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Chronique CEDH : la France trop lente à donner un cadre légal à l’encerclement policier

La Cour européenne des droits de l’homme a commencé l’année 2024 sur un rythme modéré puisque, hors arrêts de comités qui, pour le moment en tout cas, ne sont pas couverts par cette chronique, elle n’a rendu au cours des mois de janvier et février qu’une petite cinquantaine de décisions et d’arrêts au nombre desquels ne figure aucun arrêt de grande chambre. Un certain nombre d’entre eux ont cependant eu un fort retentissement médiatique d’abord parce qu’ils concernent la France et surtout parce qu’ils abordent des questions sensibles tels que l’abattage rituel, la protection des victimes de l’amiante, la liberté d’expression des salariés, la détention des malades mentaux ou l’exécution de plan de détention secret pour le compte de la CIA.

Après trois années d’expérience et au moment d’en commencer une nouvelle, l’idée est venue de distinguer les affaires françaises, et en écho à une célèbre formule du doyen Carbonnier, les affaires venues d’ailleurs auxquelles la France doit aussi intéresser en raison de l’autorité interprétative attachée aux arrêts définitifs dont elles font l’objet même s’il doit être bien compris que lorsqu’il s’agit d’arrêts de chambre commentés ou signalés ici moins de trois mois après leur publication, ils ne sont pas définitifs, ce qui statistiquement adviendra quand même plus de neuf fois sur dix.

Affaires françaises

La France trop attentive à l’honneur et à la réputation des personnes dénoncées pour harcèlement moral ou sexuel

Il ne se passe pas de jour où, en France comme ailleurs, la libération de la parole nécessaire pour éradiquer le harcèlement, moral ou sexuel, ne conduise à la dénonciation de personnes qui, présumées innocentes, ne manquent pas de défendre leur honneur et leur réputation en demandant la condamnation pour diffamation publique de leur antagoniste. Face à la tentation toujours plus forte de sacrifier le droit à la présomption d’innocence pour protéger les victimes de harcèlement souvent en situation de faiblesse, l’équilibre n’est pas facile à établir.

Par un arrêt Allée du 18 janvier 2024 (n° 20725/20, Dalloz actualité, 30 janv. 2024, obs. S. Lavric), la Cour a estimé que la France ne l’avait pas trouvé dans une affaire où la secrétaire salariée d’une association d’enseignement confessionnel avait été condamnée à 500 € d’amende avec sursis pour diffamation publique parce qu’elle avait dénoncé par un courriel que son mari avait redirigé sur Facebook, le harcèlement moral puis sexuel auquel le vice-président exécutif l’aurait soumise. La Cour a estimé que cette modeste condamnation avait porté atteinte au droit à la liberté d’expression de l’intéressée parce que les juridictions nationales l’avaient prononcée selon une approche qui avait trop strictement reconnu le caractère public du courriel et en refusant d’adapter aux circonstances la notion de base factuelle suffisante et les critères de la bonne foi qui auraient pu conduire à une exonération de responsabilité. En somme, la Cour, oubliant un peu le principe de subsidiarité eu égard à la gravité des enjeux, reproche à la France la lenteur de ses juridictions à retenir une interprétation évolutive des règles applicables au droit de la diffamation publique qui permettrait de l’adapter aux exigences de la lutte contre le harcèlement moral ou sexuel. Il convient toutefois de souligner qu’elle ne le fait que dans la mesure où ce n’était pas la salariée elle-même qui avait diffusé le mail dénonciateur sur les réseaux sociaux. L’espoir de ne pas livrer la présomption d’innocence des personnes dénoncées pour harcèlement en pâture aux internautes n’est donc pas abandonné et on peut reconnaître à la Cour le mérite de chercher un équilibre entre la liberté d’expression des victimes de harcèlement et la défiance envers les réseaux sociaux.

La France trop lente à donner un cadre légal à l’encerclement policier

Pour faire face à de nouveaux défis, que nul n’avait peut-être prévus à l’époque où la Convention européenne a été rédigée tels que ceux engendrés par des technologies de communication permettant de mobiliser des protestataires « rapidement, secrètement et à une échelle sans précédent », les forces de police des États développent pour y répondre de nouvelles techniques de maintien de l’ordre, parmi lesquelles s’inscrit notamment le « kettling » qui consiste à confiner pendant plusieurs heures à l’intérieur d’un cordon de police des personnes turbulentes pour les empêcher de se joindre à une manifestation qu’ils pourraient bien avoir pour objectif de faire dégénérer en scènes de violence. Or, soucieuse de laisser à la police une certaine marge d’appréciation dans l’adoption de décisions opérationnelles de manière à ne pas l’empêcher de remplir ses devoirs de maintien de l’ordre et de protection du public, la Cour, par un arrêt de grande chambre Austin et autres c/ Royaume-Uni du 15 mars 2012 vivement critiqué par la doctrine pour avoir marqué un net et inquiétant infléchissement de sa jurisprudence (JCP 2012. Actu. 455, obs. F. Sudre), avait estimé que l’utilisation de cette technique contestée n’avait pas provoqué, dans les circonstances de l’espèce, violation de l’article 5, § 1er, de la Convention qui consacre le droit à la liberté et à la sûreté. Or, par un arrêt Auray du 8 février 2024 (n° 1162/22, Auray c/ France, AJDA 2024. 293 ), la France vient de subir des constats de violation de l’article 2 du Protocole n° 4 qui consacre la liberté de circulation et de l’article 11 garant de la liberté de réunion pacifique lu à la lumière de l’article 10 protecteur du droit à la liberté d’expression parce que, face à de prétendus phénomènes émeutiers constitutifs d’actions de véritable guérilla urbaine favorisés par les manifestations contre la réforme des retraites de 2010, les forces de police lyonnaises avaient encerclé, pour ne pas dire « enchaudronné » comme le commanderait la traduction littérale de kettling, 300 personnes sur la place Bellecour pendant plus de trois heures. S’agit-il d’un contournement de la jurisprudence Austin formellement maintenue puisque l’arrêt Auray répète que l’article 5, § 1er, est inapplicable à cette situation où l’on ne peut pas vraiment parler de privation de liberté ? Sur d’autres fondements la Cour en reviendrait-elle à une conception plus protectrice des libertés publiques ? Absolument pas. Si la France a été doublement condamnée, c’est seulement parce que, à l’époque des faits, l’encerclement policier n’était pas encore prévu par la loi, ce qui n’est devenu le cas qu’à partir de la publication par le ministre de l’Intérieur, en décembre 2021, d’un nouveau schéma national du maintien de l’ordre. Depuis, les forces de police françaises peuvent donc, dans des circonstances « compliquées », narguer en toute conventionnalité, les protestataires encerclés. Et dire que d’aucuns s’entêtent à taxer la Cour européenne de droits de l’homme de laxisme quoi qu’elle décide.

Méli-mélo transitoire autour du droit de prélèvement

Une vieille loi du 14 juillet 1819 prévoyait que « dans le cas de partage d’une même succession entre des cohéritiers étrangers et français, ceux-ci prélèveront sur les biens situés en France une portion égale à la valeur des biens situés en pays étranger dont ils seraient exclus, à quelque titre que ce soit, en vertu des lois et coutumes locales ». Par une décision QPC du 5 août 2011, le Conseil constitutionnel avait abrogé cette disposition parce que le droit de prélèvement qu’elle instituait pour rétablir l’égalité entre héritiers garantie par la loi française était réservé à l’héritier français au mépris du principe d’égalité devant la loi. Enfin, la loi du 24 août 2021 a ressuscité dans l’article 913 du code civil le droit de prélèvement purgé de son vice d’inconstitutionnalité. En droit des successions internationales, il y a donc une « génération perdue » pour reprendre le titre d’un célèbre chanteur disparu auquel la question fait immédiatement penser, celle des réservataires sacrifiés qui ont dû faire valoir leurs droits trop tard pour bénéficier du prélèvement de 1819 et trop tôt pour bénéficier de celui de 2021.

La question se posait de savoir si cette lourde machinerie transitoire tenaillerait aussi les espérances des héritiers exposés à l’application d’une loi étrangère ignorante de la réserve héréditaire dans le cas d’une succession déjà ouverte mais non encore liquidée le 5 août 2011 date fatidique de l’abolition du droit de prélèvement réservé aux français. Elle a été abordée le 15 février 2024 par deux arrêts Colombier (n° 14925/18, Dalloz actualité, 29 févr. 2024, obs. M. de Ravel d’Esclapon) et Jarre (n° 14157/18, D. 2024. 357 ). Dans le premier relatif à la succession d’un compositeur de musique de films français décédé en 2004 en Californie où il avait créé un trust avec sa dernière épouse de manière à entraîner l’application de la loi californienne, la Cour, prenant acte du fait que le Conseil constitutionnel, en abrogeant l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819, avait décidé de ne pas moduler les effets de sa décision dans le temps pour les situations en cours alors qu’il disposait de cette faculté, ce qui avait eu des conséquences dommageables pour les droits des requérants, a considéré que, pour autant, elle ne devait pas, dans les circonstances de l’espèce, se départir de l’analyse des juges internes selon laquelle le choix de M. Colombier ne heurtait pas la conception française de l’ordre public international à un degré tel qu’il doive conduire à déclencher l’exception d’ordre public international et qu’il s’ensuivait qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 8 de la Convention pris isolément ni combiné avec l’article 14.

Le second concerne la succession d’un autre compositeur français de musiques de film décédé en 2009, qui lui aussi en Californie, également avec sa dernière épouse avait orchestré la même combinaison frustratoire de ses héritiers réservataires. La Cour, se prononçant au regard de l’article 1er du Protocole n° 1 qui consacre le droit au respect des biens pouvant pourtant reposer, on le sait, sur une espérance légitime, n’y a pas vu non plus de raison de se départir du raisonnement des juridictions internes dans la mesure, d’une part, où elle n’a jamais reconnu l’existence d’un droit général et inconditionnel des enfants à hériter d’une partie des biens de leurs parents et, où, d’autre part, elles ont vérifié, en l’espèce, que les requérants ne se trouvaient pas dans une situation de précarité économique ou de besoin avant d’exclure l’exception d’ordre public international. Le constat de non-violation de l’article 1er du Protocole n° 1 découlant de ces affirmations a été complété par un constat de non-violation de l’article 6, § 1, parce que la Cour n’a aperçu aucun indice d’arbitraire dans l’application immédiate par les juridictions internes à un litige pendant devant elles et non définitivement réglé, d’une décision du Conseil constitutionnel et de la législation pertinente dans l’état où elle se trouvait au moment où elles ont statué.

Cette férocité à faire prévaloir au détriment des héritiers réservataires une stricte application des règles du droit international privé en dépit de données transitoires rendues encore plus singulières par le rétablissement du droit de prélèvement au moment où la Cour s’est prononcée, est pour le moins surprenante. Y’a quelque chose qui cloche là-dedans aurait subodoré Boris Vian. Pour trouver quoi, il faudrait se livrer à une délicate articulation du droit international privé et du droit transitoire ; ce qui ne saurait se faire immédiatement en quelques lignes.

Entérinement de solutions adoptées par les autorités françaises

Ce n’est pas parce que des requêtes sont souvent introduites contre la France qu’elle est exposée au risque d’avoir systématiquement tort et d’être contrariée dans la mise en œuvre des politiques et des actions qu’elle entend mettre en œuvre dans les domaines les plus divers. Souvent, pour ne pas dire le plus souvent, elle sort confortée de l’épreuve européenne, soit que les requêtes aient été déclarées irrecevables ou bien qu’elles aient débouché sur des constats de non-violation. C’est ce qui, pour cette première période bimensuelle de l’année 2024 a été vérifié trois fois.

L’arrêt U. du 15 février 2024 (n° 53254/20, Dalloz actualité, 4 mars 2024, obs. J.-M. Pastor ; AJDA 2024. 360 ) a estimé que, toutes les conditions nécessaires à l’appréciation pour l’avenir de la situation personnelle d’un tchétchène dont la présence en France constituait une grave menace pour la sûreté de l’État ayant été remplies, la mise à exécution de la décision de le renvoyer en Russie ne violerait pas l’article 3 qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants.

La décision Ramadan du 1er février 2024 (n° 23443/23, Dalloz actualité, 15 févr. 2024, obs. S. Lavric) a jugé irrecevable comme manifestement mal fondée la requête d’un célèbre islamologue prédicateur poursuivi pour viols qui se plaignait d’avoir été condamné à une amende de 1 000 € pour avoir diffusé l’identité de la victime d’une agression sexuelle. La Cour a en effet estimé qu’une sanction aussi modeste pour avoir révélé sans son autorisation écrite l’identité d’une victime d’agressions sexuelles constituée partie civile, dont le comportement avait pourtant aidé à son identification, n’était pas une atteinte disproportionnée au droit à la liberté d’expression au but légitime de protection de la réputation et des droits d’autrui poursuivi.

L’arrêt Cherrier du 30 janvier 2024 (n° 18843/20, Dalloz actualité, 6 févr. 2024, obs. J.-J. Memouland ; Cherrier c/ France, AJDA 2024. 185 ; AJ fam. 2024. 61, obs. A. Dionisi-Peyrusse ) rendu à la requête d’une jeune femme abandonnée à la naissance puis adoptée qui reprochait au Conseil national de l’accès aux origines personnelles (CNAOP) de pas avoir surmonté le refus réitéré de sa mère biologique de lui révéler son identité, a jugé que, en l’espèce, le droit au respect de la...

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