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Chronique CEDH : la divulgation de la situation fiscale des contribuables débiteurs freinée par le principe de minimisation des données

Jean-Paul Costa

Au moment de commencer la rédaction de cette 14e chronique d’actualité de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, est arrivée la triste nouvelle du décès de Jean-Paul Costa qui y a siégé pendant treize ans et qui, quarante ans après son illustre compatriote René Cassin, l’a présidée de 2007 à 2011. Aussi, les premières lignes seront-elles malheureusement destinées à rendre un modeste mais nécessaire hommage au grand homme qui, avec quelques autres juges européens toujours disponibles pour mettre leurs éminentes fonctions en relation avec la société civile et l’Université, a aidé une génération de juristes dédaigneusement moqués à détourner le qualificatif péjoratif « droit-de-l’hommiste » en motif de fierté revendiquée. D’autres dresseront ailleurs et de manière plus détaillée le bilan de son activité de Président qui a accompagné ou promu plusieurs réformes destinées à améliorer le fonctionnement de la Cour notamment par la création d’un panel consultatif d’experts chargé de faire respecter par les États un certain nombre d’exigences de crédibilité éthique et technique des candidats aux fonctions de juge qu’ils proposent à l’élection par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Ici, on s’en tiendra à souligner l’importance de deux événements remarquables survenus après la fin de son mandat. Le premier est la publication en 2013 aux éditions Dalloz d’un puissant témoignage de son expérience unique sous l’intitulé « la Cour européenne des droits de l’homme. Des juges pour la liberté ». Le lecteur y trouvera, d’urgence, toutes les explications du prestige et du rayonnement de la Cour européenne des droits de l’homme au-delà même des frontières du Conseil de l’Europe et toutes les raisons de croire que, en dépit des objurgations de certains opposants déterminés, son avenir est plus clair que sombre. Le second est la soutenance à Toulouse en 2017 de ses travaux en vue l’obtention du grade de Docteur en droit. Quel magnifique encouragement pour tous les doctorants, obligés de rendre aux Écoles doctorales des comptes implacables permettant de s’assurer, parfois au mépris du droit au respect de leur vie privée, qu’ils auront bien soutenu leur thèse avant l’âge de vingt-cinq ans : un ancien Président de la Cour européenne des droits de l’homme, parvenu au sommet de la plus prestigieuse des carrières dont on puisse rêver quand on s’inscrit dans une Faculté de Droit, a consenti, après avoir atteint l’âge de soixante-dix ans, les efforts nécessaires pour obtenir brillamment ce dont son engagement précipité dans la vie active l’avait privé : le grade de Docteur en droit !

La divulgation de la situation fiscale des contribuables débiteurs freinée par le principe de minimisation des données

Un des deux arrêts de grande chambre rendus au cours de la période mars-avril 2023, l’arrêt L.B. c/ Hongrie du 9 mars 2023 (n° 36345/16, Dalloz actualité, 28 mars 2023, obs. N. Allix), est d’autant plus significatifs que, rendu au titre de la procédure de renvoi organisée par l’article 43 de la Convention, il renverse la solution qui avait été adoptée par un arrêt de chambre du 12 janvier 2021.

Cette importante affaire se rapporte à la publication obligatoire, sur le site librement consultable de l’Administration fiscale hongroise, des données personnelles comprenant notamment le nom et l’adresse du domicile des contribuables défaillants. Cette mise au pilori électronique destinée à renforcer la discipline fiscale n’ayant pas eu l’heur de plaire à un mauvais payeur, la Cour européenne des droits de l’homme a été saisie pour en apprécier la compatibilité avec les exigences de l’article 8 de la Convention qui consacre, comme chacun le sait, le droit au respect de la vie privée mais aussi le droit au respect du domicile. Une chambre de sept juges avait estimé en 2021 que la publication sur un portail internet consacré aux questions fiscales garantissait la diffusion des informations d’une manière raisonnablement calculée pour n’atteindre que ceux pour lesquels elles présentaient un intérêt particulier et ménageait par conséquent un juste équilibre entre l’intérêt du contribuable au respect de sa vie privée et l’intérêt de la collectivité dans son ensemble à la perception de recettes publiques. La grande chambre a certes concédé que les États contractants jouissent d’une ample marge d’appréciation pour déterminer, aux fins notamment d’assurer le bon fonctionnement de la perception de l’impôt dans son ensemble, la nécessité d’établir un régime de divulgation de données à caractère personnel concernant les contribuables qui ne s’acquittent pas de leurs obligations de paiement. Cependant, elle a aussitôt précisé que la latitude dont jouissent les États en ce domaine n’est pas pour autant illimitée et qu’il lui revenait d’examiner si les autorités nationales avaient agi en l’espèce dans les limites de leur marge d’appréciation dans le choix des moyens propres à atteindre les buts légitimes poursuivis. Cet exercice l’a plongée au cœur des modalités de vérification du test de nécessité dans une société démocratique d’une mesure par ailleurs prévue par la loi et destinée à atteindre un des motifs légitimes énumérés par le § 2 de l’article 8 .On sait que ce test, longtemps confondu avec un contrôle de proportionnalité au sens strict comprend aussi celui de la pertinence et de la suffisance des motifs comme l’a récemment donné à voir l’important arrêt de grande chambre Vavricka et autres c/ République tchèque du 8 avril 2021 (n° 47621/13, D. 2021. 1176, entretien M.-L. Moquet-Anger ; ibid. 1602, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire ; ibid. 2022. 808, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; AJ fam. 2021. 309, obs. M. Saulier ; RTD civ. 2021. 364, obs. J.-P. Marguénaud ) relatif à la vaccination obligatoire des enfants. Or, en l’espèce, la grande chambre, dissociant nettement les deux éléments qui auraient pu avoir tendance à se confondre, a pu estimer qu’il y avait eu violation de l’article 8 parce que les motifs, quoique pertinents, n’étaient pas suffisants.

Il convient de souligner que le reproche est directement adressé au législateur hongrois qui ne paraît pas avoir examiné dans quelle mesure la publication systématique sur un site auquel tout le monde a accès de toutes les données en question, en particulier de l’adresse du domicile du contribuable débiteur, était nécessaire à la réalisation de l’objectif initialement poursuivi par la collecte des données à caractère personnel pertinentes, à savoir l’intérêt du bien-être économique du pays. Cette insuffisance des motifs témoignant d’un indifférence aux retombées concrètes frappant indistinctement tous les contribuables indélicats abandonnés au risque de republication de leurs données personnelles par n’importe quel internaute plus ou moins bien intentionné, a été raccordée au principe de la minimisation des données qui, avec les principes de limitation des finalités, d’exactitude des données et de limite de la conservation, gouverne la jurisprudence de la Cour pour lui permettre d’assurer la protection des données personnelles face à des innovations technologiques et politiques toujours plus inquiétantes.

Le contentieux russe postérieur au 16 septembre 2022

L’autre arrêt de grande chambre de cette série bimensuelle, l’arrêt Géorgie c/ Russie (II) du 28 avril (n° 38263/08) est un arrêt qui, sur le fondement de l’article 41 de la Convention accorde, de manière sans doute purement symbolique pour longtemps, une satisfaction équitable de près de 130 000 000 d’euros à la Géorgie en raison de violations des droits l’homme massives imputables à la Russie commises en 2008 en Ossétie du Sud. Cet arrêt a donné à la Cour l’occasion de préciser d’une part que, en vertu de l’article 58 de la Convention elle avait toujours compétence pour connaître des demandes de satisfaction équitable malgré la cessation de la qualité de membre du Conseil de l’Europe de la Fédération de Russie et, d’autre part, que son refus de coopération à la procédure ne constituait pas un obstacle à leur examen. Ce qui vaut, en bout de course pour les demandes de satisfaction équitable vaut aussi, comme on le sait, pour toutes les violations des obligations conventionnelles perpétrées par la Russie avant la date de sa sortie le 16 septembre 2022. Plusieurs arrêts en ont encore témoigné et en témoigneront probablement encore pendant quelques années. Leur particularisme transitoire invitera à les examiner dans une rubrique distincte.

Au cours de la période mars-avril 2023, on en relève qui sont liés à des conflits internationaux auxquels la Russie est mêlée depuis déjà quelques temps et d’autres qui se rapportent à des questions de fond indépendante du contexte belliqueux. Dans le premier groupe figure l’arrêt Mamasakhlisi c/ Russie et Géorgie du 7 mars (n° 29999/04) qui, dans une affaire relative à la détention de personnes vulnérables par les autorités de fait abkhazes avant la guerre de 2008, constate des violations seulement par la Russie des articles 3 prohibant les traitements inhumains et dégradants ; 5 garantissant le droit à la liberté et à la sûreté et 6, § 1, consacrant le droit à un procès équitable. Le second groupe mérite une attention particulière parce qu’il peut aider à se faire une idée sur la question de savoir si la situation transitoire ne va pas servir pour mettre en place à l’encontre d’un État qui ne risque plus de claquer la porte des solutions progressistes revêtues de l’autorité de la chose interprétée que la Cour aurait hésité à formuler directement à l’égard d’un État toujours membre du Conseil de l’Europe. Deux arrêts ne permettent sans doute pas de vérifier cette hypothèse mais ils retiennent en tout cas des solutions résolument protectrices des droits de l’homme sur des sujets particulièrement sensibles. Il s’agit de l’arrêt Ossewaarde c/ Russie du 7 mars (n° 27227/17) qui a jugé contraire à l’article 9 pris isolément et à l’article 9 combiné avec l’article 14 de nouvelles restrictions légales interdisant sous peine d’amende d’organiser à son domicile des journées d’études de la Bible sans en informer les autorités et de l’arrêt Kogan c/ Russie du 7 mars (n° 54003/20) rendu dans une affaire de sanction d’une militante des droits de l’homme par révocation de son permis de séjour qui a conclu à des violations de l’article 8...

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