Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Chronique CEDH : cinq arrêts retentissants concernant la France

Un peu moins dense que la précédente, parce que la Cour européenne des droits de l’homme s’est accordé un peu de répit pendant les dix derniers jours de l’année, la séquence bimensuelle novembre-décembre 2023 aura surtout été marquée par une surprenante irrecevabilité prononcée en grande chambre dans une affaire relative à l’interdiction des manifestations publiques pendant la période de lutte contre la covid-19, cinq arrêts retentissants concernant la France et par d’importants arrêts relatifs à la grève des enseignants relevant de la fonction publique, à la lutte contre les violences sexuelles sur les lieux de travail, à celle contre la traite des êtres humains, au droit à un acte de naissance, à la technique dite du kettling ou encerclement policier… Après avoir constaté la vitalité des articles 2, 3, 5, 6, 8,11 et 1 du Protocole n° 1, il faudra encore s’intéresser au contentieux russe postérieur au 16 septembre 2022 toujours aussi abondant, et mettre en évidence d’importantes décisions ou initiatives relatives à la procédure européenne.

L’arrêt de grande chambre Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c/ Suisse et la recrudescence des décisions d’irrecevabilité

Les mesures prises en 2020 et 2021 pour lutter contre la propagation de la covid-19 a provoqué, on le sait, l’introduction devant la Cour européenne des droits de l’homme de nombreuses requêtes de contestataires de l’extrême rigueur liberticide des mesures sanitaires adoptées dans la plupart des États membres du Conseil de l’Europe. Rédigées à la va-vite dans l’ignorance des conditions de recevabilité, la plupart étaient vouées à l’échec. Quelques-unes cependant ont débouché sur des constats de violation de tel ou tel article de la Convention. Ainsi l’attention s’était-elle portée sur l’arrêt de chambre Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c/ Suisse du 15 mars 2022 (n° 21881/20, Communauté genevoise d’action syndicale c/ Suisse, AJDA 2022. 555 ; ibid. 1892, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2022. 1130 , note M. Afroukh et J.-P. Marguénaud ; JA 2023, n° 683, p. 33, étude X. Delpech ) qui avait semblé marquer un changement de cap et de ton en constatant une violation de l’article 11 qui consacre le droit à la liberté de réunion pacifique à la requête d’une association empêchée d’organiser des manifestations par une ordonnance générale adoptée au cours de l’hiver 2020 pour enrayer les ravages de la covid-19. Ce changement d’orientation, s’expliquait fortement par un assouplissement des conditions de recevabilité pour les adapter à la réalité de la crise sanitaire puisque l’association requérante ne s’était pas donné la peine de demander une dérogation prévue par l’ordonnance covid-19. Or, à la surprise presque générale, le 27 novembre, une grande chambre devant laquelle l’affaire avait été renvoyée, s’est précisément placée sur le terrain de la recevabilité pour balayer tous les espoirs de l’association requérante. Certes l’étonnement n’est que relatif s’agissant du grief tenant à l’atteinte à la liberté syndicale que la requérante avait cru devoir ajouter entre temps sans se rendre compte qu’il avait été formulé pour la première fois après l’expiration du délai de six mois alors prévu par l’article 35 de la Convention. L’irrecevabilité pour méconnaissance de cette condition a d’ailleurs été prononcée à l’unanimité des dix-sept juges. On peut en revanche parler de coup de théâtre provoqué par une majorité de douze juges contre cinq s’agissant de l’irrecevabilité pour non-épuisement des voies de recours du grief relatif à la liberté de réunion pacifique que la chambre avait jugé, elle, recevable en 2022.

Certes, il est admis depuis l’arrêt Azinas c/ Chypre du 28 avril 2004 (n° 56679/00, AJDA 2004. 1809, chron. J.-F. Flauss ) qu’une grande chambre puisse déjuger une chambre non seulement sur le fond mais également sur la recevabilité. Le cas n’est cependant pas très fréquent. En tout cas, la grande chambre a anéanti les assouplissements adaptés à la réalité de la crise sanitaire que la chambre avait cru pouvoir se permettre. S’appuyant sur le principe de subsidiarité qui doit jouer même en cas de crise sanitaire, la grande chambre a en effet, estimé, contrairement à la chambre, que l’association aurait dû commencer par demander une dérogation pour pouvoir organiser la manifestation qu’elle projetait puis, en cas de refus, le contester devant les juridictions nationales dont on ne pouvait anticiper que la réponse serait négative. En définitive, la requérante n’avait pas fait le nécessaire pour permettre aux juridictions internes de jouer leur rôle fondamental dans le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention, à savoir prévenir ou redresser dans leur ordre juridique interne les éventuelles violations de la Convention. Par cet arrêt de grande chambre, la Cour semble avoir voulu, dans le prolongement de ses décisions Zambrano c/ France du 21 septembre 2021 (n° 41994/21, Dalloz actualité, 19 oct. 2021, obs. M. Afroukh) et Thévenon c/ France du 13 septembre 2022 (n° 46061/21, Thevenon c/ France, AJ fam. 2022. 514, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; AJCT 2023. 129, obs. M.-C. Rouault ; RTD civ. 2022. 860, obs. J.-P. Marguénaud ) avertir les justiciables que même une crise sanitaire aussi grave que celle provoquée par le covid ne peut la pousser à jouer un rôle qui n’est pas le sien en faisant litière des conditions de recevabilité et plus particulièrement de celle d’épuisement préalable des voies de recours internes.

Cet arrêt de grande chambre n’est peut-être pas seulement une sorte d’arrêt de retour d’expérience des années covid-19. Il semble en effet s’inscrire dans un mouvement de recrudescence des décisions d’irrecevabilité qui a été particulièrement spectaculaire au cours des mois de novembre et décembre 2023. La première est une décision Asociación de Abogados Cristianos c/ Espagne du 30 novembre 2023 (n° 22604/18) relative à l’exposition d’une œuvre d’art représentant une photographie de l’artiste posant nu à côté du mot « pédophilie » écrit par terre au moyen de dizaines d’hosties consacrées récupérées dans des églises. La requête d’une association religieuse qui en avait été profondément choquée a été déclarée irrecevable pour non épuisement des voies de recours internes et pour défaut manifeste de fondement parce qu’elle avait contesté le refus du conseil municipal d’annuler l’exposition devant les juridictions répressives alors qu’il eût fallu s’adresser aux juridictions administratives et parce que les conclusions selon lesquelles les actes de l’artiste et du conseiller municipal organisateur n’étaient pas constitutifs d’une infraction pénale ne saurait en aucune manière être considérées comme un manquement de l’État à l’obligation qui lui incombe en vertu de l’article 9 de la Convention de protéger les croyants contre une atteinte à leur liberté de religion.

Toujours dans le domaine artistique, la décision Rivadulla Duro c/ Espagne du 9 novembre 2023 (n° 27925/21) a déclaré irrecevable pour défaut manifeste de fondement la requête d’un rappeur pénalement condamné pour apologie publique du terrorisme et diffamation envers la Couronne. De son côté, la décision Gyulumyan c/ Arménie du 7 décembre 2020 (n° 25240/20), s’appuyant sur la Commission de Venise, a déclaré irrecevable pour incompétence ratione materiae au regard de l’article 6, § 1er, et de l’article 1er du Protocole n° 1, les requêtes présentées par des juges et le président de la Cour constitutionnelle obligés, par une réforme elle aussi constitutionnelle dictée par les exigences de lutte contre la corruption, de cesser leurs fonctions avant l’âge de la retraite. C’est aussi une récente réforme, législative cette fois, qui, dans l’affaire M.B c/ Pologne du 14 décembre 2023 (n° 3030/21) a occasionné la déclaration d’irrecevabilité des requêtes de 927 femmes en âge de procréer parce qu’elles n’avaient apporté aucune preuve de ce que la réforme en question les obligerait désormais à mener à terme une éventuelle grossesse même en cas d’anomalie fœtale. Dans le domaine particulièrement sensible de la lutte contre l’immigration, ce ne sont pas deux décisions mais deux arrêts du 16 novembre 2023 W.A et autres c/ Italie (n° 18787/17) et A.E. c/ Italie (n° 18911/17) qui ont déclaré irrecevables les requêtes de migrants soudanais qui se plaignaient des tentatives des autorités de les éloigner après leur arrivée sur les côtes italiennes. La décision Sorasio et autres du 5 décembre 2023 (n° 56888/16) qui concerne également l’Italie a également déclaré des requêtes irrecevables car la question d’expropriation foncière qu’elles soulevaient avaient déjà été résolue par les autorités internes.

Une mention particulière doit être accordée à la décision de la chambre de la 5e section, Société d’exploitation d’un service d’information Cnews c/ France du 30 novembre 2023 (n° 60131/21), relative à la mise en demeure par le Conseil supérieur de l’audiovisuel de s’assurer que les programmes d’une chaîne de télévision d’information en continu ne contiennent pas d’encouragement ou d’incitation à la haine ou à la violence. En effet, après avoir soumis la mesure litigieuse au triple test de la légalité, de la légitimité et de la proportionnalité dont le résultat aurait dû la conduire à décider que le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 invoqué par la société d’exploitation n’avait pas été violé, elle a assez curieusement conclu que la requête était irrecevable parce que manifestement mal fondée. En bonne logique, la chambre aurait dû dire que la requête était recevable mais qu’il n’y avait pas eu violation plutôt que de laisser entendre que puisqu’il n’y avait pas de violation la requête était irrecevable. Cette propension à marier la cave et le grenier pour donner le plus beau rôle à l’irrecevabilité doit correspondre à un objectif de politique jurisprudentielle qui est encore nébuleux. En tout cas, cette décision d’irrecevabilité un peu insolite qui concerne la France est un beau préambule à cinq arrêts retentissants.

Cinq arrêts retentissants concernant la France

Le moins remarqué des cinq est sans doute l’arrêt de satisfaction équitable N.M c/ France du 2 novembre 2023 (n° 66328/14, Dalloz actualtié, 22 nov. 2023, obs. D. Vigneau). Lié à l’application du dispositif dit « anti-Perruche » figurant à l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles qui avait abouti à un constat de violation de l’article 1er du Protocole n° 1 par un arrêt du 3 février 2022, il mérite néanmoins d’être mis en évidence. Il accorde en effet une satisfaction équitable de 220 000 € pour réparer le préjudice matériel et moral des parents d’un enfant porteur de handicaps non décelés par le diagnostic prénatal, mais il a écarté de nombreux chefs de préjudice parce qu’ils n’étaient pas suffisamment étayés.

L’attention des universitaires et des professionnels du droit aura été davantage éveillée par l’arrêt Syndicat national des journalistes et autres c/ France du 14 décembre 2023 (n° 41236/18, Syndicat national des journalistes, AJDA 2023. 2366 ). Il souligne que la contribution des magistrats à la diffusion du droit à l’occasion d’événements scientifiques, d’activités d’enseignement ou de publication s’inscrit naturellement dans le cadre de leur fonctions mais qu’il y a violation de l’article 6, § 1er, de la Convention, qui pose l’exigence d’un droit à un tribunal impartial, quand ils ne se déportent pas dans un litige où est partie la société d’édition juridique avec laquelle ils entretiennent des relations professionnelles régulières, étroites et rémunérées. Il reste à savoir si la solution serait la même dans le cas de magistrats collaborant régulièrement avec des sociétés d’édition juridique qui ne rémunèrent personne, notamment en cas de publication des actes d’une manifestation scientifique.

La classe politique aura été davantage intéressée par l’arrêt Léotard du 14 décembre 2023 (n° 41298/21) qui a infligé une défaite posthume à un ancien ministre de la Défense en jugeant que la procédure ayant abouti à sa condamnation par la Cour de justice de la République n’avait pas méconnu les exigences du droit à un procès équitable garanti par l’article 6, § 1er.

Les avocats auront très certainement pris bonne note de l’arrêt Waldner du 7 décembre 2023 (n° 26604/16, Dalloz actualité, 15 déc. 2023, obs. C. Hélaine) qui, à la requête de l’un des leurs, a dressé un constat de violation de l’article 1er du Protocole n° 1, qui consacre le droit au respect des biens, pour la raison que lui avait été appliquée une majoration automatique de 25 % de l’assiette de son impôt parce qu’il n’avait adhéré à une association agréée par les services fiscaux pour assister leurs adhérents dans leur gestion et leurs démarches administratives et fiscales. Il convient de relever que, outre le caractère disproportionné du taux de 25 %, la Cour retient pour justifier sa solution que, s’agissant d’une adhésion qui n’était pas obligatoire, sanctionner les avocats non-adhérents était contraire à la philosophie générale du système basé sur les déclarations du contribuable présumées faites de bonne foi et correctes. On peut donc voir dans l’arrêt Waldner une application du principe de cohérence.

Même s’il aborde une question particulièrement technique, l’arrêt le plus retentissant est probablement, celui rendu le 9 novembre 2023 dans l’affaire Legros et autres (n° 72173/17, Dalloz actualité, 29 nov. 2023, obs. M. Brillat ; Legros c/ France, AJDA 2023. 2077 ; AJCT...

Il vous reste 75% à lire.

Vous êtes abonné(e) ou disposez de codes d'accès :