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Chronique CEDH : confirmation et consolidation des critères de protection des lanceurs d’alerte

Comme il se doit dans chaque chronique d’actualité des mois de janvier-février, il faudra commencer par faire écho au discours annuel du Président de la Cour européenne des droits de l’homme qui, pour la première fois, est une Présidente. Sur le plan strictement jurisprudentiel, la Cour de Strasbourg, au cours des deux premiers mois de 2023, se sera surtout signalée à l’attention en refusant la mention du sexe neutre sur l’acte de naissance ; en élargissant la protection des lanceurs d’alerte et celle des victimes secondaires ; en stigmatisant l’absence de toute reconnaissance juridique des couples homosexuels ou l’avertissement du caractère dangereux pour les enfants d’un livre de contes mettant en scène des personnages LGBTI ; en conciliant le respect effectif de la Convention avec les exigences de la lutte contre le terrorisme. Elle se sera aussi intéressée à des questions qui retiennent plus rarement son attention comme les particules nobiliaires ou les variantes d’une langue nationale …

Discours annuel de la Présidente de la Cour européenne des droits de l’homme

C’est à Mme Siofra O’Leary, juge irlandaise devenue la première femme élue le 19 septembre 2022 à la Présidence de la Cour européenne des droits de l’homme, qu’est revenu l’honneur de se soumettre à une conférence de presse et de prononcer le 26 janvier 2023 le discours marquant le début d’une nouvelle année d’activité qui donne l’occasion de tirer un bref bilan de celle qui vient de s’achever. Elle y a bien entendu souligné la gravité des événements qui ont conduit à l’exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe et à sa sortie de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle y a aussi délivré d’intéressantes données statistiques révélant que, en 2021 le nombre des requêtes pendantes est passé de 70 150 à 74 650 et que le nombre des requêtes ayant donné lieu à un arrêt est de 4 168. Il est important de remarquer que sur ces 4 168 arrêts, 3 554 ont été rendus par un comité de trois juges et ne laissent pratiquement aucune trace dans les communiqués du greffe qui alimentent cette chronique pour laquelle l’image galvaudée de la partie émergée de l’iceberg convient donc parfaitement. Mme la Présidente O’Leary a également attiré l’attention sur le succès grandissant d’une procédure dont cette chronique bimensuelle échoue à faire ressortir l’importance. Il s’agit de la stratégie dite « impact » mise en place en 2021 pour permettre à la Cour de Strasbourg de compter de plus en plus en se prononçant plus rapidement sur des affaires prioritaires et souvent sensibles qui ne portent pas pour autant sur le noyau dur des droits de l’homme. La liberté d’expression des juges, le harcèlement sexuel sur les lieux de travail ou l’euthanasie étaient les principaux sujets des 429 affaires « impact » identifiées en 2021 pour bénéficier d’un traitement ciblé et plus rapide.

Ajournement de l’inscription de la mention « sexe neutre » sur l’acte de naissance

Les personnes nées avec des caractéristiques sexuelles ne correspondant pas à la définition classique du sexe féminin ou du sexe masculin ne sont pas très nombreuses, mais la souffrance qu’elles éprouvent parce qu’il leur a été assigné sur l’acte de naissance un des deux sexes impuissant à refléter leur identité n’est plus étouffée sous le poids des préjugés. La question de savoir si, pour répondre à leurs attentes, il convient de supprimer pour tout le monde l’indication du sexe sur les actes d’état civil ou d’admettre pour le leur la mention sexe neutre ou intersexe, est en effet devenue une question de société. En France, le jugement rendu le 20 août 2015 par le Tribunal de grande instance de Tours a largement contribué à la faire émerger. On sait que son audace consistant à ordonner que dans l’acte de naissance du demandeur soit substituée à la mention « sexe masculin » la mention « sexe neutre » par préférence à ma mention « intersexe », avait été refrénée par un arrêt de la cour d’appel d’Orléans du 2 mars 2016 approuvée par un arrêt de la Cour de cassation du 4 mai 2017. L’audace tourangelle n’a pas été retrempée par la Cour européenne des droits de l’homme puisque, par son arrêt Y. c/ France du 31 janvier 2023 (n° 76888/17, Dalloz actualité, 9 févr. 2023, obs. M. Brillat ; D. 2023. 239, et les obs. ; ibid. 400, point de vue B. Moron-Puech ; AJ fam. 2023. 70, obs. A. Dionisi-Peyrusse ). Elle est, en effet, parvenue à la conclusion suivant laquelle la France n’avait pas manqué à son obligation positive de garantir au requérant intersexué le respect de sa vie privée en refusant de modifier son acte de naissance dans le sens indiqué à Tours. Le refus de dresser un constat de violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme ne vaut pas, cependant, approbation générale des arguments retenus par la cour d’appel d’Orléans et par la Cour de cassation. C’est ainsi qu’elle leur reproche vertement d’avoir confondu la notion d’identité et la notion d’apparence en retenant contre le demandeur qu’il avait adopté le comportement social d’une personne de sexe masculin. Elle se range, en revanche aux « motifs tirés du respect du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et de la nécessité de préserver la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil ainsi que l’organisation sociale et juridique du système français, avancés par les autorités nationales ». Au nom de la marge d’appréciation qui doit être élargie en l’absence de consensus européen et lorsque sont en jeu des questions de politique générale relevant d’un choix de société, elle admet prudemment qu’il convient d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. Contrairement à ce que les contempteurs attitrés de la Cour européenne des droits de l’homme auraient peut-être attendus, elle laisse les États membres du Conseil de l’Europe et, en l’occurrence la France, entièrement libre de s’effrayer des conséquences pratiques et anthropologiques de l’effondrement d’un système fondé sur la binarité du sexe.

Si le refus d’admettre l’indication de la mention « sexe neutre » voire « intersexe » sur l’acte de naissance est clair et net, il ne correspond peut-être, cependant, qu’à un ajournement. L’arrêt Y. c/ France se termine en effet par le rappel du principe qu’avait ciselé l’arrêt Rees c/ Royaume-Uni du 17 octobre 1986 relatif à ce que l’on appelait alors le transsexualisme : « la Convention est un instrument vivant, qui doit toujours s’interpréter et s’appliquer à la lumière des conditions actuelles, et [ ] la nécessité de mesures juridiques appropriées doit donc donner lieu à un examen constant eu égard, notamment, à l’évolution de la société et de l’état des consciences ». On se souvient des conséquences de l’examen constant, notamment par le célèbre arrêt B. c/ France du 25 mars 1992, des requêtes des personnes qui souhaitent non pas une neutralisation mais un changement du sexe indiqué sur leur acte de naissance….

Confirmation et consolidation des critères de protection des lanceurs d’alerte

La Cour de Strasbourg qui s’est toujours refusée à faire entrer les lanceurs d’alerte sous une définition, s’est néanmoins attachée à organiser une protection renforcée de leur droit à la liberté à la liberté d’expression pour leur permettre de divulguer, nonobstant leur obligation de loyauté, de réserve et de discrétion, des informations confidentielles recueillies sur leur lieu de travail qui leur ont paru relever de l’intérêt général. Elle y est parvenue en établissant, à partir de son célèbre arrêt de grande chambre Guja c/ Moldavie du 12 février 2008 (n° 14277/04, AJDA 2008. 978, chron. J.-F. Flauss ) un liste de six critères à savoir : les moyens utilisés pour la divulgation, l’authenticité de l’information divulguée, la bonne foi, l’intérêt public que présente l’information divulguée, le préjudice causé et la sévérité de la sanction. Par un arrêt du 11 mai 2021, une chambre avait appliqué les « critères Guja » dans une affaire Halet c/ Luxembourg (n° 21884/18, Dalloz actualité, 20 mai 2021, obs. S. Lavric ; D. 2021. 1901, et les obs. , note M. Lassalle ; AJ pénal 2021. 368, obs. E. Daoud ). Ils lui avaient permis de conclure que la condamnation à une amende de 1 000 € d’un salarié qui avait livré à une journaliste d’investigation française des documents confidentiels révélant des accords très avantageux conclus entre l’administration fiscale luxembourgeoise et de puissantes sociétés multinationales, n’avait pas entraîné d’ingérence disproportionnée dans son droit à la liberté d’expression. La chambre avaient notamment privilégié l’importance du préjudice subi par l’employeur par rapport au bénéfice procuré par cette divulgation qui n’aurait d’ailleurs pas présenté un grand intérêt pour le public. L’affaire devenue « affaire Luxleaks » ayant été renvoyée en grande chambre, la Cour a profité de l’occasion « pour confirmer et consolider les principes qui se dégagent de sa jurisprudence en matière de protection des lanceurs d’alerte, en en affinant les critères de mise en œuvre, à la lumière du contexte européen et international actuel » où se remarque l’importance grandissante de la place et du rôle des lanceurs d’alerte. Ce travail de révision opéré par l’arrêt Halet c/ Luxembourg du 14 février 2023 ne s’est pas manifesté par des adjonctions ou des suppressions des « critères Guja » mais par des précisions ou de forts rappels qui les concernent presque tous à l’exemple du premier qui désormais permettra plus clairement aux lanceurs d’alerte d’alerter directement les médias lorsque le comportement de l’employeur n’est pas illégal mais simplement répréhensible. Le plus important est que, petite touche par petite touche, la Grande chambre en soit arrivée à un recadrage de la mise en balance des intérêts en présence qui conduit à relativiser le préjudice que la divulgation des informations confidentielles a infligé à l’employeur. C’est ainsi que déjugeant la chambre, la grande chambre a pu dresser un constat de violation de l’article 10 reflétant mieux l’importance, à l’échelle nationale aussi bien qu’européenne, du débat public sur les pratiques fiscales des multinationales.

Renforcement de la protection des mineurs sexuellement agressés contre la victimisation secondaire

On attribue généralement au psychiatre Martin Symonds l’émergence du concept de victimisation secondaire qui désigne les conséquences négatives découlant du traitement de la victime par les autorités. Comme souvent, la prise en compte juridique d’un concept criminologique aux contours encore un peu flottants ne va pas sans difficultés auxquelles la Cour européenne des droits de l’homme est de plus en plus souvent...

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