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Chronique CEDH : du prétendu laxisme de la Cour européenne des droits de l’homme dans le contentieux des étrangers

Au cours des mois de mai et juin 2023, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas rendu d’arrêts ou de décisions particulièrement retentissants, mais un bon nombre d’entre eux sont venus faire écho à des questions qui étaient au cœur de l’actualité médiatique et politique : déferlement de la haine sur les réseaux sociaux, droit des étrangers, violences policières et contre la police, violences domestiques, protection de l’environnement… Puisse leur présentation rapide apporter des repères à celles et ceux qui se précipitent devant les micros et les caméras pour les aborder en mettant en cause l’Europe toutes les dix phrases sans même connaître la différence entre la Cour de Luxembourg et la Cour de Strasbourg qui pourtant ne méritent pas, en fonction des sujets, les mêmes reproches ou les mêmes encouragements.

Le devoir de vigilance des utilisateurs de réseaux sociaux

Dans la série, un seul arrêt de grande chambre s’est prononcé sur le fond : l’arrêt Sanchez c/ France du 15 mai (n° 45581/15, Dalloz actualité, 24 mai 2023, obs. F. Merloz), qui approuve les limitations à la liberté d’expression d’un homme politique relativement connu adoptées pour lutter contre la propagation des discours haineux, en l’occurrence, islamophobes, sur les réseaux sociaux. En l’espèce, le responsable de la stratégie internet d’un célèbre parti d’extrême droite, devenu plus tard maire d’une petite ville du Gard, avait été condamné à une amende de 3 000 € pour n’avoir pas supprimé assez vite du mur de son compte Facebook ouvert au public pendant une campagne électorale les commentaires haineux à l’encontre d’un adversaire politique que ses amis avaient laissés sous un billet qu’il y avait publié. La grande chambre a estimé que la sanction pouvait passer pour nécessaire dans une société démocratique en raison de la notoriété du requérant qui donnait une résonance et une autorité particulières aux mots relayés par son compte Facebook et surtout parce que, techniquement, les messages publiés par ses admirateurs constituaient non seulement un fil de discussion, mais bien une forme de dialogue itératif formant un ensemble homogène, que les autorités internes avaient pu raisonnablement appréhender comme tel. L’essentiel, c’est que la formation la plus solennelle de la Cour européenne des droits de l’homme n’ait pas marqué la moindre hésitation, a admettre, dans l’esprit de l’arrêt Delfi AS c/ Estonie du 16 juin 2015 relatif aux commentaires publiés sur un portail d’actualité en ligne, que les utilisateurs de réseaux sociaux qui sont techniquement en mesure de le faire, ont la responsabilité de supprimer promptement les messages illicites et préjudiciables aux droits d’autrui que des tiers y déversent par leur truchement. La Cour souligne par ailleurs, pour les approuver, que les autorités internes avaient uniquement reproché au requérant son manque de vigilance et de réaction concernant certains commentaires publiés par des tiers. On peut donc percevoir dans l’arrêt Sanchez un signe de consécration européenne du devoir de vigilance qui pourrait avoir un retentissement sur l’interprétation à donner à la loi du 27 mars 2017, imposant, dans un tout autre contexte de responsabilités en cascade, un devoir de vigilance aux sociétés mères et aux entreprises donneuses d’ordre.

Du prétendu laxisme de la Cour européenne des droits de l’homme dans le contentieux des étrangers

Dans son commentaire de l’arrêt de grande chambre Üner c/ Pays-Bas du 18 octobre 2006, toujours retenu dans la 10e édition des Grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (PUF, 2022, ss. dir. F. Sudre) pour illustrer la question des droits des étrangers au respect de la vie familiale, la professeure Aurélia Schamaneche écrit (p. 678) qu’il apporte « la démonstration du caractère inébranlable de la grande attention accordée à la souveraineté étatique dans le contentieux des étrangers ». Apparemment, l’information n’est pas remontée jusqu’aux responsables d’un parti dit de gouvernement qui viennent de proposer une réforme constitutionnelle pour « restaurer notre souveraineté en matière migratoire ». Certes le texte de la proposition de loi n° 1322 enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 2 juin 2023 vise-t-il plus explicitement à écarter la primauté du droit de l’Union afin d’assurer le respect de l’identité constitutionnelle de la France ou la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, mais dans le discours public il semble bien que Strasbourg soit mis dans le même sac que Bruxelles et Luxembourg. Or les arrêts rendus au cours des deux derniers mois par la Cour européenne des droits de l’homme témoignent toujours de la grande attention qu’elle porte à la souveraineté étatique dans le contentieux des étrangers et offrent pratiquement une nouvelle illustration du proverbe « quand on veut noyer son chien, on dit qu’il a la rage ».

La décision la plus significative à cet égard est la décision d’irrecevabilité X. et autres c/ Irlande du 22 juin (n° 23851/20). Rappelant qu’il est acceptable de soumettre à une condition de résidence la possibilité de demander à bénéficier de l’allocation familiale dans la mesure où les systèmes de sécurité sociale fonctionnent essentiellement au niveau national, la Cour à en effet écarté le grief de discrimination entre les mères titulaires d’un permis de séjour et celles en attente d’une décision sur leur statut au regard du droit des étrangers pour déclarer irrecevable la requête de ces dernières se plaignant de n’avoir pas bénéficié d’allocations familiales pour leurs enfants qui pourtant résidaient déjà régulièrement dans le pays, eux. La solution est d’autant plus remarquable que d’ordinaire l’intérêt des enfants est la principale, sinon la seule raison susceptible de pousser la Cour à se montrer moins attentive à la souveraineté étatique dans le contentieux des étrangers comme vient encore de le démontrer l’arrêt A.C et M.C. c/ France du 4 mai (n° 4249/21) qui a dressé des constats de violation de l’article 3 qui prohibe les traitements inhumains et dégradants et de l’article 5 qui consacre le droit à la liberté et à la sûreté en raison du placement en rétention administrative d’une mère et de son enfant âgé de sept mois en vue de leur transfert vers l’Espagne au titre du règlement dit « Dublin III ». La très médiatique affaire de l’imam Iquioussem a également donné à la Cour l’occasion de démentir par une décision du 15 juin (n° 37550/22) les accusations de laisser-aller xénophile régulièrement portées contre elle, en déclarant irrecevable la requête du conférencier provocateur qui tenait à faire endosser à la France la responsabilité de son expulsion vers le Maroc par la Belgique où il s’était enfui.

On relèvera aussi l’arrêt Bijan Balahan c/ Suède du 29 juin (n° 9839/22), qui refuse de considérer que l’extradition vers la Californie d’une personne accusée d’avoir provoqué un préjudice corporel aggravé de torture constituerait une violation de l’article 3 dans la mesure où il n’était pas établi qu’elle l’exposerait à une condamnation à une peine de réclusion perpétuelle.

On pourrait même ajouter la décision Saakashvili c/ Ukraine du 29 juin (n° 8113/18) déclarant irrecevable la requête d’une haute personnalité politique frappée d’une déchéance de nationalité. Bien entendu, et comme on l’a déjà vu, les étrangers n’ont pas vocation à perdre systématiquement devant la Cour de Strasbourg. C’est ce que montrent les arrêts Azzaqui c/ Pays-Bas du 30 mai (n° 8757/20, Dalloz actualité, 8 juin 2023, obs. M. Brillat) qui constatent une violation de l’article 8 parce qu’une décision révoquant un permis de séjour n’avait pas suffisamment pris en compte la maladie mentale de l’intéressé ; Ghadamian c/ Suisse du 9 mai (n° 21768/19) qui dresse le même constat en raison d’un curieux refus d’autorisation de séjour pour rentiers et Poklikayew c/ Pologne du 22 juin (n° 1103/16) qui dénonce l’inobservation des garanties procédurales accordées par l’article 1er du Protocole n° 7 dans le cas d’une procédure d’expulsion d’étrangers, vers la Biélorussie en l’occurrence.

Retentissement des violences policières et contre les policiers

Les émeutes qui ont embrasé la France à la fin du mois de juin 2023 ont été ponctuées par des épisodes dont certains venaient de trouver un écho dans la jurisprudence récente de la Cour de Strasbourg.

C’est ainsi que l’on peut relever un arrêt Yengibarian et Simonyan c/ Arménie du 20 juin (n° 2186/12) dressant un constat de violation des volets substantiel et procédural de l’article 2 protecteur du droit à la vie dans une affaire où un jeune homme avait été tué par balles tirées par un policier au cours d’une course poursuite.

On signalera encore l’intérêt de l’arrêt Kazan c/ Turquie du 6 juin (n° 5821215/11) rendu dans une affaire originale où un tribunal civil, saisi d’une action récursoire par le ministère de l’Intérieur, avait condamné une manifestante, solidairement avec quarante-cinq autres individus, à de dommages-intérêts destinés à rembourser des indemnités versées à des policiers blessés lors d’une manifestation au titre de leurs frais médicaux, alors que l’intéressée avait été acquittée à l’issue d’une procédure pénale. Une telle décision a été jugée contraire à l’article 11 qui consacre le droit, fondamental dans une société démocratique, à la liberté de réunion parce que la loi n’apportait pas de précisions suffisantes pour empêcher une aussi lourde solidarité passive de s’exercer de manière arbitraire sur les participants à la manifestation litigieuse.

Il y a également lieu de méditer, en fonction des récentes tensions survenues en France entre policiers et population, sur la solution retenue par l’arrêt Chkaratishvili c/ Géorgie du 11 mai (n° 31349/20). Estimant non violent quoique perturbateur le comportement d’un manifestant qui, refusant d’obtempérer, avait jeté des haricots sur des policiers en les traitant de « gruau pour esclaves », il a en effet jugé que son arrestation et sa condamnation à huit jours de rétention administrative avaient porté une atteinte disproportionnée à son droit à la liberté de réunion lu à la lumière de son droit à la liberté d’expression…

Intensification de la lutte contre les violences domestiques

Un peu à contre-courant, on trouve un arrêt Germano c/ Italie du 22 juin (n° 10794/12) qui a constaté une violation du droit au respect de la vie privée et familiale d’un mari parce qu’il n’avait pas bénéficié de garanties adéquates contre l’énergique avertissement pour harcèlement que la police lui avait adressé à la demande de son épouse qu’il venait de quitter.

En matière de lutte contre les violences domestiques, les mois de mai et juin ont été marqués par l’arrêt Gaidukevich c/ Géorgie du 15 juin (n° 38650/18) et surtout par l’arrêt A.E c/ Bulgarie du 23 mai (n° 53891/20, Dalloz actualité, 15 juin 2023, obs. A. Lefebvre). Le premier a combiné l’article 2 avec l’article 14 pour stigmatiser des violations de ses deux volets substantiel et procédural en raison du manquement des autorités à protéger une jeune fille contre les violences domestiques exercées si souvent par le compagnon de sa mère qu’elle avait fini par se suicider. Le second a été rendu dans une affaire dans laquelle une jeune fille de tout juste quinze ans avait été battue par l’homme de...

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