédurales, tant au stade de l’enquête qu’à celui du procès ». Ayant soigneusement relevé l’ensemble de ces facteurs mettant en relief l’importance et la spécificité des preuves électroniques spécialement en matière de lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée, la Cour estime néanmoins, d’une manière qui en déroutera plus d’un, « qu’ils n’imposent pas in abstracto que les garanties qui découlent de l’article 6, § 1, fassent l’objet d’une application différente, qu’elle soit plus stricte ou plus souple ». Aussi répète-t-elle crânement qu’elle « s’attache principalement à vérifier si, au regard des garanties procédurales et institutionnelles et des principes fondamentaux du procès équitable inhérents à l’article 6 de la Convention, la procédure dans son ensemble a été équitable ». Suivant cette approche classique, elle distingue, comme à son habitude, la question de la qualité des preuves et celle de la contestation par la personne poursuivie des éléments de preuve.

Quant à la première question, la Cour, s’abritant derrière le caractère limité de sa compétence en matière de recevabilité et d’appréciation des éléments de preuve, qui sont des domaines relevant au premier chef du pouvoir d’appréciation souverain des juridictions nationales et des autres autorités compétentes et rappelant que toute la structure de la Convention repose sur le postulat général que les autorités publiques des États contractants agissent de bonne foi, finit par décider qu’elle ne disposait pas d’éléments suffisants pour mettre en doute les conclusions des juridictions nationales tout au moins dans la mesure où elles établissent que le requérant avait utilisé l’application ByLock. S’agissant de la seconde, la Cour estime que, dans une société démocratique, le droit à une bonne administration de la justice déduit du droit à un procès équitable occupe une place si éminente qu’on ne saurait le sacrifier à l’opportunité et que les preuves obtenues, qu’elles soient électroniques ou non, ne peuvent être utilisées par les juridictions internes d’une manière qui porterait atteinte aux principes fondamentaux du procès équitable. Dès lors, elle considère cette fois que l’article 6, § 1, a été violé parce que les autorités turques n’avaient pas mis en place des garanties appropriées relativement aux éléments de preuve provenant de ByLock qui n’avaient même pas été communiqués. Tout en refusant de distinguer les preuves électroniques des preuves classiques, la Cour stigmatise donc les dérives particulières vers lesquelles elles peuvent conduire. Sa volonté de les contenir apparaît avec encore plus d’évidence lorsque, au titre de l’article 46 de la Convention, elle fait de l’ arrêt Yüksel Yalçinkaya c/ Turquie un arrêt que l’on pourrait qualifier de semi-pilote puisque, sans fixer de délai, il énonce que l’ État défendeur est tenu de prendre des mesures générales appropriées pour permettre de régler le problème systémique résultant de l’approche adoptée par les juridictions internes à l’égard de ByLock .

L’arrêt de grande chambre du 26 septembre 2023 contribue également à endiguer une autre dérive probatoire se situant moins directement sur le plan électronique. Il s’agissait du fait que tant dans l’acte d’accusation que dans les arrêts qu’elles ont rendus, les autorités judiciaires se soient fondées sur l’appartenance du requérant au syndicat. Même si cette appartenance n’avait été mobilisée qu’en tant qu’élément de corroboration, la démarche avait suffi à constituer une ingérence imprévisible dans le droit à la liberté d’association garanti par l’article 11 dont la violation a été également constatée.

Au cours de la période considérée, un autre arrêt important a apporté sa contribution à la lutte contre les dérives probatoires. Il s’agit de l’arrêt Repesco et Repescu c/ Moldavie du 3 octobre 2023 (n° 39272/15) qui a constaté une violation de l’article 6, § 1, parce que les juridictions nationales avaient prononcé des condamnations pour meurtre et brigandage aggravé sans examiner d’une manière rigoureuse et complète les allégations crédibles des requérants selon lesquelles leurs dépositions, utilisées comme preuves à charge, avaient été recueillies par des moyens contraires à l’article 3 de la Convention qui prohibe la torture et les traitements inhumains ou dégradants.

Bienveillance envers le conservatisme bioéthique à la française

Même s’ils ont été déjà repérés et analysés un peu partout, il convient de mettre en exergue deux arrêts, que le soussigné commentera d’ailleurs de manière plus approfondie dans le numéro 4/2023 de la Revue trimestrielle de droit civil, qui ont montré la compréhension dont la Cour européenne des droits de l’homme sait faire preuve, spécialement à l’égard de la France, en cas de résistance du conservatisme en matière de procréation médicalement assistée.

Le premier est l’arrêt Gauvin-Fournis et Silliau c/ France du 7 septembre (n° 21424/16, Dalloz actualité, 2 oct. 2023, obs. D. Vigneau ; AJ fam. 2023. 518, obs. M. Saulier ; ibid. 477, obs. A. Dionisi-Peyrusse ) relatif à l’anonymat des tiers donneurs de gamètes. On sait que la loi dite bioéthique du 2 août 2021 précisée, notamment, par un décret du 25 août 2022, entrée en vigueur le 1er septembre 2022, indique les conditions suivant lesquelles toute personne conçue par assistance médicale à la procréation avec tiers donneur peut enfin, si elle le souhaite, accéder à sa majorité à l’identité et aux données non identifiantes du tiers donneur. Depuis l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, le consentement express des candidats et candidates à un don de gamètes ou d’embryons est d’ailleurs requis préalablement à toute procréation médicalement assistée hétérologue. Seulement, le législateur français n’est pas allé jusqu’à permettre aux enfants conçus avant le 1er septembre 2021 par la médiation de tiers donneurs anonymes, d’accéder à la connaissance de leurs origines en forçant la volonté de leurs auteurs génétiques à qui le secret avait été promis. Or, la Cour européenne des droits l’homme, indifférente à la légitimité de la quête identitaire des enfants devenus majeurs concernés, a estimé que le souci du législateur de 2021 de respecter les situations nées sous l’empire des textes antérieurs était compatible avec les exigences de l’article 8 de la Convention consacrant le droit au respect de la vie privée.

Le second est l’arrêt Baret et Caballero c/ France du 14 septembre (n° 22296/20, Dalloz actualité, 29 sept. 2023, obs. M. Mesnil ; AJDA 2023. 1631 ; D. 2023. 1652, et les obs. ; AJ fam. 2023. 477, obs. A. Dionisi-Peyrusse ) qui se rapporte à l’interdiction de la procréation post mortem maintenue envers et contre...

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